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Cette chronique de genre épistolaire se penche sur les enjeux sociaux et environnementaux qui préoccupent son auteur, Guy Pilote. Il tente, par ses lectures, de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et nous offre le fruit de ses réflexions en s’efforçant de les mettre à la portée de tous. Ses lettres sauront toucher autant les cœurs que les esprits. 

TABLE DES MATIÈRES

Une proposition

Chère amie,

Aujourd’hui, je tiens à t’exprimer ma gratitude. Mais pourquoi donc, me diras-tu? Eh bien, je veux que tu saches que les belles discussions que nous avons eues, toi et moi, lors de mon passage dans ton magnifique coin de pays, n’ont pas été vaines. Elles ont éveillé chez moi une curiosité et un désir de mieux comprendre l’humain et le monde qu’il s’invente. Tu te souviens de ces discussions? Nous étions tous les deux habités par cette forte impression que ce monde n’était pas fait pour nous. Enfin, une partie de ce monde… Nous partagions ce sentiment que la productivité, la rapidité, la performance, le bien-paraître sont devenus les nouveaux absolus. Nous refusions que notre bonheur tienne à nos exploits professionnels, aux biens que nous possédons, aux richesses que nous accumulons. Ah! Comme c’était agréable de refaire le monde avec toi! Notre monde à nous serait bien différent n’est-ce pas? Il ne se mesurerait pas à l’étendue de nos ego, disions-nous. Et le temps serait notre allié. Un temps qui passe pour « être », pour « contempler », et pas forcément pour « faire », toujours « faire » et le faire vitement…

Depuis notre rencontre, j’ai lu plusieurs ouvrages qui m’ont aidé à raffermir mes convictions. Je devrais plutôt dire : nos convictions, n’est-ce pas? Oui, mon amie, je crois que nous avons raison de dire que notre société, toute tournée vers l’extérieur qu’elle est, n’arrive pas à nourrir l’âme humaine dans son essence même. Écartons l’idée que nous ne sommes que des rêveurs. Et si nous le sommes, eh bien, rêvons tout haut! Rêvons et contribuons à l’édification d’un monde qui saura combler notre besoin d’intériorité.

J’ai maintenant envie de te faire une proposition. Si tu le veux bien, je pourrais t’écrire de courtes lettres afin de partager avec toi le fruit de mes lectures et de mes réflexions. Je sais que tu es très occupée et que tu as peu de temps pour te consacrer à la lecture. Du moins, à ce genre de lecture, un peu philosophique. Je veux donc partager avec toi les profits de ce temps précieux dont je jouis depuis quelques années. Et moi, je bénéficierai de ta grande réceptivité et de ton ouverture d’esprit. Ce n’est pas rien! Tu verras, il n’y aura dans ces lettres rien d’étranger à ce que nous sommes, toi, moi et tous ces gens qui voyagent dans ce train infernal qui nous amène on ne sait où…

Te connaissant, mon amie, je suis certain que tu comprends bien mon intention. Pas question ici de te faire la leçon, comme si je détenais la vérité. Pas de solutions miracles, pas de recettes magiques. Je ne suis pas de cette école. Je suis plutôt motivé par un désir d’établir avec toi un lien qui nous aidera à enrichir mutuellement nos réflexions sur ce monde et sur l’humain qui l’habite. Un lien de tête et de cœur, car nos vies boitent dès que l’un ou l’autre de ces deux organes se retire.

Tu crains peut-être que mes lettres puissent nourrir un certain pessimisme? Au contraire, elles seront réconfortantes! Plus que jamais les gens se questionnent sur le sens de la vie, de leur vie. Savoir que nous ne sommes pas les seuls à vivre un certain mal-être dans cette société, pouvoir rassembler les mots autour de ce qui cloche, c’est déjà le début de quelque chose… Quelque chose comme l’espoir, peut-être.

Si tu acceptes ma proposition, chère amie, j’aborderai, dans ma prochaine lettre, un sujet que nous avons effleuré lors de notre dernière conversation. Nous nous questionnions, tu te souviendras, sur cette étrange lubie que nous avons, nous, les humains, qui consiste à vouloir sans cesse repousser nos limites, et cela au risque de notre propre péril. Pourquoi sommes-nous incapables de nous soustraire aux forces aveugles de cet instinct de dépassement qui nous habite et qui nous pousse au « toujours plus haut, plus loin, plus vite, plus fort, plus riche »? Ce désir semble profondément ancré dans l’âme humaine. Peut-être connais-tu ce mythe grec racontant l’histoire de Dédale qui, voulant fuir la Crète où il était prisonnier, fabriqua des ailes avec des plumes et de la cire afin de filer par la voie des airs avec son fils Icare. Il mit son fils en garde contre les dangers de s’approcher trop près du soleil, sachant qu’une chaleur intense risquerait de faire fondre ses ailes. Mais Icare, ébloui par la beauté et la grandeur de ce qu’il voyait, et grisé par son sentiment de puissance, oublia la mise en garde de son père, se brûla les ailes et termina sa course dans la mer où il se noya finalement. Son désir de dépassement l’a tué! (ma mère disait souvent : « l’ambition fait périr son maître »!) N’est-ce pas ce qui guette l’humanité actuellement? Dans son beau petit livre intitulé La fureur de vivre , l’astrophysicien Hubert Reeves s’interroge sur les conséquences de ce brûlant désir qui pousse l’humanité au dépassement incessant de ses limites : « Une si belle histoire (l’évolution humaine) est-elle condamnée à se terminer stupidement? L’humanité est-elle en mesure de s’adapter à elle-même? ».

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Aujourd’hui, les neurosciences avancent certaines hypothèses concernant ce désir insatiable de dépassement. Certaines réponses se trouveraient au cœur même de notre cerveau. Quel est donc ce mécanisme qui pousse notre cerveau à en demander toujours plus? Est-il possible de ralentir son activité pour mieux s’adapter aux circonstances actuelles? Si nous comprenions mieux ce mécanisme, peut-être pourrions-nous apprendre à nous maîtriser nous-mêmes; peut-être serions-nous capables aussi de ralentir le mouvement de cette grande chaîne de la vie socioéconomique (produire, vendre, consommer effrénément… et jeter) qui semble nous conduire tout droit vers un mur. Sujet fascinant, n’est-ce pas? Qu’en dis-tu?

Amitiés,

Guy

Un cerveau en souffrance

Chère amie,

Avant toute chose, je te remercie sincèrement d’avoir accepté ma proposition. Tu me dis que tu en tireras profit, mais sais-tu à quel point cette aventure me profitera aussi? J’aime réfléchir, j’aime communiquer, et nul doute que cet exercice sera pour moi une extraordinaire occasion de synthétiser toutes ces idées que j’ai assimilées ces dernières années. Tu sais, aussi étrange que cela puisse paraître, je retire un grand plaisir à réfléchir et à organiser ma pensée! Oui oui, le plaisir de philosopher existe!


Bon, il semble que tu aies ressenti quelques craintes en lisant les dernières lignes de ma lettre précédente. Je me doutais bien qu’en faisant référence à la neuroscience, je provoquerais chez toi une réaction de doute quant à ta capacité à me suivre dans mes explications. Je t’entends dire : « neuroscience? Ouf! ce sera compliqué! ». Alors, je te rassure : pas l’intention de te faire un exposé scientifique dans lequel, d’ailleurs, je me perdrais moi-même. Je m’en tiendrai plutôt à ce qui se rapporte à notre questionnement initial : pourquoi voulons-nous aller toujours plus haut, plus loin, plus vite, au point de nous mettre en danger, comme l’a fait Icare (tu te souviens… dans la lettre précédente?). Aujourd’hui, j’aborde ce sujet sous l’angle de la science, mais je ne manquerai pas de te revenir inspiré d’art, de poésie, de sociologie, de spiritualité…


Crois-moi, mon amie, je n’aurais jamais cru pouvoir ressentir un si grand réconfort en lisant l’œuvre d’un neuroscientifique! C’est pourtant ce que j’ai vécu en lisant Le bug humain de Sébastien Bohler. Ce petit livre s’est vendu à des milliers d’exemplaires et ce n’est pas pour rien. Je crois que son propos confirme certaines impressions que nous avons, toi et moi. J’espère pouvoir te transmettre ici tout mon enthousiasme! 


Hum… Par quoi commencer? 


Allons-y avec un fait généralement accepté : nous, les humains, nous venons d’une longue lignée animale. Durant des millénaires, explique Bohler, le fonctionnement de notre cerveau était très primaire et n’avait pour fonction que celle d’assurer notre survie parmi des centaines d’espèces qui avaient le pouvoir de nous faire disparaître en une seule bouchée. Garder la bête en vie et assurer sa reproduction, telle était la tâche de ce cerveau primaire qu’on appelle aujourd’hui le striatum. Cette petite structure est toujours là, logée au fond de notre cerveau devenu plus complexe depuis. Elle a longtemps été la seule aux commandes : on lui doit d’avoir duré, on lui doit notre existence.


