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On dit que le lien mère-fille est le plus puissant de tous. Entre le moment où, à 20 ans, Michelle apprend le diagnostic de cancer de sa mère et le décès de celle-ci, il n’y a que 10 mois. Peu de temps pour faire ses adieux, une fois que l’horrible nouvelle finit par se frayer un chemin jusqu’à la compréhension… Depuis, Michelle écrit.

TABLE DES MATIÈRES

Préambule

Préambule

J’ai écrit ce texte il y a vingt ans. J'avais alors 21 ans et ma mère se mourrait d'un cancer. J’ai volontairement très peu repris le contenu de chacun de ces textes que j’ai agrégés pour finalement composer un récit de deuil, de résilience et du lien si particulier entre une mère et sa fille. Il se peut que certains passages paraissent contradictoires d’une époque à une autre.

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À travers cette histoire, j’ai souhaité montrer l’ambivalence des sentiments et des émotions qui évoluent dans le temps de façon non linéaire, de prendre conscience de l’évolution du processus du deuil sur plusieurs années et des différentes étapes par lesquelles on passe. Certains ressentis ont évolué et d'autres souvenirs perdurent comme un fil rouge dans la narration. Le deuil implique toujours un plongeon en soi et dans son histoire personnelle afin de pouvoir accepter celle-ci, la dépasser et finalement atteindre une certaine forme de résilience.

 

J’ai d’abord écrit pour moi-même sans savoir ce que je ferai de tout cela. Au départ, il y avait juste un besoin d’exprimer l’indicible. Aujourd’hui, je fais le choix de me confier publiquement parce que je pense qu’il est difficile de guérir d’une perte si on n'ouvre pas son cœur. Il me semble important de garder espoir dans ces moments douloureux que nous vivons tous un jour car, au bout du chemin, on peut retrouver la joie. J’espère sincèrement que ces quelques lignes que je partage à cœur ouvert apporteront des réponses à ceux qui en cherchent, apaiseront certaines souffrances à ceux qui en ont besoin et permettront humblement de donner quelques pistes à ceux qui travaillent sur le chemin de la résilience. Puisse ce témoignage apporter le soutien nécessaire à ceux qui le cherchent.

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Janvier 2001

 

Le sommeil tarde à venir. Il est 1 h du matin. Cela va bientôt faire deux heures que je suis rentrée chez moi, dans ma petite chambre blanche et lumineuse de la maison familiale, sous les toits gris de Paris... J’ai soudainement un besoin oppressant de prendre un stylo et d´écrire. Écrire tout. Obsessionnellement. Frénétiquement. Quand j’écris, je ne pense plus. Quand je crée, ma souffrance s’apaise. Je souhaiterais que les silences ressemblent à ces vacarmes que sont les mots écrits. Ces mots qui grouillent sur une page et se disputent une place. Ils se bousculent dans ma tête pour savoir lequel sortira le premier. Il est maintenant 2 h 15 du matin. Sous ma couette, je brûle de chaleur. Je ne parviens pas à dormir. Je pense. Trop. Encore. La chaleur de la pièce, la moiteur, mon corps humide, le contact avec les draps mouillés de sueur m’empêche de m’apaiser. Je plonge dans un semi-coma sans parvenir à oublier cette fièvre qui me colle à la peau. Je suis maintenant éveillée. Je ne suis pas fatiguée. Ai-je dormi? J’ai ouvert un œil. Mon lit en hauteur, mon corps à terre, frileux encore de cette agitation nocturne, solitaire, incompré-hensible. C’est une flemme soudaine qui alors m’envahit. Pas envie de me laver, pas envie de m’habiller, pas envie de travailler. Juste le désir compulsif d’écrire. Il est 11 h. Les seuls mots qui viennent à moi sonnent plein de haine et de rage. Tant de douleur, de souffrance sont inacceptables. Intolérable. Injuste. Absurde. Impossible à nommer. Impossible de définir l’indéfinissable, l’incompréhensible et l’irraisonnable. C’est juste un enfer quotidien. J’essaie de ne pas penser à cette nouvelle journée.

 

J’entends alors maman se lever. Ce n’est plus ce même pas agité et énergique. Je l’écoute avancer dans le couloir au parquet qui craque, moins large, moins froid que celui de la grande allée stérile blanche, au visage sans nom qu’elle arpente aujourd’hui avec l’espoir d’en trouver la sortie un jour. C’est une démarche titubante et pesante, pleine de fatigue. Je sors de ma chambre avec l’espoir de retrouver le même élan de joie lié aux retrouvailles matinales que nous connaissions encore quelques mois auparavant. Nos regards se croisent. Silence d’un matin qui ne ressemble à aucun autre. Le sol s’affaisse douloureusement, et frissonnent dans ma chair des sentiments inexprimables de violence. Chaque fois que je constate sa détresse, je pense alors à cette terrible nouvelle, cette terrible journée d’été pluvieuse durant laquelle j’ai découvert la vraie souffrance. Je sens mon cœur saigner encore et ces paroles résonner encore et encore. Des phrases qui cognent aux parois de ma boîte crânienne et qui la brise de douleur. Entre deux sanglots, le véritable sens de la vie m’a dévoré la tête. C’est tout un flot de souvenirs, de regrets, d’odeurs, des images confuses : « J’ai un cancer ». Ma mère était atteinte. Touchée en plein cœur, cible de l’horreur, éclats de vie en mille morceaux. Pourquoi? Qu’une cellule infime, anecdotique se mette tout à coup à muter, croître, grossir et envahir, bouffer le corps quoi. Pourquoi? Pas de réponse. Il faut donc se battre. Lutter. Contre son propre corps. Toujours. La vie est cette bulle de savon si fragile qu’un seul coup de vent peut briser en un éclat de larmes... faire chavirer toute une vie. Il est encore temps de parler d’amour.

Il est maintenant 15 h. La journée passe. Comme tous les dimanches, rien à faire. Je n’ai pas envie d’étudier. Et le tic-tac de l’horloge électrique rythme chaque instant d’ennui. J’ai envie de sortir et de sentir le froid cinglant d’un début de mois de janvier. Sentir les rayons glacials du soleil lointain. Et éviter le métro. Je déteste ce moyen de transport. Sale, anonyme, triste, univers cosmopolite et pourtant si indifférent à l’espèce humaine. Je me souviens de cette scène si connue du métro parisien où les passagers ont les yeux tournés vers le sol, absorbés par la terre, comme inexorablement écrasés  par la pesanteur humaine. Soudain un vrombissement, un tremblement, un courant d’air chaud, âcre, sauvage. L’homme en face de moi relève alors la tête. Les yeux toujours au sol, il franchit ces corps qui se pressent, il écrase et se fait écraser. Les yeux sont toujours là, collés au parterre gris et sale du wagon. Soupir. La tension

s’effondre, les regards s’évitent : un clochard passe dans une indifférence complice. Silence. On voit par la fenêtre la tour Eiffel qui s’illumine. Station Passy. Dehors, c’est le beau Paris. Plus loin, les quais où des amoureux s’embrassent et on peut s’amuser à s’imaginer vivre dans une de ces péniches. Mais déjà, très loin, cette eau n’est plus la Seine, ces pigeons gris de poussière s’envolent dans un ciel bleu sans nuages. Un autre univers embue mes yeux. Je vois alors la mer et des mouettes. Cette ville n’est plus Paris.

