Issue d’une grande famille, Cécile vit tout un changement quand elle se retrouve seule en ville. Généreuse, attentive et ouverte aux autres, elle fait rapidement la connaissance de ses voisins de palier, puis de gens qu’elle rencontre sur son chemin, notamment de nombreux membres de la communauté des personnes handicapées, un groupe marginalisé dont la cause l’interpelle.
– Table des matières –
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Le but de cette chronique est de vous faire découvrir ce qui se passe derrière la porte de différentes personnes handicapées et de vous appeler à l’ouverture et à la solidarité. Cécile frappe à votre porte pour vous inviter à commenter ou à témoigner de vos expériences de vie en tant que personne handicapée ou non. Allez-vous ouvrir?
Cécile arrive en ville
Cécile a loué un trois-pièces et demie dans un immeuble en copropriété d’une centaine de logements, situé dans un coin tranquille du centre-ville, où elle n’a ni parents ni amis. Comme elle travaille de son domicile, elle n’a personne à qui parler. Elle appelle son grand-père presque chaque matin, mais tous ses autres échanges se font par courriel ou clavardage et, une fois par semaine, en virtuel, avec son superviseur. Cécile s’ennuie.
Quelques jours à peine après avoir fini de s’installer, Cécile décide d’aller au-devant de ses voisins de palier. Elle prépare neuf invitations à pendre la crémaillère, sur lesquelles elle les prie de bien vouloir lui répondre, d’apporter leur propre boisson et de lui faire part de toute allergie alimentaire ou environnementale pertinente, puis s'empresse de les distribuer.
Elle reçoit huit réponses, cinq acceptations, trois abstentions et une seule déclaration d’allergie, aux noix de cajou.
– Plus de la moitié viendront, se dit-elle, moitié déçue, moitié ravie.
Comme c’est l’hiver, Cécile choisit de préparer une grosse chaudronnée de soupe aux lentilles. Elle a fait du pain, sorti son beurre, ses fromages et acheté de la margarine, pour les végétaliens. Elle a même prévu quelques bouteilles de vin et préparé suffisamment de punch pour remplir deux fois le bol qu’elle a acheté spécialement pour l’occasion.
Dans son village, quand il y a une fête, personne ne se fait prier pour participer. On s’offre pour aider, demande ce qu’on pourrait apporter. En ville, ça se passe autrement. On vient ou on ne vient pas. Parfois, on ne se donne même pas la peine de répondre. Et il arrive aussi qu’on dise qu’on va venir et qu’on se désiste à la dernière minute, ou qu’on ne se présente tout simplement pas.
Autour des fenêtres du salon et le long de la balustrade de son balcon, Cécile a suspendu des guirlandes de lumières multicolores. Aux deux extrémités de sa table de salle à manger, elle a placé une douzaine de verres, des assiettes, des bols, des ustensiles et des serviettes et au centre, la soupe aux lentilles, dans la soupière héritée de sa mère. Dans la cuisine, le bol de punch trône sur une petite table couverte de la nappe de dentelle crochetée par sa marraine.
À six heures, tout est fin prêt. Ça sent bon la soupe chaude et le pain frais. Les planchers, les fenêtres, la cuvette brillent. Cécile est resplendissante. De son unique haut-parleur, le vieux téléviseur postille de la musique d’ambiance.
Les invités sont arrivés sur le tard et repartis beaucoup trop tôt : deux couples, deux hommes et une veuve, restée derrière pour aider Cécile à tout ranger. Elle vit dans l’immeuble depuis toujours et en connaît presque tous les occupants, dont ceux qui étaient de la fête. Mathieu et Sara, propriétaires depuis à peine un an, espèrent vendre à profit et s’acheter une maison en banlieue dès qu’ils seront assez bien établis pour pouvoir se permettre d’avoir un enfant. Deux sexagénaires retraitées forment l’autre couple. Également propriétaires, elles ont toujours vécu en ville mais y passent très peu de temps depuis qu’elles ont entrepris de faire le tour du monde. Les deux hommes, l’un célibataire, l’autre récemment séparé, tous deux locataires, tous deux pères; le premier jamais très engagé et le second, dévasté par la rupture à un point tel qu’il a choisi de ne pas voir ses fils pour leur épargner sa souffrance.
– Tu es bien courageuse, ma belle, d’inviter tout ce monde que tu ne connais pas.
Courageuse? pense Cécile.
– Voulez-vous rapporter de la soupe? Il en est resté tellement, lui propose Cécile, qui avait remarqué que son invitée n’avait rien mangé de la soirée.
– C’est gentil, mais non merci. Tu devrais en offrir à Odile, au 2B. Elle adore la soupe épaisse.
Odile. C’est ça le prénom de sa voisine d’en face? se dit Cécile.
Elle l’avait croisée à quelques reprises, mais n’avais jamais osé lui parler. Elle ne savait pas comment l’aborder et le fait qu'Odile était toujours accompagnée compliquait les choses.
– Elle devait venir, mais m’a texté qu’elle avait un empêchement. J’ai pensé qu’elle était malade.
– Odile est rarement malade. Si tu veux la connaître, ma belle, tu ferais mieux de l’inviter seule. Elle est mal à l’aise parmi des gens qu’elle ne connaît pas.
– Comment savez-vous tout ça?
– Je croise souvent sa mère dans le couloir. Elle a la jasette facile. Elle s’en fait beaucoup pour son Odile.