Plus tard, par l’œuvre de l’évolution, une autre structure s’est formée, nous dit le neuroscientifique : il s’agit du cortex cingulaire. Comment est-il apparu? Imaginons nos ancêtres perchés sur les branches des arbres… Imaginons qu’ils eurent l’idée d’en descendre pour mieux se nourrir et se reproduire. Ces petits êtres ont vite compris qu’ils avaient intérêt à se regrouper pour assurer leur survie. Vivre en société devenait impératif. Ces sociétés ont lentement évolué. Peu à peu, des codes ont été établis afin de maintenir la cohésion du groupe, et des sanctions ont été édictées, car il fallait bien rappeler aux individus les dangers de s’éloigner de la meute. Plus les exigences de la vie sociale cimentaient le groupe, plus se développait notre cortex cingulaire. De nouvelles facultés se sont alors développées : intelligence, empathie et autres aptitudes nécessaires à la vie en société. Quelques millénaires et nous sommes passés de macaque à humain!


La société ainsi créée fut longtemps menacée par notre indomptable striatum qui, lui, était (et est toujours) programmé pour remplir des fonctions primaires. Pour contenir les appétits de ce petit cerveau encore bouillonnant d’agressivité, il a fallu instaurer une cohésion sociale de plus en plus forte et convaincante. Longtemps notre espèce fut habitée par une lutte intense entre des forces contraires : survivre ensemble ou s’autodétruire. Pour surmonter ce dilemme, notre espèce s’est inventé un monde imaginaire (d’abord les mythes, ensuite les religions) qui devint le théâtre de tous les tiraillements. Ce sont les dieux et autres créatures de ce monde surnaturel qui ont finalement été les sujets des forces en présence. Grâce à cette mise en scène projetée au dehors de leur vie concrète, les humains ont pu se protéger de la violence qui les habitait et qui les poussait à s’autodétruire. Ils furent ainsi unis en tant qu’humanité autour de règles de vie qu’ils avaient eux-mêmes sacralisées et qui, de ce fait, sont devenues porteuses de sens et civilisatrices. Notre espèce s’est ainsi « hominisée » (œuvre de la nature), puis « humanisée » (œuvre de la culture) avec, en prime, un deuxième cerveau superposé au premier. 


Mais ne nous berçons pas d’illusions, chère amie : le striatum ne s’est pas tu avec l’entrée en scène du cortex cingulaire. L’instinct de domination a continué et continue toujours d’exister dans la société sous diverses formes : violence, guerre, colonisation, compétition, performance, comparaison des statuts sociaux entre les personnes, exploitation sans limites des autres humains et de la nature. Jusqu’à maintenant cet instinct était jusqu’à un certain point « contenu » et son activité ne menaçait pas l’humanité d’extinction. Aujourd’hui, il en est autrement… 
 

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Que se passe-t-il donc aujourd’hui? Eh bien, ce que constate Bohler, c’est que notre cerveau est aux prises avec un bug! Nos progrès scientifiques et technologiques rapides ont provoqué un morcellement du « sens » que nous avons mis des millénaires à construire grâce à notre cortex cingulaire. Nos principes de vie, autant ceux fondés sur nos croyances (religion) que ceux fondés sur la raison (philosophie), ont été sérieusement ébranlés. Ce sont maintenant les désirs illimités des individus qui sont passés maîtres du monde. Ces désirs sont multiples et souvent contradictoires, et ils se font la lutte dans un climat de compétition et de surenchère. Preuves à l’appui, Bohler explique que cette chute d’un sens collectivement partagé crée chez l’humain un niveau élevé d’incertitude et d’angoisse, au point même de provoquer une souffrance de notre cerveau. Notre cortex cingulaire, toujours à la recherche d’un sens qui nous transcende, n’a soudainement plus rien à se mettre sous la dent. Nous ne l’employons plus qu’à des fins utilitaires et techniques, ce qui ne représente pour lui qu’une bien pauvre nourriture. Pendant ce temps, notre striatum reprend du service. Il s’active de manière autonome, il s’emballe même, faisant de nous des êtres dépendants du mouvement et de la puissance. Plus haut, plus vite, plus loin, plus fort, disions-nous. Il en découle une « accélération de la vie » qui, admettons-le, nous procure un certain plaisir. Oui, d’agréables sensations, des états d’âme enivrants que nous associons, à tort, à de la liberté. Rappelons-nous Icare : comme il est grisant de voler!


Bohler estime que l’humanité est à un moment décisif. Elle devra trouver un moyen de contenir ses appétits, sans quoi elle risque de devenir l’auteure de sa propre extinction. Comment réactiver notre cortex cingulaire et redonner à nos existences un sens plus profond et davantage partagé collectivement? Devrons-nous choisir entre sens et puissance? Si sens il y a, où le trouver?


Ça commence à chauffer sur cette Terre, n’est-ce pas mon amie? Saurons-nous reprendre le contrôle de notre destinée? Il y a de l’espoir, sois rassurée! 


Amitiés,


Guy

Y a-t-il un sens à l’horizon?

Chère amie,

Quel plaisir de savoir que tu as apprécié ma lettre du 5 novembre dernier malgré la saveur plutôt théorique de son contenu. Je suis conscient qu’en abordant le sujet sous cet angle, je risquais de perdre ton intérêt, toi qui sais si bien saisir la réalité de manière sensitive et intuitive. Mais je te sais curieuse et c’est pourquoi j’ai osé cette envolée théorique. Tu m‘as souvent dit qu’il ne faut pas craindre les nouveaux mots, n’est-ce pas? Il est vrai que les mots que l’on ne connaît pas peuvent parfois nous faire peur. J’ai développé une méthode simple pour surmonter mes craintes : j’aborde tout nouveau mot en trois étapes. La première étape, que j’appelle « l’apprivoisement », consiste à le prononcer correctement, syllabe par syllabe; ensuite j’en cherche la définition en me référant à un dictionnaire; et, pour finir, je cherche à en comprendre le sens dans le contexte où il est utilisé. Ne reste qu’à me réjouir… parce qu’un nouveau monde vient de s’ouvrir à moi! 

Aujourd’hui, mon amie, je reviens avec ce M. Bohler dont je t’ai parlé dans ma lettre précédente. Tu sais pourquoi j’ai tant aimé cet auteur? Mon admiration tient à ceci : en sortant la science des laboratoires, il permet au public d’être au fait de connaissances qui pourraient bien être salutaires pour la suite du monde. Noble mission que celle des vulgarisateurs! De plus, j’aime le fait qu’il ose philosopher. De fait, il n’y a pas que de la pure science dans son propos. Derrière son rigoureux travail de chercheur, on voit toujours se dessiner une forte préoccupation pour le sort de l’humanité. Il ne se contente pas de produire de la connaissance, il se positionne aussi comme un chercheur de sens. Il le démontre d’ailleurs avec éloquence dans son bouquin intitulé Où est le sens? dont je te parlerai aujourd’hui. Dans ce livre, Bohler établit un pont entre, d’une part, ce qui se passe dans les méandres de notre cerveau (la partie qui « donne du sens » est en souffrance, te disais-je dans ma dernière lettre) et, d’autre part, le modèle d’économie libérale que nous valorisons tant dans nos sociétés occidentales. Car, effectivement, ces deux réalités se flattent mutuellement dans le sens du poil! Afin de ne pas dénaturer son propos, je le citerai au sujet des actions que nous devrons entreprendre collectivement pour éviter le pire 

« Parvenir à tout cela [c’est-à-dire arrêter le processus d’autodestruction en cours] nécessitera de s’attaquer à la racine du mal qui détruit la vie, la Terre et l’homme, la machine infernale [c’est-à-dire l’économie libérale] que nous avons créée et qui se nourrit de quatre aliments démoniaques : la compétition, l’accélération, l’incertitude et la consommation. Ces quatre piliers de l’enfer s’entretiennent mutuellement : la compétition entraîne l’accélération des moyens de production, qui génère de l’incertitude pour les individus, lesquels consomment davantage pour apaiser l’angoisse que génère un tel monde. Par chance que nous savons maintenant quel ressort intérieur active tout cela : le cortex cingulaire. Cette partie de notre cerveau qui, sitôt en manque de système de signification, cherche à consommer des biens matériels, tout particulièrement dans les situations d’incertitude, d’accélération et de compétition. On accuse souvent le capitalisme d’être à la source de tous les maux, mais en réalité il n’a fait que se greffer de manière fort opportuniste sur notre système nerveux, lui donnant d’une main le remède au mal qu’il causait de l’autre : l’hypermaté-rialisme comme palliatif à l’incertitude et à la compétition. Un remède, hélas, dont les effets secondaires sont pires que le soulagement premier, créant une véritable addiction au matérialisme » (dans Où est le sens?, 6ᵉ partie).