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Les gens parlent une autre langue, une langue qui chante et qui roule comme des vagues sur le sable. Ce sont d’autres bruits et d’autres odeurs qui me chatouillent les sens, me font saliver d’envie. Un pays dans lequel j’irai faire ma vie, retrouver et reconstruire mon identité, ma réalité. Loin de toutes ces nuits blanches...

 

Cette nuit, je prendrais un somnifère afin d’éprouver ce sentiment de perte de soi qui m’assomme après l’euphorie de l’amour. J’espère que ce soir, le sommeil ne me trahira pas.

 

Paris, le 24 janvier 2001

I

Mon récit représente une étape importante dans la traversée du deuil tel que je l’ai vécu : le désespoir, l’acceptation et le chemin vers la joie. Il exprime la souffrance telle que je l’ai vécue il y a 20 ans, face à la maladie et à la perte.

I – Orpheline

Il n’y a qu’une manière de naître. Un hurlement. Celui du nourrisson qui pousse un cri de révolte, arraché de son confort amniotique pour plonger dans un univers terrestre. L’enfant « tombe » du ventre de sa mère et là, tout commence… Une odeur, la chaleur du sein, un regard qui se croise, le son de la voix maternelle : tous les sens sont mobilisés dès cette première rencontre. Pour la première fois. C’est le début d’une histoire d’amour entre la mère et son enfant. Une mère qui le soulage, le réconforte et l’aime comme personne d’autre ne pourra jamais l’aimer. Un enfant qui devient alors toute la vie d’une mère, dans sa chair comme dans ses sentiments. La mère et l’enfant souffrent et accouchent ensemble de leur amour.

Je ne me souviens pas de mon premier cri. On me l’a raconté. À peine née et déjà je n’étais pas satisfaite de la position dans laquelle on m’avait mise. Je voulais tourner la tête. Rouge de colère, j’ai rassemblé toutes mes forces et je suis parvenue à mes fins dans un soupir de soulagement et de contentement. Mon père a décidé que l’on m’appellerait Michelle, ce qui veut dire « qui est comme Dieu » en hébreu. Et cela ne faisait que commencer. Jusqu’à quel point un prénom détermine-t-il un caractère? J’étais une petite fille espiègle, dynamique, volontaire et intrépide.

J’ai eu une enfance merveilleuse, jouant avec mes frères et écoutée par mes proches. Ma mère m’emmenait partout avec elle, m’habillait de robes et de froufrous et m’avait fait graver une gourmette sur laquelle était inscrite « Chipie ». J’étais sa chipie, sa « poussinette », sa petite fille.

Ma mère vivait en moi. Nous ressentions les mêmes sensations, les mêmes mots, les mêmes tristesses, les mêmes joies. Un amour fusionnel, conflictuel, passionnel. Tous mes chagrins, elle les pleurait avec moi. Toutes mes angoisses la rongeaient, toutes mes joies la faisaient sourire. Elle m’a consolée, aidée, soignée, toujours pardonnée, aimée d’un amour constant et exemplaire. Je ne supportais pas d’être séparée d’elle, je n’acceptais pas que ses amies l’appellent et la mobilisent alors qu’elle était avec moi. Je n’ai pas le souvenir d’avoir passé une journée de ma vie sans elle. Elle devait être toute à moi, rien qu’à moi. Et cela, pour la vie.

Aujourd’hui je suis seule, et je veux soulager ma tête, mon esprit de toutes ces questions et incertitudes. J’aimerais croire en une mort sereine, sensation de volupté et de douceur, et non pas en ce qui inspire habituellement l’horreur… parce que dans ma vie, celle de tous les jours, je l’ai rencontrée et je l’ai détournée à plusieurs reprises. Qui donc aurait pu m’aider à combattre mes angoisses, mes problèmes de santé, la tristesse, mes chagrins d’amour et les questions qui me persécutaient? Ma mère m’a sauvé la vie chaque fois, elle m’a donné la vie tant de fois, elle s’est battue pour moi, et je suis toujours en vie. Et moi? Moi, que lui ai-je donc donné? Lui ai-je sauvé la vie? J’ai fait ce que j’ai pu, je l’ai aimée de toute ma force, de tout mon cœur, de toute ma vie. Et tant que je vivrai, je continuerai à la faire vivre à travers moi, que dans ce que j’éprouve, je sache ce qu’elle aurait ressenti à ce moment-là.

Alors, chaque jour où je me lève, je respire une large bouffée d’air à ma fenêtre, sentir mes poumons, mon corps, mes organes fonctionner, puis relâcher la tension, soulagée. Contempler Paris qui se réveille dans un nuage gris rosé, regarder les voisins qui vaquent à leurs occupations, inlassablement comme tous les matins, un jour comme un autre. Je ferme les yeux; là tout bas dans ma tête je sens des paroles murmurer : « Un jour de plus sur cette Terre… Aujourd’hui est un nouveau jour, je suis toujours en vie. »

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Nous naissons d’un traumatisme, faut-il que la mort soit une libération?

II – Un éternel mauvais rêve

Chaque matin est un soulagement. Chaque nuit est un supplice, l’agitation d’un corps qui ne veut pas s’assoupir, les pensées qui inlassablement viennent et reviennent. Je n’aime pas les nuits de ce mois d’été, je ne désire qu’une chose : me réveiller. Et réaliser tout à coup que tout ça n’est qu’un mauvais rêve.

Une fois, j’aurais voulu ne pas me réveiller. Une nuit durant laquelle j’aurais voulu que le temps s’arrête, et que tout recommence au commencement. Une nuit agitée, de crampes, de larmes, d’impuissance. C’était tout mon corps, toute mon âme qui me faisaient mal et me brûlaient, me torturaient. J’aurais voulu sortir de ce corps, de cet esprit et ne pas deviner ce que l’on m’annoncerait le lendemain vers 7 h 45. C’est toujours par le téléphone que l’on apprend les mauvaises nouvelles. Une sonnerie, puis deux, on hésite à décrocher, car on sait ce que cela signifie. Comme une alarme, bruit répétitif, inlassable, strident… Un peu comme si des bombardiers s’abattaient sur la ville et anéantissaient tout. Un long gémissement qui ne s’arrête que quand c’est déjà trop tard, que lorsque les bombes ont déjà tout détruit.

Maman n’était plus de ce monde.

Depuis, il m’est impossible de dormir au-delà de cette heure. Peut-être que si je me réveillais plus tard, ce serait alors trop tard. Ce n’est pas l’inconnu qui m’effraie, c’est d’avoir à quitter cette vie sans avoir goûté tous ses plaisirs. Ce n’est pas la mort qui m’angoisse, c’est la perte dans la maladie qui me fait peur. La souffrance des personnes que l’on aime…
 

II
III

III – Une croix à porter

Chaque jour qui passe est un jour en moins. Pas d’issue pour cette vie. Aucun moyen d’échapper à son passé, aucune solution pour oublier. Et continuer, toujours aller de l’avant, jamais de pause, jamais de compassion ou de pardon. Aucune pitié dans ce monde où tout avance trop vite et plus rien ni personne n’a le droit de reculer. Alors on fonce, tout droit, là où on croit avec certitude que l’on va bien. Pas le droit de pleurer, pas le droit de se tromper, pas le droit de se laisser aller à la douceur et à la nonchalance, pas le droit de parler de la Mort… La vie ferait-elle peur? Pourquoi finalement accorder autant d’importance à notre plus grand garde-fou? Peut-être parce qu’on oublie trop souvent que c’est une chance de vivre. Et quand on est conscient de cette chance, trop souvent on est hanté par la Faucille.