« Parvenir à tout cela [c’est-à-dire arrêter le processus d’autodestruction en cours] nécessitera de s’attaquer à la racine du mal qui détruit la vie, la Terre et l’homme, la machine infernale [c’est-à-dire l’économie libérale] que nous avons créée et qui se nourrit de quatre aliments démoniaques : la compétition, l’accélération, l’incertitude et la consommation. Ces quatre piliers de l’enfer s’entretiennent mutuellement : la compétition entraîne l’accélération des moyens de production, qui génère de l’incertitude pour les individus, lesquels consomment davantage pour apaiser l’angoisse que génère un tel monde. Par chance que nous savons maintenant quel ressort intérieur active tout cela : le cortex cingulaire. Cette partie de notre cerveau qui, sitôt en manque de système de signification, cherche à consommer des biens matériels, tout particulièrement dans les situations d’incertitude, d’accélération et de compétition. On accuse souvent le capitalisme d’être à la source de tous les maux, mais en réalité il n’a fait que se greffer de manière fort opportuniste sur notre système nerveux, lui donnant d’une main le remède au mal qu’il causait de l’autre : l’hypermaté-rialisme comme palliatif à l’incertitude et à la compétition. Un remède, hélas, dont les effets secondaires sont pires que le soulagement premier, créant une véritable addiction au matérialisme » (dans Où est le sens?, 6ᵉ partie).

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« Sitôt en manque de signification », voilà les mots à retenir dans ce paragraphe. Notre premier défi sera de rompre avec l’idée que notre bonheur tient à la seule satisfaction des désirs de notre ego qui, on le sait, se nourrit de « paraître » et se renforce avec l’usage du pouvoir. Dans cet ouvrage, Bohler nous invite à troquer notre regard nombriliste pour un regard qui nous ferait lever les yeux vers un horizon de sens plus vaste et plus signifiant.

D’aucuns croient qu’il serait impossible de nous entendre collectivement sur ce que devraient être les plus hautes valeurs de la société, celles qui devraient être la mesure de toutes choses et qui auraient le pouvoir de nous orienter vers l’édification d’un monde plus sensé. En effet, il peut paraître illusoire d’espérer un consensus planétaire autour d’idéaux et de valeurs communes dans un monde où le sens est morcelé et « personnalisé ». Eh bien voilà, nous dit Bohler, tôt ou tard, ce consensus planétaire devra se faire si nous voulons assurer la suite du monde. Car sans cette aspiration à un Bien collectif supérieur à tout autre, l’activité de notre cortex cingulaire ne cessera de s’atrophier, laissant ainsi de plus en plus de place à l’activité de notre cerveau primaire, le striatum. Celui-ci, rappelle-t-il, peut nous conduire à tous les débordements, augmentant ainsi les risques que nous commettions des actes d’autodestructions irréparables.

Où donc trouver le sens? Tu te souviens du rôle important qu’a joué le sacré pour favoriser la cohésion des premiers humains (dans ma lettre précédente)? Sacraliser quelque chose, c’est l’élever au rang de « plus haute valeur ». Eh bien, pour Bohler, c’est la Terre elle-même que nous devrons collectivement sacraliser si nous voulons survivre (comme le faisaient déjà ces peuples que nous avons colonisés, soi-disant pour les rendre meilleurs…). Sacraliser la Terre et tout ce qui y vit, tel sera, selon lui, l’horizon de sens vers lequel nous devrons nous orienter. Reconnaissons qu’il eût été moins douloureux de s’y orienter en toute liberté… Mais tout indique que nous le ferons par la force des choses, une fois le nez rivé sur le mur de la désespérance… C’est donc avec résignation et humilité qu’il nous faudra réparer cette déchirure béante que nous avons provoquée entre nous et cette Terre-Mère  à laquelle nous appartenons. 

J’aime l’idée selon laquelle notre espoir ne peut être fondé que sur nous-mêmes. Il y a cependant un prérequis à la naissance de cet espoir : il nous faut la conscience. La conscience, d’abord, que nous sommes vulnérables en tant qu’humanité et qu’une certaine bienveillance envers nous-mêmes s’impose plus que jamais.

Qui d’autres que nous-mêmes peut nous sortir du bourbier dans lequel nous nous sommes enfoncés, n’est-ce pas mon amie? Mais il n’y aura pas de solution miracle. Toutefois, quand on accepte de rompre avec les valeurs sociales ambiantes et que l’on aborde la liberté, le bonheur, la vie elle-même sous un autre angle, de petits miracles peuvent survenir… Si nous allions voir dans cette direction maintenant?

Amitiés!

Guy

De la liberté

Chère amie,

Quel plaisir j’ai eu à lire tes commentaires! Tant mieux si ce voyage à travers les méandres du cerveau humain t’a plu. On aura appris que l’humanité s’est elle-même fragilisée en particulier depuis l’avènement de la haute technologie. Évidemment, ce n’est pas la technologie en tant que telle qui constitue un problème, mais plutôt le sentiment de pouvoir qu’elle nous confère en tant qu’humanité. L’exercice du pouvoir stimule les zones du plaisir de notre cerveau et, en retour, celui-ci répond : « J’en veux encore! ». Prisonniers de cette avidité, nous oublions parfois de donner un sens à notre existence. 


Certes, il y aura toujours des sceptiques pour nous dire que nous exagérons et qu’il n’y a pas lieu de remettre en question notre mode d’existence. L’être humain n’a-t-il pas maintes fois démontré sa capacité d’adaptation? Le scepticisme, j’en conviens, peut être fort utile lorsqu’il s’agit de distinguer le vrai du faux. Mais devant l’évidence de la menace qui nous guette, a-t-il encore sa place? Est-ce même de scepticisme dont il s’agit? N’est-ce pas plutôt ce bon vieux « syndrome de l’autruche », ce mécanisme du cerveau qui, comme l’explique Bohler, a pour fonction de nous éviter des confrontations douloureuses avec certaines réalités? Devant l’horreur, nous préférons souvent détourner notre regard et, justement, la société actuelle nous offre de bons moyens pour y parvenir : elle a développé ce qu’on appelle « la culture du divertissement » (« divertir » selon Le Robert : détourner quelqu’un d’une préoccupation; distraire en amusant). N’empêche que, pendant ce temps, nous ne faisons pas ce que nous devrions faire… et nous le savons très bien! N’est-il pas venu le temps de remettre sérieusement en question cette quête que nous avons entreprise avec le philosophe Descartes, il y a de cela quatre siècles : « devenir les maîtres et possesseurs du monde »? 


J’ai terminé ma dernière lettre en te parlant de la nécessité de changer notre regard sur la vie. Je sais, c’est tout un défi! L’enjeu est le suivant : il nous faut « guérir du mal de l’infini », pour reprendre le titre du très beau livre d’Yves-Marie Abraham, dont je te parlerai plus tard. Et pour y parvenir, la première chose à faire sera de changer notre conception de la liberté. De tout temps, nous avons été attirés par ce qu’on pourrait appeler « une liberté de délivrance » c’est-à-dire une liberté qui vise à réduire, voire éliminer les contraintes qui nous sont imposées, même les plus intrinsèques à notre existence terrestre (jusqu’à rêver d’être immortel!). Grâce à nos récents progrès technologiques, nous avons pu nous libérer de plusieurs contraintes (et c’est très bien), mais, du même coup, notre désir de « pousser la note » s’est grandement exacerbé. « Liberté » est devenue synonyme d’exercer notre toute-puissance avec, en bénéfice, un sentiment de supériorité. C’est précisément cette conception de la liberté qui nous amène à nous dépêcher d’aller… nulle part! Notre condition humaine exige plutôt que nous développions une conception de la liberté qui soit axée sur la responsabilité (mot qui signifie : « répondre de ses actes »).  


Il y a de cela une quinzaine d’années, je suis tombé par hasard sur un petit livre du philosophe Charles Taylor intitulé Grandeur et misère de la modernité. Et dans ce livre, il y a justement un passage sur la liberté qui m’a vraiment interpellé. Le voici 
 

« La nature d'une société libre repose sur le fait qu'elle sera toujours le théâtre d'un conflit entre les formes élevées et les formes basses de la liberté. On ne peut abolir ni l'une ni l'autre, mais on peut en déplacer la ligne de partage, non pas définitivement, mais, en tout cas, pour quelques individus, pour quelque temps, dans un sens ou dans l'autre. Par l'action sociale, l'évolution politique et aussi en touchant les cœurs et les esprits, les meilleures formes de la liberté de cette société peuvent momentanément gagner du terrain. »

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Que veut dire Taylor par formes basses et formes élevées de la liberté?


Les formes basses de la liberté sont celles où les individus cherchent avant tout à satisfaire leurs désirs immédiats, n’hésitant pas à esquiver les exigences de la vie en société et à nier leur appartenance à cette Terre sans laquelle nous ne pouvons vivre. Les formes élevées de la liberté sont celles où les individus, tout en se préoccupant de leur épanouissement personnel, osent se frotter aux questions essentielles que pose le fait même d’exister. Cela implique qu'ils puissent concevoir que la rencontre du sens exige que l'on sorte de l’univers de son moi et que l'on accepte de se voir comme les héritiers d'un monde plus grand que nous, et dont l'avenir dépend de l’amour que nous lui portons. En effet, c’est à nous qu’il incombe de préserver la beauté de ce monde et d'en faire un milieu de vie sain et propice à la civilité et à la justice. 


Chaque jour, dit Taylor en substance, individuellement ou collectivement, à petite ou à grande échelle, nous avons le pouvoir d'agir pour que les formes élevées de la liberté gagnent du terrain. Qu’arriverait-il, mon amie, si chacun se lançait le défi d’agir un tant soit peu pour faire gagner du terrain aux formes élevées de la liberté? 


D’accord, mais comment faire quand tout dans cette société nous pousse à croire que notre bonheur dépend largement de notre confort matériel et de notre réussite sociale, ou encore qu’il résulte de démarches de croissance personnelle prémâchées et fondées, justement, sur un excès de développement de notre moi? C’est bien ce que l’on nous inculque à grands coups de publicité, de discours politiques, de scénario de film ou de téléroman, n’est-ce pas mon amie? L’architecture de notre société est fondée sur un seul socle, celui du bonheur individuel dessiné à la surface de notre existence. Cette idée ne peut qu’encourager l’adoption de formes basses de la liberté. Pire encore, nous en sommes même venus à croire qu’une liberté « responsable » serait exempte de plaisir et s’imposerait comme un fardeau. Comment se distancer de ces conditionnements? Comment développer une conception de la liberté qui soit pleine de vie tout en étant moins individualiste, moins superficielle? Voilà où nous irons ensemble, chère amie. D’abord en réfléchissant mieux au sens des mots, ensuite, en tournant notre regard vers notre intériorité. 


Amitiés,


Guy 

Du sens des mots

« Lorsque les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté »

– Confucius. 

Chère amie,

Je suis très heureux de constater que ma réflexion sur les formes de la liberté a fait écho chez toi. Je dois t’avouer que m’y attendais! Je m’y attendais parce que je te sais « prédisposée » à accueillir de tels propos. Tu aimes t’adonner à la réflexion, à l’introspection… je ne vois pas d’habiletés plus essentielles que celles-là pour parvenir aux formes les plus élevées de la liberté. 

Aujourd’hui je te parlerai d’un livre qui m’a vraiment aidé à me distancer de certaines idées reçues véhiculées ici et là dans les discours politiques, économiques et administratifs. Il s’agit de Les passagers clandestins de Ianik Marcil. Cet ouvrage nous invite à réfléchir au sens de ces mots et expressions qui prétendent décrire la réalité alors qu’ils n’en sont au mieux que de pâles reflets, sinon de grossiers trompe-l’œil. 

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Ianik Marcil, économiste de profession, fait remarquer à quel point cette pseudoscience qu’est l’économie utilise plusieurs métaphores qui nuisent à la réflexion. On verra par exemple ce concept central de l’économie capitaliste, le « marché », être personnifié et capable d’intentions comme s’il était totalement indépendant de nous : le marché a des humeurs, il est inquiet, nerveux, il réagit mal, il est cyclique et, bien sûr, il peut nous surprendre à tout moment. L’auteur passe ainsi en revue des dizaines d’expressions métaphoriques et dénonce les glissements auxquels elles donnent lieu. Le premier, le plus important glissement à mon avis, consiste en ceci : en nommant ces réalités par des métaphores, on finit par oublier que ce sont pourtant des phénomènes historiquement, socialement et culturellement construits et institués par nous-mêmes. Nous finissons par être persuadés qu’il n’y a rien que nous puissions faire devant ces réalités gigantesques et, dès lors, habités par un profond sentiment d’impuissance, il ne nous reste plus qu’à nous incliner, qu’à nous replier sur notre bien-être individuel (confort, matériel, divertissement, etc.). 

Puisque le sujet s’y prête, chère amie, j’ai bien envie d’ajouter un petit mot sur ce rapport malsain que nous entretenons à l’économie. Ce petit ajout me vient du sociologue Yves-Marie Abraham (il s’agit de l'auteur du livre Guérir du mal de l'infini… et j’y reviendrai plus à fond une prochaine fois). Abraham, s’appuyant sur la sociologie et l’anthropologie, soutient que les êtres humains tendent naturellement à sacraliser certains aspects ou phénomènes de leur vie, c’est-à-dire à les placer au-dessus de toute chose. Cette sacralisation s’opère différemment selon les sociétés et selon les époques. Nous n'y échappons pas! Et selon lui, le sacré que se donnent les Occidentaux modernes, en remplacement des dogmes religieux d’autrefois, c'est l'économie! L'économie véhicule des valeurs (l'argent, le profit, la propriété privée, etc.), l’économie prescrit des comportements (travailler, produire, posséder, acheter, vendre, accumuler, etc.). Tous s'inclinent devant l'économie, tous font partie de la même « communauté morale », dit-il. Si la gauche et la droite ne s'entendent pas sur la manière de distribuer la richesse, elles récitent malgré tout le même mantra, devenu l'idéal collectif par excellence : la croissance économique infinie. Et le Marché, que je prends soin d'écrire ici avec un « M » majuscule, devient en quelque sorte « la force transcendante » (intouchable, quasi divine) qui donne à toute chose sa mesure. 

Je retiens ceci du livre de Ianik Marcil, et également de celui d’Yves-Marie Abraham : tricher sur le sens des mots, c’est dresser des clôtures sur le terrain de notre pensée et cela ne peut que dégrader notre manière de réfléchir, de faire valoir nos idées et d’en débattre. Quand les idées restent à plat, notre petit nez se rive au monde ambiant et nos yeux ne distinguent plus les traits les plus fins de la réalité. Dès lors, une tour de Babel s’érige au milieu de la Cité. 

Les mots, les nuances qu’ils nous offrent, la richesse qu’ils donnent à notre monde, la joie qu’ils libèrent en nous, sont à l’âme et à l’esprit ce que la nourriture est au corps. Nous l’aimons variée, notre nourriture, n’est-ce pas? Nous l’aimons appétissante, goûteuse, nutritive. Pareil pour les mots! Autant les goûter, autant en faire une activité nourricière. C’est tellement agréable de s’attarder à ce qu’ils évoquent, à ce qu’ils signifient! Je sais que je n’ai pas à te convaincre, toi qui aimes tant les mots! — et qui es si gourmande!

Je te laisse aujourd’hui sur cette phrase d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Ne soyons pas trop pessimistes cependant. Accrochons-nous à la beauté de la vie! Que dirais-tu d’entendre parler de plaisir, de bonheur et de joie? Ce seront les thèmes de ma prochaine lettre… 

Amitiés,

Guy

P.-S. - Si tu souhaites pousser ta réflexion sur le sens des mots, je te recommande aussi ce bouquin de Patrick Moreau titré Ces mots qui pensent à notre place. Très bon livre!
 

 

Du plaisir, du bonheur, de la joie

Chère amie,

Si tu ne me connaissais pas, tu aurais certainement toutes les raisons de croire que je suis un homme pessimiste, lourd et ennuyeux! Il est vrai qu’avec mes propos sur le sens perdu, sur la souffrance de notre cerveau, sur notre penchant pour les formes basses de la liberté et sur les catastrophes environnementales annoncées, je n’ai rien d’un G.O. du Club Med! Heureusement, et cela me rassure, le temps que nous avons passé ensemble t’a permis de constater que le portrait sombre que je dresse ici ne reflète pas l’entièreté de ce que je suis. Tu le sais, toi, que cet apparent négativisme résulte du fait que je suis résolument tourné vers l’intériorité et la solidarité, alors que la société actuelle est plutôt tournée vers l’extériorité et l’individualisme. J’ai le profond sentiment que ce monde, en plus de courir à sa perte, nous déshumanise un peu plus chaque jour. Cela me déçoit, cela m’attriste, d’où mon côté grincheux, probablement. Peut-être suis-je prisonnier, moi aussi, de cette philosophie ambiante selon laquelle le bonheur tient à notre capacité à faire plier le monde, afin qu’il se conforme à nos désirs. Oui, je suis de ceux et celles qui voudraient changer le monde! Mais qui suis-je pour penser que mon monde serait meilleur que le monde actuel? Orgueil? Peut-être! L’orgueil, c’est la faute originelle, n’est-ce pas mon amie? Pourquoi en serais-je exempté?  

Que faire alors de ce désir qui nous habite et qui, par sa nature même, nous entraîne toujours vers un ailleurs prétendument meilleur? S’en débarrasser? Le désir est pourtant le moteur de la vie, la force intérieure qui nous fait avancer. Il en faut, du désir, pour grandir, apprendre, se développer, évoluer sur tous les plans. Tuer le désir équivaudrait à se refuser la vie. Par ailleurs, on l’a vu, le désir sans limite peut devenir autodestructeur, surtout s’il ne vise qu’à satisfaire des envies égocentriques. C’est justement de ce dilemme que sont nées les grandes philosophies du bonheur. Que cherchent les sages sinon cette voie de passage qui se situe quelque part entre ces deux extrêmes que sont l’étouffement du désir et l’exubérance du désir? C’est ce dont il est question dans les deux livres du philosophe Frédéric Lenoir intitulés Du bonheur – un voyage philosophique et La puissance de la joie. Je te les recommande. 