C’est vrai, tout un chacun est destiné à s’éteindre. Mais le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’il y a différentes façons de partir. Alors, je n’ai plus aucune certitude. Et j’ai envie de le hurler haut et fort à ce Monde qui n’a plus d’âme. Expulser ma rage et la clamer à cette société qui n’a rien compris à la Vie. Face à la souffrance, on ne sait plus consoler ni soigner. On ne connaît que les mots « hôpital » « médicaments », « drogues en tous genres », « somnifères », « psy », « pourquoi ai-je échoué? Pourquoi suis-je une ratée? » Et toutes ces questions qui nous réduisent à l’état de néant. Comme si dans ce monde qui se dit moderne, les maux de l’âme n’étaient plus tolérés. Les interrogations, les doutes et les angoisses n’ont plus leur place.

Alors, je porte ma croix, comme ma mère le fit. Sans un mot, sans un cri, sans un gémissement. Ce n’est plus qu’un mélange de haine et de force qui me hante, silencieuses, redoutables. Plus aucun obstacle ne pourra me freiner dans cette quête de la vérité : savoir s’il y a une vie après la mort. Je n’ai que cette vérité à trouver. Savoir pourquoi j’ai cette chance de vivre et pourquoi du jour au lendemain tout peut s’écrouler. Une vie entière tout à coup à reconstruire avec un vide immense à la place du cœur, un trou noir, béant en guise de futur. Je veux juste savoir, simplement croire que je retrouverai un jour ma mère… Je n’ai pas d’autre issue que de continuer à vivre. À vivre sans elle. Elle n’est plus là. Et je vais devoir faire avec. Ce n’est pas comme si elle m’avait abandonnée. C’est la mort, la maladie, qui nous a séparées. Trop tôt. C’est toujours trop tôt. Elle demeure là, dans mon cœur, mon passé, mon éducation et ma chair. J’entends encore et toujours ses mots dans ma tête. Des mots d’une mère que j’aimais plus que ma propre vie. Maman…

Mais ce n’était plus possible pour elle. Je me souviens de ses grands yeux bleus, son âme, qui me bouffaient du regard. De cette larme qui, avec douleur, coulait sur sa joue pendant que moi je hurlais ma détresse et m’étouffais dans mes sanglots. Et puis plus rien. Un souffle, un râle, un adieu dans la souffrance. Et sa main, si faible, si pâle, si froide, qui m’agrippait et ne me lâchait pas. Mais le crabe a la pince la plus solide et a sectionné notre amour sur cette terre, a tranché la main de ma mère de la mienne. Un crabe qui ronge peu à peu le corps et qui s’immisce partout jusqu’à tout anéantir. Pas seulement une vie… toutes celles autour. Je ne serai plus jamais la même. Une partie de ce que je suis a été emportée avec elle. Tout ce qui avait été dit, tout ce qui avait été amour et espoir, toute mon enfance, tous mes repères, tout s’est tout à coup révélé à moi me laissant ainsi orpheline, face à un potentiel de liberté suicidaire, au bord d’un abîme de solitude. Comme un voile noir qui se déchire et soudain une évidence : le monde est tellement plus accessible que je ne l’imaginais. J’ai compris le fonctionnement de cette existence. Tout le reste n’a plus aucune importance. Cette vie n’a pas de but ni d’exigence, pas de lois, pas de contraintes. Je veux prendre un crayon et dessiner ma vie comme je déciderai de peindre un paysage de désert, puis le compléter chaque jour au gré de mes envies, de mes humeurs. Je ne ressens plus ni peine ni manque. Juste le vide incommensurable. Je trace mon chemin. Je fais ce que je décide de vivre. S’il existe une vérité dans cette vie, je suis alors épicurienne. Je veux profiter de tout ce que je rencontrerai sur mon chemin : un mot, un paysage, un visage, un être, une relation, un amour… Et je ne laisserai personne me diriger et me soumettre ses exigences. Je ne pardonnerai jamais à ce monde tellement absurde et où tout va trop vite.
 

IV

IV – Le temps s’accélère avec le temps

La vitesse. Ne plus sentir le temps passer, foncer tout droit sans regarder en arrière ni se poser de questions sur ce qu’il y a en face. Sentiment de puissance, de défi à la vie, comme une fuite en avant. La vitesse rassure : tout passe et passe vite. Plus le temps d’attendre, plus de patience, tout est là avant l’heure. Kundera  parlait de lenteur et de légèreté. Un monde où la lenteur va trop vite et où la légèreté est devenue insoutenable. Une légèreté que plus personne n’est capable d’assumer : le vide, le néant fait peur. La vie fait peur. Alors nous alourdissons tout par de fausses obligations. Je me souviens entendre ma mère répéter le proverbe de son boucher d’un air quasi tragique : « Les cimetières sont remplis de gens pressés! » Alors, quand je sors dans la rue et que je vois toute cette masse qui s’agite, qui court, qui crie et qui s’ignore, je ne peux empêcher cette angoisse de monter en moi et de m’asphyxier : comment peut-on faire comme si de rien n’était? Comment les gens font-ils pour vivre, pour continuer à vivre dans l’ignorance la plus totale et ne même pas en avoir conscience? Comment peut-on continuer à vivre quand on sait ce qui nous attend? Je ne parviens même pas à décrire toute cette souffrance, toute ma souffrance.

J’ai alors le sentiment d’une solitude pénétrante et irrémédiable : je suis seule à voir la vie de cette manière. Je suis seule à savoir que ça ne sert à rien de se presser : la mort saura bien vite nous rattraper. Le temps s’accélère avec le temps. La vie prend toujours le dessus des choses et je me sens dépassée par elle. J’ai l’impression qu’hier encore j’étais une enfant que ma mère emmenait tous les mercredis après-midi à la bibliothèque. Là, j’ai découvert les mots à l’âge de quatre ans : ma première histoire d’amour. Ma mère chargeait un chariot entier de livres pour enfants, que je dévorais en une semaine. Alors chaque mercredi, il fallait revenir à la bibliothèque et recommencer. Nous étions connues comme le loup blanc et on appelait ma mère « Madame Chariot ». Et elle riait de ce surnom. Un sourire qui illuminait de joie son visage.

J’ai grandi et j’ai alors troqué mon chariot de livres contre des légumes et des produits fades et aseptisés. À la sortie de l’enfance, au début de l’adolescence, j’ai fait une sorte de dépression, vers l’adolescence, j’ai fait une sorte de dépression. Quelque chose que j’arrive seulement maintenant à comprendre et à percevoir dans toute son absurdité. Juste un mal-être ravageur : quand on se pose trop de questions, on finit par oublier de vivre. Je ne sortais plus, plus rien ne m’intéressait, je passais ma vie à travailler, je ne parlais plus aux autres, j’étais devenue indifférente au monde, croyant que personne ne m´aimait. Je ne m’aimais pas non plus. Rien n’allait : trop comme ci, pas assez comme ça. Jusqu’à en tomber malade physiquement : j’ai cessé de manger. Je préférais faire manger les autres. Je me nourrissais de leurs expériences par peur de vivre les miennes. À cette époque, j’ai pris l’habitude de me confier à ma mère. Tout lui raconter, les choses les plus horribles, les plus cyniques qui pouvaient me passer par la tête. Dès le matin, je me glissais, si mal dans mon corps et si faible dans son lit et je me mettais à pleurer. Et nous restions peut-être bien deux heures ainsi : elle, à m’écouter et à tenter de m’apaiser et moi, à lui crier ma rancœur. À force d’entretenir des rapports si forts, une espèce de rivalité féminine et de chantage affectif s’est alors instaurée entre nous deux. On s’adorait et on se fuyait, on se disputait et on passait des heures à se confier des secrets. Tout fonctionnait sur le mode binaire, pas d’intermédiaire. Tout a été finalement vécu de manière totalement intense, jusqu’à la dernière minute de notre amour. Ainsi, les derniers mois, elle disait que me voir guérir l’aidait plus que les traitements qu’on pouvait lui administrer. Elle voulait me voir enfin heureuse. Son plus grand bonheur… Et j’aimerais tellement qu’elle me voie aujourd’hui, lui dire que je suis heureuse, grâce à elle, pour elle et qu’elle peut revenir, que tout ça, c’est fini et qu’il est encore temps de vivre. Je voudrais tout simplement voir de nouveau son visage s’illuminer et de nouveau sentir sa main sur la mienne.