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Trois escales au cours de ce voyage philosophique : plaisir, bonheur, joie. Les distinguer revêt une importance capitale. Sans surprise, dans nos sociétés occidentales (et ailleurs aussi, de plus en plus), la conception du bonheur la plus répandue repose sur l’idée que c’est par une accumulation de plaisirs que nous deviendrons plus heureux. Certes, il n’y a pas de bonheur sans plaisir. Que serait une vie sans plaisir sinon une véritable corvée? Mais le plaisir, en particulier celui qui nous est proposé, fondé sur le consumérisme et le narcissisme, demeure une réalité plutôt éphémère et bien superficielle. La recherche constante du plaisir a le défaut de nous placer dans un état de passivité et de vulnérabilité devant les fac-similés du bonheur inventés par la société de consommation et de compétition. 

Il existe heureusement d’autres conceptions du bonheur, des conceptions qui nous mènent en des lieux plus sûrs, dans la mesure où elles s’inspirent de nos aspirations les plus profondes en tant qu’être humain. Ces conceptions, nous les connaissons bien, puisqu’elles ont traversé les siècles. Et toi, mon amie, tu en sais quelque chose, n’est-ce pas? Je présume que tu as longuement cultivé ton aptitude au bonheur si, comme tu le dis, tu peux ressentir une joie profonde seulement en admirant ce bel arbre qui règne en maître au milieu de ta cour…

Avec Frédéric Lenoir, on apprend qu’il existe deux grands chemins intérieurs pour atteindre des formes de bonheur qui soient plus profondes et durables que celles fondées sur la reproduction infinie de nos moments de plaisir. Ces deux manières de cheminer conduisent à un sentiment de paix qui s’accompagne d’une capacité à vraiment aimer la vie et les vivants. L’une de ces voies vise la sérénité, l’absence de trouble. Sans réprimer les plaisirs, elle prône une vie modérée et met en valeur la force de la volonté, la discipline, l’entraînement de l’esprit (méditation) pour calmer et orienter le désir. Le devoir de celui ou celle qui emprunte ce chemin est de cultiver une attitude de tempérance, celle-ci étant destinée à fonder le socle d’une pratique de la vie heureuse. Cette voie appelle à une vie plutôt sobre, voire ascétique, pouvant aller jusqu’à l’exigence d’un certain retrait du monde. 

L’autre voie aspire non pas à calmer le désir, mais plutôt à le « convertir », à le transformer, afin de l’orienter vers l’accroissement d’une joie de vivre « au sein même de ce monde », mais sans asservissement aux biens matériels et aux plaisirs que procure le gonflement de l’ego. Alors que la première voie cherche à diminuer la souffrance par le renoncement, cette voie-ci prône un plein engagement dans la vie, tout en cheminant vers une attitude de détachement. Le détachement facilite l’acceptation des souffrances inhérentes à toute vie engagée sur les plans affectif et social. Il ne faut pas confondre détachement et indifférence. Il ne s’agit pas de s’abstraire du monde, de s’en couper émotionnellement, mais plutôt de se dépouiller des souffrances et des lourdeurs que l’on traîne (« faire le deuil de notre enfance malheureuse », disait le psychanalyste Guy Corneau), comme un arbre qui, le temps venu, perd une à une ses feuilles. Le détachement ne s’atteint pas par la seule volonté. C’est un long processus, celui d’une vie, à travers lequel on apprend à lâcher prise devant les absurdités de ce monde. Se détacher, c’est aimer la vie que l’on mène plutôt que de chercher à la rendre conforme à tous nos désirs. Le sage continue de désirer, mais il désire ce qu’il vit et possède déjà, d’où la joie qu’il éprouve. 

Tu vois, ce que j’aime de cette philosophie du détachement, c’est qu’elle ne nous oblige pas à nous départir de notre désir de changer le monde. Mais ce désir, nous devons le « transmuter » afin de l’éloigner de nos ambitions égocentriques, de notre vieil instinct de domination. Ce désir de changer le monde atteindra son but s’il est nourri par la reconnaissance en soi et en l’autre d’une humanité commune dont une part n’est pas toujours traitée avec la dignité qu’on lui doit. C’est ce qui faisait dire à Albert Camus : « je me révolte, donc nous sommes ». S’indigner au « nous », c’est compatir. Changer le monde au « nous », c’est d’abord se changer soi-même, se changer pour mieux aimer et, peut-être, pouvoir rayonner ensuite sur ce monde en espérant que la graine semée portera fruit. Qui aspire à un monde meilleur doit d’abord inspirer le monde dans lequel il vit. 

Tu devines que je suis adepte de la philosophie du détachement, n’est-ce pas mon amie? Sache cependant que je reconnais les bienfaits de la philosophie de la tempérance (inspirée du bouddhisme), et loin de moi l’idée de la critiquer. Je ne m’y reconnais pas, tout simplement. À mes yeux, ces deux voies nous amènent à nous recentrer, à nous intérioriser, et c’est ce qui importe pour toucher l’essentiel. L’essentiel, je veux dire : apprendre à aimer.

Amitiés,

Guy

Désir, désir!

Chère amie,

Tu l’as sans doute remarqué, la question du désir a constitué jusqu’ici la trame de fond de mes lettres. Difficile de faire autrement quand on veut parler de l’être humain et du sens de la vie puisque l’être humain est par définition un « être de désir ». Sa vie personnelle, tout comme sa vie en société, est largement conditionnée par sa manière de comprendre et d’orienter ses désirs. C’est ce qu’explique admirablement bien Frédéric Lenoir dans son dernier livre intitulé Cultiver le désir et vivre aux éclats. Si tu devais lire un seul bouquin parmi ceux que je t’ai suggérés jusqu’à maintenant, je crois que ce devrait être celui-là! Les idées qui y sont développées collent si bien à l’expérience vécue qu’elles nous deviennent finalement faciles à comprendre malgré leur apparente complexité. 
 

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Je résume. Nous faisons en fait l’expérience de deux types de désir : le désir-manque et le désir-puissance. Le désir-manque est sans limite, comme l’a démontré ce cher Bolher dont je t’ai parlé au début de notre correspondance. Ce désir, nous voulons le combler comme si nous étions empressés de remplir un trou, un vide. On l’observe dans la passion amoureuse (tu me manques), mais il est aussi présent dans toutes ces envies que nous satisfaisons à répétition, puisque aussitôt satisfaites nous désirons autre chose. Ce type de désir n’est pas mauvais en soi. Il permet à chacun de se constituer un moi, de se tailler une place dans la société, d’obtenir la reconnaissance des autres, d’améliorer sa condition, de vivre les plaisirs de la vie, etc. Mais s’il ne sert que des intérêts égocentriques et qu’il est porté par une insatiable avidité, il nous entraînera dans le labyrinthe du non-sens et de l’étourdissement.

Nous faisons aussi l’expérience du désir-puissance qui, lui, est ressenti comme un élan vital. Ce vide qui nous habite, eh bien au lieu de chercher à le combler, on cherchera plutôt à en extirper une parcelle de nous-mêmes. L’élan vital pousse à la créativité. Il peut devenir le moteur d’une croissance personnelle et d’une évolution spirituelle pouvant conduire à des états de joie profonde. Mais le désir-puissance peut aussi ne se manifester que dans sa forme primaire, par une volonté de dominer plutôt que par un désir de croître, auquel cas il risque de revêtir un potentiel de destruction.

Tout est possible donc! Et voilà la tâche de l’humain : orienter son désir vers ce qui est bon! Pour y voir plus clair, Lenoir explore les différentes façons de « réguler » le désir humain en faisant appel aux philosophes depuis les Grecs jusqu’aux Modernes. Il passe en revue les différentes philosophies qui ont été avancées : renoncement au désir, contrôle par la volonté (modération), détachement, transmutation, dépassement, etc. Comment donc orienter nos désirs de manière à ce qu’ils nous fassent grandir, individuellement et collectivement, telle a été la préoccupation des philosophes. Heureusement, l’être humain dispose d’un formidable outil : la raison. Parce qu’il réfléchit et, surtout, parce qu’il est muni d’une conscience (la conscience a une dimension émotionnelle que la réflexion n’a pas, elle atteint donc une plus grande profondeur), l’être humain est capable de discernement. Cette capacité le rend libre (il est condamné à être libre, disait Sartre), libre d’orienter son désir vers un horizon de sens qui l’élève. Les sagesses de tous les temps nous enseignent que l’arbre qui donne de bons fruits est nourri par ces trois racines : le respect du vivant, le souci de l’autre et la recherche de la vérité. 

Bon, je ne pourrai jamais te rendre en quelques lignes toute la richesse de ce livre. Tu dois le lire!

Au passage, Lenoir fait référence à une philosophe très actuelle, Sophie Chassat, qui a publié Élan vital. Antidote philosophique au vague à l’âme contemporain en 2021. Dans ce bouquin, elle fait appel aux concepts de « biophore » et de « biocide ». Elle définit ces concepts comme suit : « Est biophore ce qui éveille, ce qui stimule et féconde la vie vivante; est biocide ce qui étouffe nos élans vitaux, ce qui détruit la vie. » Il faut apprendre à les ressentir, à les reconnaître en nous et à suivre, en autant que faire se peut, l’élan vital qui nous habite. Cela nous conduit parfois à prendre des risques; je dirais : à prendre LE risque, celui d’être soi, en vérité. Lenoir rappelle que la société, telle qu’elle est orientée actuellement (productivité, compétition, performance, individualisme, consumérisme, etc.) fait souvent pencher la balance du côté biocide… 

Des penseurs biophores, en voici quelques-uns présentés par Lenoir : Spinoza, Nietzsche, Bergson, Jung et… Jésus! Moi qui ai reçu une éducation religieuse, j’ai été bouleversé lorsque, très jeune, j’ai lu deux bouquins de la psychanalyste Françoise Dolto, soit L’Évangile au risque de la psychanalyse et Jésus et le désir. Le message de Jésus interprété par Dolto a peu de choses à voir avec celui que j’entendais sur les bancs d’église! Lenoir, justement, y fait référence. Selon lui, Jésus était en effet un maître de l’élan vital, mais son message a largement été détourné au profit d’une philosophie légaliste aux accents parfois mortifères.

Soyons biophores, mon amie, et connectons-nous à notre élan vital! 

Amitiés,

Guy

Vivre poétiquement

Chère amie,

 

Je te parlerai aujourd’hui d’un tout petit livre qui m’a profondément bouleversé. Tu sais, ce genre de livre où, à chaque page, tu te dis : « J’aurais voulu écrire ces mots-là! » tellement ils expriment ce que je ressens, ce que je pense, ce que je voudrais dire au monde entier. Le philosophe Gaston Bachelard disait que les mots peuvent résonner en nous (on les aime pour ce qu’ils évoquent) ou retentir en nous (on a le sentiment qu’ils sont nôtres). Non seulement ils nous émeuvent, mais ils opèrent aussi en nous « un virement d’être », pour le dire en ses mots. C’est précisément ce qui s’est produit avec La vie habitable de Véronique Côté. Trois fois je l’ai lu, trois fois j’ai pleuré… Et trois fois j’ai eu le sentiment de m’approcher davantage de ce que je suis profondément. Ses mots ont eu sur moi l’effet d’un baume et… d’une bombe! Une nouvelle vie m’était insufflée.

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Ce livre parle de poésie. De poésie, pas de poèmes. Le mot « poésie » vient du grec poiêsis qui signifie « faire, créer ». La poésie insuffle un mouvement, elle est d’abord et avant tout un acte de liberté. Est poète celui qui choisit de participer au mystère du monde en embrasant la vie de son feu intérieur; est poète celui qui vibre à la vie au plus haut diapason afin d’en tirer la quintessence. C’est ainsi qu’il échappe, le poète, au fardeau d’exister sans vivre; c’est ainsi qu’il s’allège du poids accablant de la mécanique du monde quand celle-ci devient trop tapageuse et assourdissante. 

Jeune, je rêvais de devenir un poète. J’ai souvenir d’avoir écrit des poèmes, j’ai souvenir d’enseignantes et d’enseignants qui, les ayant remarqués et mis en valeur, m’ont laissé croire qu’une destinée de poète m’était réservée. Après, ce fut le vide. La flamme s’est éteinte. Pourquoi? Allez donc savoir! Dureté de la vie peut-être. Parfois, la vie se compacte. La vie obligée prend le dessus sur la vie tout court… Pas de poèmes, donc. Longtemps je me suis senti abandonné par mon propre feu intérieur, longtemps j’ai cru que j’avais « passé à côté de ma vie ». Mais grâce aux mots de Véronique Côté, j’ai compris que la poésie n’appartient pas seulement à ceux et celles qui écrivent des poèmes ni aux lecteurs du « genre littéraire » qu’on appelle poésie. Je sais maintenant que la poésie n’a jamais cessé d’être là, sous la braise ardente de mon être, et que mon regard sur le monde en est resté imprégné. Plus d’une fois, elle s’est levée en moi, elle m’a inspiré, elle m’a guidé dans mes choix de vie. Mais je ne savais pas que c’était elle qui travaillait « par en dessous ». 

Où peut conduire le geste de coucher son âme sur du papier? Cette femme l’a fait, et moi, grâce à son écriture, j’ai pu renouer avec moi-même. Je sais maintenant que, par moments, si brefs fussent-ils, j’ai vécu poétiquement, et chaque fois j’en fus comblé. Je compte bien continuer!

Vivre poétiquement, c’est vivre de ce que l’œil de l’âme capte en marge du monde, dans cette matière jugée impertinente, inconvenante même, par ces gens occupés à ce qu’ils appellent « les vraies affaires ». L’œil de l’âme respire, l’œil de l’âme est « biophore » pour reprendre un terme de ma lettre précédente. L’œil de l’âme voit la beauté. Beauté de la nature, beauté d’un geste, beauté de ce qui est inutile, beauté de ce qui échappe au prix du marché. « En nous arrachant à la logique marchande (même momentanément) qui commande pratiquement toutes nos activités, dit Véronique Côté, la beauté nous apprend l’insoumission. ». Il n’y a pas d’unité de mesure qui puisse rendre compte de la beauté, d’un regard poétique jeté sur le monde, d’un élan vital qui nous pousse à croître, à coïncider avec soi-même.

Que vaut ma décision de quitter un emploi bien rémunéré – mais combien abrutissant – pour « vivre autrement », convaincu que la lenteur est le lieu premier de la beauté du monde?

Que vaut l’aventure? Que valent tous ces kilomètres que j’ai parcourus d’un bout à l’autre du Canada pour aller à la rencontre de gens qui veulent garder vivante notre belle langue? Que valent tous ces moments passés devant des paysages à couper le souffle tout au long de ce voyage?

Que vaut le temps fou que je prends à chercher un mot, à réécrire une phrase, à modifier un texte, pour le simple plaisir, sachant que le résultat ne changera rien à la froideur du monde?

Que vaut ma joie quand, à ma fenêtre, chaque jour, la rivière, les arbres et tout ce qui forme le paysage ripostent aux absurdités d’un monde devenu abstrait?

Que vaut ma joie quand je pagaie sur le lac du Fou, au beau milieu de ma Mauricie natale, et que je ressens le sacré se restituer en moi?

Que vaut l’art, cette humble tentative d’égaler la beauté du monde, dans une société où la laideur est devenue la norme?

Que vaut la bonté… qui est aussi beauté. Beauté de l’âme.

Que valent tous ces petits gestes posés dans l’intelligence de l’âme, mais combien sous-estimés dans une société où, comme le dit l’anthropologue Serge Bouchard, « la conscience humaine se rabat sur le calcul, l’angle droit, la causalité, la rationalité, l’objectivité et toutes les coutures de ce manteau qui s’appelle la chape du pouvoir et du progrès »? 

Oui, mon amie, la poésie est toujours là, en moi et peut-être en chacun de nous, et sa valeur est inestimable. Elle se veut désireuse, parfois même ambitieuse, la poésie, mais son élan n’est pas menaçant pour la suite du monde. Au contraire, elle le féconde. La poésie vise avant tout à « nous agrandir par en dedans », afin que nous puissions donner à notre âme un espace pour vivre. Son seul projet est d’inscrire la beauté dans le monde en guise de résistance à toutes ces forces brutales qui l’appesantissent et le désenchantent. 

Et si, pour changer le monde, la beauté devenait la mesure de toute chose?

Amitiés,

Guy

Tout en un seul homme

Chère amie,

 

Si je te dis « Einstein », tu sais de qui je parle? Je pense bien que tout le monde a déjà entendu parler d’Einstein. Sa théorie de la relativité a révolutionné les sciences et a complètement transformé notre compréhension de l’univers. Mais probablement que peu de gens connaissent Einstein d’un point de vue spirituel. Quelque chose me dit que ce cher Einstein « vivait poétiquement », pour reprendre les termes de ma lettre précédente. Voici ce qui me le fait croire… 

Einstein¹ en avait contre ce qu'il appelait « le réalisme simplet » engendré par la science moderne. En fait, il reprochait aux scientifiques de son époque (et cela ne s’est qu’aggravé depuis!) de trop vouloir s’éloigner du « silence des espaces infinis », c’est-à-dire de vouloir dissocier la science de l'émotion profonde que peuvent ressentir les humains devant les phénomènes de la vie. Pourtant, disait-il en substance, si je n’avais pas éprouvé l'émotion la plus profonde devant le mystère de la vie, si je n’avais pas été convaincu de l’harmonie de l’univers, je n’aurais pas pu élaborer la théorie de la relativité. « Si quelqu'un ne connaît pas cette sensation ou ne peut plus ressentir étonnement et surprise, il est un mort-vivant et ses yeux sont désormais aveugles », disait-il encore. Ce sentiment, il l’appelait « religiosité cosmique » en soulignant que « cette religiosité ne connaît ni dogme ni Dieu créé à l'image de l'homme et donc qu'aucune Église ne peut l'enseigner ». Il craignait que le matérialisme ambiant, par peur de cette religiosité, n'ait causé bien des dégâts. 