V – La vie comme un château de sable

 

Les cloches sonnaient à n’en plus finir, la senteur lourde des fleurs de lys m’enivrait et je crois ne plus alors avoir rien ressenti : ni cette chaleur suffocante, ni ces gens qui me regardaient avec un peu de tristesse sûrement, et beaucoup de curiosité aussi. Je me sentais tellement loin d’eux. Je suis sortie de cette église, tout à coup absorbée par la chaleur étouffante qui remontait du bitume, agressée par les bruits incessants de la rue, des ambulances et des voitures, projetée dans un monde insignifiant et absurde. À cet instant, je ne pensais plus à ma mère. Je l’avais déjà quittée depuis longtemps, depuis un soir où nous avions pleuré ensemble et nous étions dites au revoir. Elle était là dans mon cœur, pas avec eux. Avec moi. Je pensais seulement à trouver une logique à ce Monde. Pourquoi passer sa vie à construire l’amour, créer des liens pour finalement aboutir toujours au même résultat? Construire pour tout démolir, avoir tout à reconstruire, à 21 ans comme à 60? Juste pour le plaisir d’édifier un château de sable et de voir les vagues l’engloutir? Je ne comprends pas. Et plus rien alors ne pouvait me faire plus souffrir, pas même ces paroles insignifiantes que l’on me disait… « Votre maman est heureuse là où elle est, elle a retrouvé sa propre mère », « Comment allez-vous faire, vous êtes si jeune…? », « Et la grand-mère est morte il y a un an en plus! », « Orpheline », « Vous n’êtes plus que la seule fille de la famille. », « Vous ressemblez tellement à votre maman! », « Vous étiez si proche d’elle, ça va être dur. »

Et d’énormité en énormité j’avançais, je me dirigeais, anesthésiée vers la sortie, évitant tout regard qui, je sentais, me scrutait. Ils s’imaginaient peut-être que j’étais faible, jeune, à la merci de ce monde, désemparée. Si l’enfer existait, je le vivais alors sur Terre et cette chaleur brûlante qui me consumait en était la preuve. Je pensais alors que les gens ont besoin du malheur des autres pour se sentir heureux. Quelque chose me submergeait alors et me disait que je ne serai plus jamais la même, que je ne pouvais pas. J’étais moi aussi morte ce jour-là. Partie avec elle. Je ne me souviens plus aujourd’hui comment c’était avant. Je ne me souviens plus de ma mère, comme je ne me souviens plus de ce que j’étais avant.
 

V
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VI – Plus une personne, seulement une cancéreuse

Je ne reconnais pas ma mère sur les photos. Mon frère ne veut pas que je me compare à notre mère. Il ne souhaite pas que je m’identifie à elle. Il a peur, me dit-il, que je fasse un transfert. Mais au fond, je sais que c’est surtout parce qu’il me reconnaît en elle et ça lui fait mal. Je vois bien dans le regard des gens qui aimaient ma mère leur étonnement, leur émotion quand j’apparais. Et pourtant, quand je me regarde dans la glace je ne trouve aucun trait de ressemblance. Je n’en trouve pas parce que je ne reconnais pas ma mère. Tout est figé, je ne vois qu’un corps. Qu’un visage. Et j’ai beau scruter l’image, elle demeure immobile, inerte. J’en ai donc conclu que l’âme échappait à l’éternité terrestre. L’apparence demeure sur un bout de papier de génération en génération, sans qu’on sache de qui il s’agissait réellement. L’essence de l’individu crée l’individu. Et je ne retrouverai jamais ma mère sur ces images, qui déjà la fixent un peu plus dans la mort. En fait, la première chose, que j’ai instinctivement recherchée est son odeur. L’odeur maternelle, celle que j’avais sentie et gravée dans ma mémoire à la naissance. Il me suffisait d’ouvrir son armoire et d’y retrouver toute sa vie intacte : ses robes, ses mystères, son intimité… Bouts de tissus qui regorgent de souvenirs olfactifs. Mon nez dans ses vêtements m’en imprégnait. Mais ce n’était toujours pas son sourire qui me revenait. La musique apaise un peu ce manque. Chaque air correspond à un moment de mon passé, dont elle fait toujours partie. Et dont elle ne partira jamais. La musique et l’écriture, deux choses que nous avions en commun, que j’aime et qu’elle aimait.

« La musique d’Haendel m’avait fait oublier quelques instants la souffrance dans laquelle tu gisais, maman. Mais cette fois j’étais devenue toi, crucifiée dans mon corps et dans mon âme. Devant ma détresse, à l’annonce de la maladie, la cancérologue m’avait demandé « et si on vous annonçait que vous aviez une sclérose en plaques? » Elle ignorait, bien sûr, que tu avais pendant 33 ans vécu l’enfer de la maladie. Elle ne savait pas non plus, maman, que tu n’avais plus les mots pour crier ta souffrance. Maman, j’étais devenue toi. Deux ans après ta mort, jour pour jour, j’étais dans le même hôpital, dans la même chambre, dans le même lit, le personnel n’avait pas changé… rien n’avait changé. »

J’ai retrouvé ces quelques paroles dans un cahier que maman avait péniblement écrites. On me reprochera sûrement de les lui avoir volées. Mais je ne trouve pas d’autres mots que les siens pour exprimer son enfer. Ma mère avait des mots pour hurler sa souffrance et sa maladie n’a duré que 10 mois. Elle nous avait dit qu’elle avait choisi cet hôpital non pas pour guérir, mais pour mourir. Les médecins ont fini par l’euthanasier pour la libérer. Ma mère est morte d’une overdose de morphine. Le cœur a lâché. Non, maman, tu n’étais pas ta mère.