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Pour Einstein, c'est ce « sentiment cosmique » qui fonde le beau et le vrai, suscitant ainsi l'art et la science. C’est aussi ce sentiment qui met en marche la véritable pensée. De plus, affirmait-il, ce sentiment nous met « moralement en accord avec l'univers ». Einstein était convaincu que la base de la responsabilité morale et sociale se trouve là, dans ce sentiment de totalité, dans la reconnaissance intuitive d’une harmonie au sein de tout ce qui existe. Si ce désir d'harmonie était présent dans le cœur des hommes, on constaterait un plus grand respect des êtres humains, de la nature et des cultures. Séduisante, cette philosophie de la vie, n’est-ce pas mon amie? On comprend qu’en adoptant cette philosophie, nous pourrions devenir plus conscients de notre appartenance à une essence commune de tout ce qui existe, ce qui, j’ose l’espérer, ralentirait notre ardeur à vouloir tout détruire. Pour Einstein, c’est nous et nous seuls qui séparons l’Homme de Dieu, Dieu de la Nature, l’Homme de la Nature et les Hommes entre eux. Briser l’harmonie, voilà ce que notre esprit s’entraîne à faire. Tout cela au profit d’un ego avide de pouvoir. Nous sommes les premiers artisans de nos malheurs…

Dans son livre consacré au philosophe Bacchus Spinoza (1632-1677), l’auteur Frédéric Lenoir soulève une anecdote à propos d’Einstein. À l’époque, écrit-il, le grand Rabin de New York demanda à Einstein s’il croyait en Dieu. Einstein lui répondit : « au Dieu de la Bible, non, au Dieu de Spinoza, oui. Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie de tout ce qui existe, mais non en un Dieu qui se préoccuperait du destin et des actes des humains ». 

Spinoza, rappelons-le, a été excommunié par les autorités religieuses de son époque. Il s’est pourtant maintes fois expliqué, et il s’est bien défendu d’être un athée. Mais il n’aura pas pu convaincre les autorités parce que sa foi, pourtant bien réelle, n’était pas envers un Dieu qui ressemblait à celui de la Bible. Pour lui, Dieu n’était pas un être « fait à l’image de l’homme », personnifié, qui voit tout et qui intervient directement dans les affaires humaines, comme nous l’avons imaginé. Il affirmait plutôt que Dieu est tout. Tu vois l’importante différence? « Être tout » signifie vivre dans tout ce qui existe, y compris l’horreur… 

Tout est Dieu et Dieu est en tout. La philosophie de Spinoza rappelle les fondements de certaines philosophies orientales qui prônent la non-dualité comme voie de la sagesse. Bien qu’on y distingue le divin impersonnel (le brahman) de l’âme personnelle (l’atman), il n’en demeure pas moins que, dans ces philosophies, ces deux entités n’en font qu’une seule, faisant de chaque individu une partie du Tout cosmique. Mais il se trouve que par une sorte de clivage qu’opère notre esprit, nous ne ressentons plus cette connexion. Le but ultime de toute vie humaine serait justement que cesse toute dualité. Cela nécessite un acte de conscience. Chez Spinoza, l’indice qui nous permet de croire que nous sommes sur la voie de l’unification (et de la sagesse), c’est la joie. C’est de joie en joie que nous grandissons et que nous pouvons atteindre la béatitude (la joie ultime). Inutile, donc, de « combattre » le mal à coup de condamnation! En cultivant la joie (et il insiste sur le fait que c’est la pratique de l’amour et la justice qui procurent la joie la plus réelle), le mal s’essouffle de lui-même. D’où la parole de Saint-Augustin : « aime et fais ce que tu veux ». Qui aime ne peut qu’offrir ce qui est bon…

On comprend que Einstein ait pu être séduit par cette philosophie. On peut certainement dire de cet homme qu’il était une personne unifiée. Science, poésie, philosophie et spiritualité se rencontraient en lui. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait pu imaginer que la matière et l’énergie puissent être les deux faces d’une même réalité. On dit de lui qu’il avait la naïveté d’un enfant. Peut-être est-ce cela, le génie?

 

Amitiés,

Guy

¹ Mes propos concernant Einstein ont été tirés d'un très beau texte de l'écrivain Yvon Rivard intitulé Ralentir travaux, publié dans un ouvrage collectif (sous la direction de Sébastien Mussi) titré La liquidation programmée de la culture - Quel cégep pour nos enfants?

L’autre

Chère amie,

 

Je constate que ma brève allusion aux philosophies orientales a provoqué chez toi un certain retentissement. Je sais que tu as un penchant pour ces philosophies. La quête de l’unité de la conscience humaine fait partie du « projet » de la plupart des grandes sagesses spirituelles, mais, étrangement, cette quête est davantage associée aux philosophies orientales. Mais, il faut bien l’admettre, y parvenir exige toute une discipline. La méditation, la contemplation, le yoga sont autant de ces disciplines qui donnent accès à des états de paix, mais aussitôt revenu « dans le monde », notre conscience s’agite et réimprime dans notre vie sa dualité. Difficile de faire autrement quand tout le milieu environnant se manifeste selon cette dualité qui nous vient d’une longue tradition philosophique occidentale.

Tu te souviendras peut-être, mon amie, d’une conversation que nous avons eue déjà à propos du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, reconnu comme le père de la psychologie des profondeurs. Toute son œuvre repose sur une philosophie très semblable à celle de ce Spinoza auquel je faisais référence dans ma dernière lettre. Pour qui ne peut s’attaquer à l’œuvre monumentale de Jung, le livre Cheminer vers soi avec Jung – Une lumineuse exploration de l’âme humaine de Frédéric Lenoir (encore lui!) en fait une très belle synthèse. La démarche psychologique proposée par Jung vise justement à faire l’unité en soi. Cette démarche est pourtant inspirée de courants de pensée occidentaux (mais marginaux, puisqu’ils avaient été rejetés par les Pères de l’Église) dont les concepts se rapprochent à plusieurs égards de la pensée orientale. La démarche consiste en une exploration de l’âme humaine qui repose sur l’analyse des symboles et des archétypes présents dans les rêves. La première étape de cette démarche exige que nous soyons capables d’une confrontation avec nous-mêmes afin d’y rencontrer « notre ombre », ce côté de nous capable du pire, que nous refusons souvent de regarder en face. Autrement dit : « voir la poutre dans notre œil avant de voir la paille dans l’œil de l’autre », comme disait celui qui nous invitait à aimer sans juger… Cela fait, nous pouvons accéder à plus de lumière.  

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Cela dit, je veux t’amener aujourd’hui sur un autre aspect de la spiritualité. Tu seras d’accord avec moi, j’en suis sûr. Tu sais, dans cette société aux valeurs individualistes, nous sommes enclins à voir la spiritualité comme une démarche tournée vers soi. Mais une spiritualité authentique ne devrait-elle pas se déployer aussi vers l’autre? Amour, charité, compassion sont en effet au cœur des enseignements dispensés par les sages de tout temps. 

Je m’inspirerai d’abord de deux petits livres du philosophe André Comte-Sponville intitulés Le bonheur, désespérément et La vie humaine, dans lesquels l’auteur fait une incursion dans le domaine religieux tout en gardant un point de vue philosophique. Il nous parle d’abord de ce qu’on a appelé les trois vertus théologales, soit la foi, l’espérance et la charité, nommées ainsi par Saint-Paul. Et il rappelle que, selon Saint-Paul, c’est la charité qui est la plus importante des trois. Cette affirmation a longuement été étudiée par les théologiens et les exégètes bibliques, dont les plus célèbres sont saint Augustin et saint Thomas. Ces deux auteurs s’entendent aussi pour dire que « la foi passera, l’espérance passera et il ne restera que la charité, que l’amour ». Pourquoi la charité serait-elle plus importante que les deux autres vertus pourtant fondamentales pour un croyant?

Je te ferai grâce de toutes les discussions qui entourent cette question philosophique, mais je crois que la conclusion mérite d’être connue. Tu vois, maintes fois, le Christ a mentionné que le Royaume, c’est-à-dire ce monde d’amour, de paix et de justice, « commençait ici même, sur terre ». Ce Royaume n’est donc pas seulement objet de foi et d’espérance, il est aussi quelque chose à vouloir et à faire ici-bas. Nous sommes interpellés, nous avons des devoirs à faire pour bâtir ce Royaume (d’où cette parole : « l’arbre sera jugé à ses fruits »). Supposons maintenant que nous nous efforçons de le bâtir, ce lieu de paix, supposons que, par notre état de conscience et par nos actions, nous avons le sentiment d’y mettre le pied; dès lors, nous n’avons plus besoin d’espérer ce monde, de croire qu’il adviendra, puisque nous le vivons! Faire l’unité en nous-mêmes, se réjouir d’être et de vivre, cultiver notre élan vital, c’est un peu ça « entrer dans le Royaume ». Voilà pourquoi il a été dit que foi et espérance « passeront ». Ce qui est vécu dans le présent n’a pas besoin d’être espéré. Et la charité alors?

Il faut d’abord revenir à l’étymologie du mot pour bien comprendre le sens de mon propos. Tu vois, de nos jours, quand on prononce le mot « charité », on pense à « générosité » au sens de « don » ou d’« aumône ». Mais à l’origine, ce mot faisait plutôt référence à l’idée de « compassion ». La compassion est tendresse envers l’humanité. Or, puisque nous sommes là, sur cette terre, à devoir assumer notre condition humaine et à tenter d’atteindre la paix intérieure, qu’y a-t-il de plus réjouissant que de donner à l’autre une parcelle de cette paix que nous connaissons? C’est dire que faire la charité (au sens de compassion, d’amour), c’est partager cette paix intérieure que nous touchons par moments, qu’on l’appelle « Royaume » (christianisme) ou encore « nirvana » (bouddhisme), « béatitude » (Spinoza) ou « Soi » (Jung). 

Il est vrai que la compassion n’a pas toujours bonne presse de nos jours, et cela sans doute parce que nous la confondons souvent avec la pitié. À ce propos, Comte-Sponville, dans son livre intitulé Petit traité des grandes vertus, apporte cette distinction 

« La pitié s’éprouve de haut en bas. La compassion, au contraire, est un sentiment horizontal : elle n’a de sens qu’entre égaux, ou plutôt, et mieux, elle réalise cette égalité entre celui qui souffre et celui, à côté de lui et dès lors sur le même plan, qui partage sa souffrance. Pas de pitié, en ce sens, sans une part de mépris; pas de compassion sans respect ».

La compassion relève de cette forme d’amour que les Grecs appelaient Agapè, c’est-à-dire « un amour universel, spirituel, gratuit, qui est pure douceur et qui se vit dans l’oubli de soi, sans motif, sans intérêt, et même sans justification », dira encore Comte-Sponville. Il est « charité », non pas au sens « perverti par deux mille ans de condescendance cléricale, aristocratique puis bourgeoise », poursuit le philosophe, mais au sens premier de ce terme qui signifie « amour créateur », un amour qui confère de la valeur. C’est pourquoi on le verra se tourner vers ceux et celles à qui, justement, on ne reconnaît pas ou peu de valeur dans notre société : les pauvres, les miséreux, les malades (les non productifs!). Agapè exige une bonne dose d’humilité, il se manifeste généralement avec discrétion. 

Compatir, c’est ressentir la souffrance de l’autre et agir pour l’en soulager, dans un esprit de partage. Vue sous cet angle, la compassion peut tout autant motiver des actions politiques que des gestes individuels. C’est ce dont je te parlerai dans ma prochaine lettre, chère amie!

Amitiés,

Guy

Faire partie du monde

Chère amie,

 

Il y a quelques mois, je t’écrivais ceci :

« Mais ce désir [de changer le monde], nous devons le « convertir », c’est-à-dire l’éloigner de nos ambitions égocentriques, de notre vieil instinct de domination. Ce désir, s’il veut atteindre son but, devra plutôt être nourri par la reconnaissance en soi et en l’autre d’une humanité commune dont une part n’est pas toujours traitée avec la dignité qu’on lui doit. C’est ce qui faisait dire à Albert Camus : « Je me révolte, donc nous sommes ». S’indigner au « nous », c’est compatir. Changer le monde au « nous », c’est d’abord se changer soi-même, se changer pour mieux aimer et, peut-être, pouvoir rayonner ensuite sur ce monde en espérant que la graine semée portera fruit. Qui aspire à un monde meilleur doit d’abord inspirer le monde dans lequel il vit. »

Tu vois, moi, je ne crois pas aux révolutions qui consistent à « changer un système » pour « un autre système ». Rares sont les révolutions de ce type qui apportent les bienfaits escomptés. La plupart du temps, les grandes idées érigées en système finissent par dériver de leur trajectoire. C’est ainsi que le christianisme, doctrine de paix et d’amour, a fini par aboutir à des guerres de religion, et que le communisme, idée généreuse, est devenu dictature. Quand les efforts déployés pour « faire du bien » font plus de mal que de bien, ils n’en valent pas la peine…

Je ne crois pas non plus aux réformes classiques à l’intérieur des États. Il y aura peu à espérer des réformes institutionnelles tant que les États seront soumis aux lois d’un marché mondialisé…

Je ne crois pas non plus au « décrochage », quelle qu’en soit la forme. « Sortir du système » fait indéniablement du bien à celui ou celle qui le fait, et cela peut parfois être nécessaire pour sauver sa peau, mais l’impact de ce geste isolé sur la collectivité demeure minime.

Mais il y a une voie de passage et elle est très bien décrite dans les deux merveilleux petits livres que je te suggère aujourd’hui. Il s’agit de Guérir du mal de l’infini de Yves-Marie Abraham (dont je t’ai déjà parlé) et Après le capitalisme de Pierre Madelin et. Ces deux ouvrages ont une trame de fond commune que je trouve fort intéressante. Les deux dévoilent avec éloquence les limites d’une société organisée autour d’une croissance économique infinie : des limites sur le plan écologique, bien sûr, puisque les ressources naturelles ne sont pas inépuisables et que leur exploitation sans fin déséquilibre l’ordre naturel de la biodiversité. Mais il y a aussi des limites sur le plan humain puisque, d’une part, la croissance infinie donne lieu à des systèmes qui prennent appui sur une exploitation des uns par les autres et, d’autre part, parce qu’elle conduit à ce qu’on appelle une « dépossession du monde vécu ». Cela signifie que ces systèmes gigantesques finissent par fonctionner de manière quasi autonome, si bien que notre liberté d’agir sur le monde (notre autonomie) s’en trouve totalement réduite, voire inexistante. Ne reste que l’illusion de la liberté, ne reste que la liberté de consommer, de se divertir, de choisir l’engrenage dans lequel nous voulons exercer notre force de travail (le but étant de produire!). Malheureusement, cet assujettissement nous apparaît maintenant tout naturel… Commençons donc par reconnaître que dans de tels systèmes, « une part de notre humanité n’est pas traitée avec la dignité qu’on lui doit ». « S’indigner au nous », te disais-je plus haut!

Guérir du mal de l'infini.jpg
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Où est-elle, donc, cette voie de passage? Qu’est-ce qui doit être « révolutionné » pour qu’un réel changement se produise? Eh bien, pour ces auteurs, c’est sur le plan de l’imaginaire collectif que nous devons changer, c’est-à-dire sur le plan des représentations profondes qui habitent notre pensée et qui motivent nos actions. Nous nous représentons la vie sous le signe du triomphe, sous le signe de la domination rationnelle du monde (par la pensée, par la technologie), et aussi longtemps que cet imaginaire sera le socle de nos actions, celles-ci nous conduiront toujours au même cul-de-sac. Il faut donc emprunter d’autres chemins. Il faut, pour transformer cet imaginaire, « convertir » nos désirs, les réorienter, les poétiser, les spiritualiser, tel que je l’ai abordé dans mes lettres précédentes. Au cœur du revirement de notre conscience se trouve une question : « Pourquoi suis-je ici? », n’est-ce pas mon amie?

Par quoi remplacer cet imaginaire triomphant qui nous habite et nous anime depuis si longtemps? Chacun à leur manière, ces deux auteurs arrivent à une conclusion similaire. L’un d’eux, Pierre Madelin, synthétise son propos en reprenant les mots de l’écologiste américain Aldo Léopold : « il faudra désormais nous considérer comme les compagnons-voyageurs des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution, comme des membres à part entière de la communauté biotique » au lieu de nous concevoir distincts de la nature, car notre destin et celui de la Terre sont inextricablement liés.

Pour Yves-Marie Abraham, c’est la qualité du monde vécu qui doit être reconquise. L’auteur nous présente les trois piliers du nouveau monde à bâtir : « produire moins, partager plus, décider ensemble ». Une condition est cependant nécessaire à la réalisation de ce projet : il faut recréer des sociétés à dimension humaine, car ces trois piliers sont impossibles à ériger dans un monde-machine dépendant d’un marché mondialisé. Penser un monde habitable, c’est penser des microsociétés démocratiques et souveraines. Dans ces petits mondes, la liberté ne serait plus « liberté de délivrance » (consommer et se divertir pour se soulager des lourdeurs qu’impose une macro-société de production). Elle serait plutôt « liberté d’action », c’est-à-dire « autonomie », « créativité », ce qui aurait pour effet de nous rendre plus riches… d’humanité! Utopique? Pour Yves-Marie Abraham, l’utopie, c’est de croire que nous pouvons poursuivre sur la voie dans laquelle nous sommes engagés…

Dans ma prochaine lettre, ma chère amie, je conclurai ce voyage philosophique…

Amitiés,

Guy

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