Plus que le désir de savoir s’il y a une vie après la mort, je veux me souvenir. Imaginer ma mère comme une femme, non plus comme une mère. Toutes ces photos me renvoient toujours l’image d’une personne joyeuse et belle qu’on a envie de prendre dans ses bras tant sa candeur semble touchante. Quand je les regarde, je ne parviens pas à la voir autrement, comme une mère avec ses enfants, non plus comme une femme ayant une vie à elle. Une femme qui aurait vécu avant moi, une femme qui avait eu des désirs de femme : séduire, sortir… Des bribes de ces souvenirs resurgissent… je discerne ma mère devant la glace… Elle passait des heures dans la salle de bains à se « pomponner » comme elle disait. Elle prenait le téléphone avec elle, s’enfermait à double tour et nous avions interdiction de la déranger! Un téléphone qu’elle ne lâchait jamais. Jusque dans les toilettes, elle l’emportait. On restait derrière la porte et on l’entendait s’esclaffer, chuchoter, discuter avec ses amies. Et puis, elle finissait toujours par sortir de cette pièce d’où une vapeur chaude et parfumée s’échappait. Elle entrait alors dans la chambre de mon frère, comme une voleuse, et se contemplait devant la glace, et tournait, virevoltait, faisait trois petits pas de danse et levait la tête d’un air impatient et de contentement, se dressait raide comme une statue et attendait qu’on lui dise comment on la trouvait. Et quand je lui confiais que je la trouvais belle, elle me regardait d’un air surpris et me lançait un naïf « c’est vrai? »

 

Elle achetait des vêtements en cachette, comme pour mieux nous dissimuler ses envies de plaire et ses désirs de femme. Le matin, quand elle partait en retard (elle était toujours en retard!), elle emportait son fond de teint et ses crayons pour se maquiller dans la voiture. Elle arrivait toujours trop fardée au lycée et quand je le lui faisais remarquer, elle s’exaspérait : « Dans une heure, tout est parti! » Jusqu’à la fin, ma mère a continué à se maquiller et à se faire belle comme elle pouvait. Mais même sans tous ses artifices, elle resplendissait de fragilité. Et dans la précipitation, tous les matins, elle rejoignait ainsi son monde. Un univers d’enseignement, de jeunesse, et d’Espagne. Elle aimait ce pays pour son humanité, « le seul pays où l’on considère les handicapés comme des gens normaux », disait-elle. Cela lui tenait tellement à cœur : une vie où l’on aurait fait éternellement la fête.

Ma mère était restée une éternelle enfant, faute d’avoir pu vivre son enfance. Sa mère était tombée malade quand elle avait 15 ans. Et depuis, elle n’avait jamais cessé de s’en occuper. Elle me disait souvent, comme pour me culpabiliser quand on se disputait, que j’avais la chance de ne pas avoir eu de mère malade. J’imagine au fond d’elle l’amertume qui la rongeait : elle regrettait tellement de ne pas avoir eu quelqu’un qui se serait occupé d’elle. Quelqu’un qui dans la rue, n’aurait pas eu à supporter le regard des autres face à son infirmité. Je ne ressentais pas, je ne mesurais pas la souffrance de ma mère, pas encore. Le jour où elle a appris qu’elle avait un cancer, elle a pleuré et m’a dit qu’il y avait une seule chose au monde qu’elle n’avait pas souhaité pour ses enfants : voir sa mère dans un lit d’hôpital… Et là, j’ai compris. Oui, j’ai compris ce que tout cela signifiait réellement. Mais que pouvions-nous y faire? On s’accusait, on ne comprenait pas, on se lançait des pics, on piquait des colères et on cherchait à faire craquer l’autre… à quoi bon? Il n’y avait aucun coupable, aucune cause, aucune logique, aucune solution, sauf celle de l’amour. Continuer à s’aimer, plus que jamais, avant qu’il ne soit trop tard. Du jour au lendemain, j’ai réalisé que plus rien ne serait comme avant. J’ai souffert du regard que les inconnus portaient sur ma mère depuis qu’elle avait un cancer. C’était trop. Trop d’extrêmes à la fois. On ne sait pas comment réagir face à la maladie, je le conçois. Mais il s’agissait alors plus de respect que d’attitude réactive. Ainsi, ma cousine a porté sa main au visage pour embrasser ma mère, comme si son cancer avait pu être contagieux. Première douleur morale.

Une autre fois, je me souviens, nous étions allés à la cafétéria de l’hôpital. Ma mère rayonnait à l’idée de prendre un thé, malgré ses perfusions et son épuisement physique. Les gens la regardaient comme une bête curieuse, les serveurs ont exigé que nous nous en allions : « Les cancéreux n’ont pas le droit de consommer, cela pourrait choquer les âmes sensibles. » Comment pouvait-on se permettre de dire de pareilles horreurs dans un tel endroit? La haine, la rage ont commencé à m’envahir mêlées à un sentiment d’impuissance qui depuis ce jour ne m’a plus jamais quittée. Sans oublier les doutes et les contradictions des médecins, leurs phrases blessantes et parfois inhumaines. Je n’ai pas adressé la parole à un seul médecin, je n’ai jamais su la vérité. Je n’en ai pas croisé un seul dans ces longs couloirs stériles en dix mois. On m’ignorait, on se foutait de ce que je pouvais souffrir, moi, sa fille. Comme si tout ça ne me concernait pas. Comme si ma mère n’était plus qu’un corps, comme si ma mère avait été un animal de laboratoire sur lequel on testait de nouveaux protocoles pour voir si ça marchait, si ça marcherait sur d’autres individus. On en oubliait la profondeur de ma mère, on en oubliait son passé et ne la considérait plus que comme une « cancéreuse » à qui on interdit de fréquenter la cafétéria de l’hôpital, à qui on interdit de prendre un prêt à la banque. Je ne pardonnerai jamais à cette société d’avoir maltraité ma mère dans sa souffrance. D’avoir oublié qui elle était, de ne l’avoir identifiée qu’à sa peine; d’avoir oublié qu’elle avait travaillé dur toute sa vie pour les autres, à passer des heures à corriger des copies, à se coucher tard, à finalement oublier de vivre pour elle. Sa vie l’a consumée peu à peu.
 

VII

VII – Plus de consolations féminines

 

On parlait de l’an 2000 comme d’une date charnière dans l’existence de l’Humanité : le bogue, les prédictions de Paco Rabanne , l’éclipse de Lune, le passage à l’euro, l’application des 35 heures… Bref, il ne s’agissait que d’inepties. Pour moi, l’an 2000, c’est un peu, et surtout l’Apocalypse. L’Apocalypse, la fin du monde, plus rien ne sera comme avant. On m’avait dit « c’est pour bientôt ». Qu’est-ce que cela signifiait? Bientôt? Bientôt, c’est de toute manière toujours trop tôt.

Une nuit, j’ai rêvé de l’Apocalypse. Ma mère était près de moi, dans un lit, et me regardait d’un air sévère, comme si elle souhaitait me mettre en garde contre un danger ou comme si j’avais dit ou fait quelque chose qui ne lui aurait pas plu. Nous étions là, en silence, à nous regarder. Nous étions spectatrices du Monde, séparées de ce dernier par une large baie vitrée. Je me souviens… Tout à coup, à l’horizon, une bourrasque, une espèce de souffle de feu, un brasier de lumière et de poussière blanche dévasta et rafla tout sur son passage : les êtres, les immeubles, la mer et la terre. Plus rien ne restait. Le néant. Comme si avait eu lieu une seconde fois Hiroshima, mais, cette fois-ci, seules ma mère et moi étions sauves. Comme dans une bulle protectrice à contempler le désastre qui venait de s’accomplir sous nos yeux. Trois fois la scène se répétait. Trois fois nous l’avons contemplée. Sans bouger. Dans le tumulte, nous avions résisté à la tempête. Seulement nous deux, et aussi mon grand-père. Nous étions trois à survivre à ce désastre, trois naufragés de la vie.

L’Apocalypse. Le jour des obsèques, mon père a choisi de lire ce passage de la Bible. Pour lui, c’était ça la fin du Monde. La fin de toute une vie qu’il avait construite avec ma mère. Le début d’une nouvelle ère sans elle. Une existence masculine. Seulement masculine. Je suis la dernière « entité » féminine qui a survécu jusqu’à présent… jusqu’à quand? Je ne veux pas le savoir. Je sais juste que je serai toujours épaulée par des hommes. Des hommes que j’aime de tout mon cœur, mais qui restent des hommes, qui ne savent pas consoler, me prendre dans leurs bras quand je suis aux prises avec un désarroi le plus total, qui me lanceront « je n’en sais rien, je ne suis pas dans ta tête » quand ça ira mal, qui ne devineront pas mes problèmes de femme à l’avance quand j’en aurai et qui ne sauront pas les résoudre. Le soir quand je rentrerai à la maison, je ne trouverai plus personne perché sur les placards à récurer le moindre recoin de poussière, je n’entendrai plus de cris quand ma chambre sera en désordre ni quand mon frère se réveillera à midi et demi, je ne pourrai plus emprunter les vêtements de ma mère ou son maquillage, nous ne pourrons plus nous moquer de ses illogismes et de ses longues phrases qui n’en finissaient pas. Ma mère passait d’un sujet à un autre sans transition, tant elle avait de choses à dire. Elle avait toujours une anecdote à nous raconter, toujours une incongruité à dévoiler. Elle nous confiait qu’elle avait dû être délinquante dans une vie antérieure! Elle se débrouillait toujours pour obtenir le moindre achat moins cher que le prix indiqué, juste pour le principe. Et elle parvenait toujours à ses fins. Ainsi, elle avait réussi à persuader son proviseur de la laisser organiser des soirées et des concerts à son lycée, ainsi que des voyages avec ses élèves alors que personne avant elle n’y était jamais parvenu. Tout ce que personne n’avait osé faire auparavant, elle le faisait. Elle était le charme incarné : il suffisait qu’elle sourît et qu’elle ouvrît la bouche pour sympathiser avec le moindre inconnu, ce qui avait le don d’exaspérer mon père. Elle passait d’ailleurs sa vie à le provoquer. Ce qui se finissait toujours par une colère, mais en réalité il faut croire qu’il aimait ça puisqu’il était encore là. Il faisait semblant de s’énerver quand il entrait dans la voiture et découvrait les horreurs que ma mère accumulait à l’intérieur. Elle faisait collection de vierges espagnoles en forme de médailles qu’elle collait sur le tableau de bord. Je me souviens, on avait même le Pape et c’était, il est vrai, très laid. Mais c’était son coin d’Espagne, et chacun de ses amis contribuait à ce bonheur simple en lui rapportant une de leurs péripéties latines. Ainsi, chaque mois, une nouvelle fleurissait. Quand il en tombait une, elle s’exclamait : « San Fermin s’est cassé la gueule, il faut le recoller. » À un feu rouge, elle se précipitait et le remettait à sa place avec de la colle forte : « Là, tout est en ordre! »

Le jour des obsèques, nous avons tout arraché dans un élan de douleur. Elles résistaient et nous avons dû abîmer le revêtement de leur support. Maman aurait été heureuse de voir qu’elles tenaient si bien, que la colle les avait incrustées, immortalisées, rendues indélébiles à la matière. Ainsi, pour elle, tout était fait de bonheur et de simplicité. C’était une extravertie d’une crédulité déroutante. C’était ma mère.
 

VIII

VIII – Faire son deuil… c’est accepter

On m’a dit que je devais faire mon deuil. Mais on ne m’a jamais expliqué comment le faire. Et je me suis retrouvée seule, moi et mon deuil à porter. Dans ce monde, où on nous donne des notices et des instructions pour tout… sauf pour ça. On nous commande, nous formate et nous moule dans des légendes, des références et des idées fixes. Mais la Mort n’intéresse plus aujourd’hui. Nous vivons à 100 à l’heure et agissons comme si nous étions immortels. Ma mère pensait qu’elle l’était. Elle se fâchait après mon père qui avait pris une assurance vie à la banque. Elle trouvait ça morbide, inutile : à 50 ans, on a encore toute la vie devant soi. Voir ses petits-enfants, marier ses enfants, partir à la retraite, voyager… pas pour elle. Elle devait avoir déjà tout vécu, trop vécu. Sa vie était pleine de vie, trop. Fallait-il qu’elle en laisse aussi pour les autres? Faut-il passer sa vie à économiser pour vivre vieux? Aujourd’hui, nous avons des frais de succession qui vont nous ruiner. Tout ça pour un État, une société qui n’a pas réussi à sauver ma mère. Notre chagrin est immense, la rage et la révolte du nouveau-né refont surface. Nous vivons dans un monde fait pour vivre. La Mort est taboue. On doit l’effacer au plus vite, pour continuer sa route. Il faut être fort et payer avant tout cette grosse machine inhumaine qui nous a aidés à subvenir aux soins hospitaliers de ma mère. Cynisme, acidité, morbidité.

J’ai réalisé que dans ce bas monde le deuil est un concept abstrait. On théorise, on suppute, on suggère pour aboutir à un vaste champ d’idées et de grands mots. J’ai finalement laissé parler les gens. Je sentais que ça leur donnait de l’importance, qu’ils se sentaient utiles et forts face à une orpheline. Orpheline de son propre passé. Conseiller ne permet pas de réaliser l’importance de cet événement, son impact dans la vie d’un homme ou d’une femme. Je me suis donc écoutée pour une fois, un long chemin dans la solitude. Faire son deuil, c’est se laisser aller à tous ces états d’âme, à toute sa révolte et son incompréhension, et parler, parler, pleurer. Pour finalement ne plus qu’accepter cette évidence, cette fatalité. Car au départ on croit toujours que ce n’est pas vrai, que notre défunt est toujours présent. Le deuil est une période qui ne se compte pas en durée, c’est une longue digestion qui consiste à concevoir ce manque, à accepter que la vie ne soit plus jamais comme avant. C’est une renaissance dans la douleur. Peut-être est-ce donc ça finalement la vie après la mort? La renaissance des autres après la mort d’un de leur proche.

Alors, j’ai fait mon deuil puisqu’il fallait que je le fasse. Que nous le fassions tous. Dans la solitude. Je me souviens qu’un ami de mon frère, qui lui aussi avait perdu son père, lui avait écrit : « Nous n’avons jamais été aussi entourés et pourtant aussi seuls. » C’était bien cela : des dizaines de gens autour de vous à vous parler, à se préoccuper de vous, à vous appeler, à vous reprocher de ne pas appeler quand ça va mal et quand vous ne voulez parler à personne. Ils vous forcent à sortir, à parler d’autre chose, à penser à autre chose. C’est impossible. Ma mère est là dans ma tête, mon esprit à chaque fraction de temps de ma vie. Toute cette activité part d’un bon sentiment, mais comment expliquer aux gens l’intensité de l’horreur que l’on vit après cet événement? D’ailleurs, c’est après ça que l’on reconnaît ses vrais amis. La période de deuil, c’est un peu comme l’évolution d´une maladie, d’un cancer. Dans un premier temps, c’est la chute, l’effondrement, mais les amis sont là. Ma mère a été harcelée de coups de fils, de visites, de lettres venant de tous horizons… Entourée, accompagnée, jusqu’à son dernier souffle. Finalement, il n’y avait plus de place pour nous, sa famille, sa fille. J’ai souffert de cette séparation avant l’heure, mais la voir un peu soulagée adoucissait mon amertume : elle était tellement heureuse de réaliser enfin à quel point elle était aimée! Le jour où elle s’est fait couper ses beaux cheveux longs parce que la chimiothérapie les avait trop abîmés, dans un élan de naïveté elle s’est écriée : « Et les gens continuent à prendre de mes nouvelles et à me dire qu’ils m’aiment! Moi, qui pensais qu’on ne m’aimait que pour mes cheveux. »

Dans un second temps, c’est l’accalmie, les gens ne pensent plus vraiment à vous, la vie reprend son cours. Certains clament des horreurs pensant bien-dire, d’autres se taisent et écoutent. Là est toute la différence.

J’ai donc fait mon deuil, accompagnée physiquement, dans la solitude moralement. Comme ma mère et son cancer. Des milliers de personnes atteintes, abandonnées sur un trottoir et seules dans leur combat, face à leurs doutes et leurs angoisses, comme ma mère ce terrible soir d’été : « 19 h 05, mardi 11 juillet 2000 à Paris : Je me suis retrouvée avec mon dossier, mon cancer… et mon AMIE qui me tenait très fort la main. »
 

IX

IX – Vivre intensément

On m’a confié le jour où j’ai perdu ma mère que j’avais acquis une certaine sagesse. Au début, je suis restée perplexe face à ce constat. J’étais trop sous le choc pour réaliser ce que cela signifiait, ce qu’on entendait par « sagesse ». Aujourd’hui je pense avoir compris. Oui, je le crois. Je ne me suis pas résignée. Je ne suis pas stoïque. Je suis donc sage. Évidemment je souffre de toute cette vie à vivre sans elle, je souffre de son départ, je souffre de sa souffrance. Mais je ne regrette rien. Absolument rien. Ce que j’ai vécu, je l’ai vécu intensément. Tout ce que j’ai de bien, j’en suis redevable à ma mère. Je me sens tout à coup si forte. À la limite de la normale, à la limite de l’humain, à tel point que je me sens soudainement devenue terroriste envers moi-même : plus rien ne peut m’arrêter, plus rien de pire ne pourrait m’arriver… à moins que… toujours ce doute au fond des tripes qui me hante.

Bienvenue dans le monde merveilleux du doute. Où tout est possible et rien n’est sûr. Nous savons juste que nous connaîtrons la mort. Mais n’est-ce pas là aussi l’une des incertitudes les plus pénibles de cette existence? Douter de ce qui reste encore à découvrir… jusqu’à quand? Faut-il mourir pour vivre ou vivre pour finalement mourir? C’est certainement ce qu’avait dû penser Anna, une amie, avant de se donner la mort. J’ai la conviction qu’elle n’assumait pas ce décalage entre ce qu’elle était et le monde dans lequel elle vivait.

J’allais souvent chez Anna. Dans son atelier d’artiste à Antony. J’aimais bien parler avec elle. J’avais le sentiment qu’elle détenait un grand secret, que rien de la vie ne lui échappait : ni ses sens, ni ses bonheurs… On prenait un café brûlant, et on riait. Elle me montrait ses tableaux pleins de lumière et de couleurs, de rires et d’enfance. Je souriais à ces grands yeux qui roulaient comme des billes quand elle était tout excitée, enthousiaste à l’idée d’avoir une nouvelle idée. Les gens qui la connaissaient disaient d’elle que c’était une hystérique. À vrai dire, je n’en sais rien. Je sais juste que cette fille avait quelque chose que nous n’avons pas. Elle était habitée par une espèce de magnétisme, de force et de joie de vivre inouïe. J’aurais voulu lui demander si elle pensait qu’il y avait une vie après la mort. Comment concevait-elle le Paradis? Trois mois après le décès de ma mère, elle se donnait la mort et je perdais une amie pour la première fois de ma vie. Je n’ai pas eu la possibilité de faire le deuil de cette amitié tant mon chagrin me plombait déjà dans un quotidien sans saveur.
 

X

X – Ma mère, ma grand-mère… et sa mère avant elle

Cela va faire trois nuits que je rêve de ma mère, et chaque fois, elle revient pour me mettre en garde contre quelque chose; je ne discerne pas encore de quoi il s’agit. Elle est toujours accompagnée par mon grand-père. Je la vois omnipotente et puissante, comme une reine qui trône sur un univers.

 

Comment imaginer un paradis, comment concevoir une vie après la mort? Tant de gens déjà morts, tant de malfrats… Peut-on se retrouver parmi cette multitude d’inconnus? Et si cela existe, l’esprit humain ne peut le concevoir. Pourquoi même chercher alors à le concevoir? D’autres imaginent qu’il n’y a rien, que la suite de la vie n’est que le néant absolu, l’inconscience la plus totale comme cela était avant la naissance. On n’aurait donc même plus conscience de ne plus être. Seuls ceux qui restent souffrent du manque, du vide qu’ils laissent et continuent à vivre à travers les souvenirs des autres. Quelle que soit l’option, nous n’avons que le choix de vivre ici et maintenant, accompagnés de l’absence de ceux qui nous avons aimés.

 

J’ai cru un instant que retourner sur la tombe de ma mère me rapprocherait d’elle, que peut-être je la retrouverais. Parmi toutes ces tombes qui l’entouraient, toutes semblables, je n’ai trouvé qu’une pierre qui dissimulait une boîte dans laquelle se décomposait sûrement un corps. Un corps inerte, peut-être déjà un tas d’os. Et là était censée reposer ma mère? Je suis rentrée chez moi désabusée, déprimée. Rien. Pas un signe. Et toujours à côté d’elle, cette autre plaque sous laquelle mon homonyme résidait. Même dans la mort j’avais le sentiment que l’on me volait ma mère, que l’on me spoliait ma place : une autre « Mathilde Gautier » était déjà morte et reposait aux côtés de ma propre mère. Était-ce ce que l’on peut appeler un signe? Une coïncidence? Du hasard? Le destin? Le destin, c’est la fatalité. Il n’y avait aucune fatalité dans ce drame, un pur hasard de mauvais augure, c’est tout. Tout comme ce jour où ma mère est morte : elle est partie le jour de l’Ascension, jour où le Christ est monté au Ciel. Ce jour-là je n´ai ressenti que l’anéantissement le plus total. L’effondrement de tout un bloc de croyances et de certitudes.

 

Ma mère a longtemps regardé le plafond, d’un air terrifié, on lisait l’angoisse, la peur et la solitude dans son regard si bleu. Un bleu limpide et pur… était-ce son âme? Que cherchait-elle? Que voyait-elle? Car ici-bas, c´était l’Enfer. Un Enfer de pourriture, de bile et de cauchemars, où la mort, seule issue, devient un soulagement. Sa force à elle était sa mère. Ces derniers mots furent « je vais revoir Mamie ». Les mêmes que ma grand-mère avait elle-même prononcés quelques jours avant de partir. Et ma mère avait elle aussi cette même expression du visage : c’était de nouveau ma grand-mère que je revoyais mourir dans ce lit d’hôpital, non pas ma mère. Ma mère, je ne sais plus qui elle était. Je n’ai serré dans mes bras qu’un corps qui n’était plus qu’abnégation et douleur. Ma souffrance c’est d’avoir tout oublié : je ne sais plus comment c’était avant la maladie.

 

La plus grande limite à la liberté est celle de l’esprit. Tout ne me semble que truismes, redites et logique. J’aimerais aller au-delà de ce que nous pouvons penser et découvrir quelques vérités cachées. Ne plus me restreindre à une simple logique cartésienne et ne plus me cantonner à des évidences. Seule l’écriture me permettra d’accoucher de nouveau de cet amour : recouvrer la mémoire, suspendre un instant mon amnésie, tout retracer pour mieux tout revivre et me souvenir. Me souvenir d’un passé qui me semble ne pas être le mien, qui appartient en définitive à quelqu’un d’autre que moi-même. Mon passé appartient à la personne que j’étais avant que ma mère ne parte.

XI

XI – Souvenirs qui surgissent

Trois mois après le décès de ma mère, nous nous sommes tous, mes frères et mon père, rendus au mariage de mon cousin. Je me sentais étrange, quelque chose me tourmentait et je ne parvenais pas à percevoir d’où cela pouvait bien provenir. La cérémonie se déroula normalement, le vin d’honneur, le dîner… et je sentais qu’on me guettait, mon esprit n’était pas tranquille… J’ai vu la mariée ouvrir le bal avec le marié et là le déclic a eu lieu à cet instant. Tout est allé à toute vitesse dans ma tête et c’est toute une succession d’images qui ont refait surface, des couleurs du passé, le temps d’une nuit : le mariage de mon frère, le bal, la danse. Ma mère adorait danser, et elle dansait très mal. Mon père détestait danser. Sauf pour le mariage de mon frère aîné. Ma mère avait passé des semaines à se faire belle, à essayer des toilettes, des chapeaux, des chaussures, à perdre quelques kilos. C’était presque trop! Elle était tellement fière de marier son fils et de vivre ainsi une deuxième fois sa propre noce. Et toute la soirée elle a dansé avec mon père, comme un jeune couple qui rayonnait de bonheur et d’amour. Une photo d’eux à cet instant avait été prise et ma mère l’avait fait encadrer. Depuis elle trônait sur son bureau, triomphante. Et tout resurgit alors à cette table, où assise en face de mon père, nous nous sommes regardés dans un silence terrifiant d’emphase. Sa voisine s’est approchée de lui et l’a invité à se joindre à ce jeune couple. J’ai alors vu mon père rougir, les larmes aux yeux et lui déclarer avec une voix mêlée de gêne et de regret : « Non, je ne danse pas. Je ne sais pas danser, ce qui était d’ailleurs le grand désespoir de ma femme. »

S'asseoir

S’asseoir sur un banc et contempler les pigeons

Soudain, l’écriture s’est tue. Incapable d’aligner une phrase de plus sur le papier. Tout demeurait inerte, chaque mot pesait et me torturait. Je crois ne plus avoir rien su tout à coup. Je n’ai jamais rien su. Je ne sais rien. Alors je me suis tue à mon tour. Et j’ai essayé de continuer à avancer tant bien que mal dans cette vie, sans repères et sans références.

 

Les événements passent. Comme tout. On n’oublie pas, mais on s’accommode. De tout, même de l’irrémédiable. J’ai soudainement cessé de parler et d’écouter. J’espérais alors trouver un signe, quelque chose qui me guide et me réveille. Une seule chose, juste réaliser. Réaliser ce que tout cela signifiait, découvrir qui j’étais. Quatre mois ont ainsi passé. J’ai continué mon chemin dans un épais brouillard, l’esprit embué de confusion et de douleur refoulée. Aujourd’hui, je ne suis plus la même, c’est un fait. Mais je ne sais pas encore qui je suis vraiment.

 

Cela fait quatre mois que nous nous sommes quittées ma mère et moi. Cette nuit j’ai rêvé d’elle. Tout à coup je me suis réveillée. Les larmes avaient coulé durant mon sommeil, mais je me sentais malgré tout sereine. Je me souviens de ce songe : elle me disait au revoir. Je la sentais calme, apaisée, belle. C’était la première fois que je ne la voyais plus malade. C’était elle, enfin, maman… Comme un voile noir qui se déchirait alors tout à coup. Comme si je recouvrais la mémoire après une longue absence, une pénible amnésie : savoir que l’on a oublié, mais ne pas mesurer l’importance de cet oubli.

 

Ce n’était alors plus cette haine ni cette rage qui m’animaient. J’entendais maman me caresser de ces paroles tendres et me soulager de mes maux. Comme lorsque j’étais petite. Je la retrouvais enfin. Je la reconnaissais. Elle était là, près de moi, en moi, pour moi, pour la vie. J’avais enfin compris que pas même la mort ne pouvait me séparer d’elle. Ce que j’avais vécu avec elle m’appartenait, faisait partie de moi, de ma vie et ne pouvait m’être enlevé. Maintenant, j’ai tout à construire, à me construire. Jusqu’à maintenant, j’étais aveugle, anesthésiée tout comme avait pu l’être Meursault[1] à la mort de sa propre mère. J’étais devenue étrangère à ma vie tout comme le héros de Camus lui-même l’avait été à la mort de sa propre mère. La vie prend un véritable sens quand on sent tout à coup la Vie. Je n’ai plus aucune certitude, je sais juste que je ne crains plus la mort. Je l’accepte. J’accepte que la seule éternité que l’on possède reste le présent. Ni avant ni après ne peut satisfaire l’Homme. Parce que le passé représente toujours un état irrémédiablement perdu, une pluralité de fins qui rappelle la dernière. Quant au futur, il nous mène toujours là où nous ne savons rien et où la vérité nous guette. Accepter la mort, c’est accepter que nous ne sachions rien.

 

Le moment le plus terrifiant ne dure en définitive qu’une fraction de seconde, le temps de passer de la conscience à l’inconscience. C’est juste le temps de réaliser que tout a une fin et que l’on atteint l’ultime, celle promise à chacun. À cet instant, nous atteignons l’Éternité.

 

Oui, ma mère est morte. Oui, elle a souffert. Oui, elle n’avait pas mérité cela. Oui, la souffrance psychique est insoutenable. Oui, nous avons tous une vie à vivre sans elle.

 

Oui, le manque est là. Oui, l’absence est présente. Mais aujourd’hui est un jour de plus sur cette Terre. Un jour de plus pour me souvenir de ma mère et de son grand sourire, de toutes les choses qu’elle m’a laissées. Un jour de plus pour lui rendre hommage. Chaque rayon de soleil me rappelle sa chaleur, chaque goutte de pluie me remémore nos larmes, le moindre rire est un éclat de joie : « Vie. Fais tout ce que je n’ai pas pu faire et que j’aurais souhaité que tu connaisses. » Alors je l’écoute. Je prends le temps de m’arrêter dans ma quête insatiable de vie. Faire une pause et m’asseoir sur un banc. Juste un instant. Contempler le temps qui passe dans une absolue solitude. Sentir cet instant d’éternité éphémère.

 

Je laisse alors seulement venir à moi tous ces petits oiseaux et je ne peux m’empêcher de penser que ma mère n’est pas loin. Là, à quelques pas, ces moineaux me la rappellent, me rappellent l’affection qu’elle leur portait. Elle aimait leur fragilité, leur léger chant et leur plumage doux. Pas comme un de ces volatiles vulgaires et sales qui s’impose toujours en terrain conquis. Je contemple la scène où la bête se dandine parmi ces petites créatures insouciantes… je ne peux m’empêcher de sourire, une esquisse de bonheur alors que mes yeux se remplissent de larmes : « Un mois à contempler les plantes de mon balcon parisien. Un seul événement : un pigeon a raté son vol et s’est écrasé contre les carreaux. Je hais les pigeons ».

 

Paris, le 10 octobre 2001

 

[1] Personnage-narrateur du roman d’Albert Camus, L’Étranger (Wikipédia)

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