***
9 h
Bonjour Odile. Je suis désolée que tu n’aies pas pu venir hier soir. J’espère que tout va bien. Aimerais-tu que je t’apporte de la soupe aux lentilles? Il en est resté beaucoup.
11 h
Bonjour Cécile. C’est gentil de ta part. Pourrais-tu venir vers midi ou après 4 heures?
À midi cinq, Cécile frappe à la porte de sa voisine. Une femme de forte stature l’ouvre et saisit le contenant de soupe sans rien dire, puis se dirige vers la cuisine, révélant ainsi Odile, qui se trouvait juste derrière.
– Merci! J’adore la soupe aux lentilles. Désolée encore pour hier.
– Ça va. Ça arrive.
– …
– … Bon alors, je vais y aller. Si t’en veux plus, j’en ai encore plein.
– Merci!
Cécile avait espéré qu’Odile l’inviterait à entrer, mais elle est tout de même ravie d’avoir enfin pu lui parler.
Elle a de la visite. Normal, pensa-t-elle. Elle en a souvent, de la visite. Elle n’a probablement pas de temps pour moi. Dommage. Elle a l’air gentille. Timide, mais tout de même sympathique. Elle a sûrement plus envie de fréquenter des gens comme elle.
***
Ce que Cécile ne sait pas encore, c’est que les visiteurs d’Odile sont souvent des aides-soignantes. Odile a de bonnes amies, mais elle les voit peu et elle côtoie rarement les membres de sa famille, trop occupés qu’ils sont à faire carrière et à élever leurs rejetons. Elle n’a que sa mère sur qui elle peut toujours compter.
Tout comme Cécile, Odile se sent parfois seule et aimerait avoir plus d’amis avec qui elle pourrait faire autre chose que jaser ou regarder la télé; des amis autonomes avec un permis de conduire, qui lui ressembleraient, mais dont les membres fonctionneraient et qui sauraient s’en servir; qui auraient comme elle envie de s’évader, de prendre la route, de s’arrêter pour casser la croûte, puis de continuer, jusqu’à ce qu’elle doive rentrer, morte de fatigue, la vessie sur le point d'exploser.
Cécile ne l’a pas facile
- Un mois déjà, soupire Cécile.
Elle vient d’envoyer le paiement de février pour son loyer. Janvier a été gris, sans vie, sans amis. Ses efforts pour connaître ses voisins n’ont pas produit les résultats escomptés. Personne ne l’a reçue à son tour ni invitée à sortir. La veuve lui a poussé un sachet de biscuits et une carte de remerciement par la fente à lettres, sans vérifier auparavant si elle y était. Elle semble toujours pressée de partir celle-là. Chaque fois que Cécile la croise dans le couloir, elle est en retard pour quelque part. Elle n’a revu le couple de retraitées qu’une seule fois dans l’ascenseur bondé de leurs valises. Elle aperçoit souvent Pierre ou Paul et parfois Pierre et Paul ensemble, mais ni l’un ni l’autre ne s’arrête jamais pour lui parler.
– Bonjour, ça va? Qu’ils lui lancent en passant, sans attendre la réponse.
Elle n’a jamais revu Odile.
Cécile se demande souvent si elle a bien fait d’aller vivre en ville, de quitter les siens.
– C’est plus que l’temps d’penser enfin à toé, lui avait dit son grand-père. T’as assez donné. Va vivre ta vie. Tu sais bin qu’y'a rien pour toé icitte.
Il n’avait pas tort, son grand-père. Pendant qu’elle se démenait sur la ferme, ses amis se rencontraient, se rapprochaient, devenaient parfois intimes. En « choisissant » de ne pas finir ses études secondaires, elle avait mis un frein à sa vie sociale. Elle les avait revus, au début. Ils étaient tous présents aux funérailles de son père. Puis les plus proches l’avaient visitée à quelques reprises, ou lui avaient téléphoné, une fois ou deux. Elle était toujours tellement occupée. Les visites avaient été courtes, les appels précipités, puis distancés.
– À quoi bon s’accrocher? Je n’ai ni le temps ni l’énergie pour l’amitié, qu'elle s'était dit, par instinct de survie.
Cette envie qu’elle ressentait, ce sentiment d’injustice qui ressurgissait quand elle les voyait, quand elle y songeait… Mieux valait couper les ponts.
Après l’accident, elle avait assumé le rôle de sa mère et son grand-père était sorti de sa semi-retraite pour venir lui prêter main-forte. Elle s'en allait sur ses quinze ans; l’aîné de ses frères, Yvon, en avait à peine treize et le plus jeune, Marcial, tout juste cinq. Les quatre plus jeunes avaient été placés en centre d’accueil et les trois autres étaient restés pour aider. À la mort de sa mère, qui ne s’était jamais remise de ses blessures ni de la perte de son mari, Odile avait décidé de vendre la ferme et de s’installer au village avec son grand-père et tous ses frères, y compris les quatre plus jeunes, dont elle avait obtenu la garde. La plupart de ses amis s’étaient mariés ou étaient partis. Les rares qui étaient restés libres l'étaient rarement par choix. Elle ne souhaitait pas vraiment renouer avec eux. Ses quelques tentatives de rapprochement l'avaient convaincue de ne pas insister.
Marcial avait seize ans aujourd’hui. Odile avait eu du mal à le quitter. Elle lui avait promis de lui réserver une chambre s’il décidait de poursuivre ses études en ville, un peu pour l’encourager à continuer, mais surtout pour se donner du courage. Yvon et son grand-père assureraient, elle en était sûre, même si elle avait eu du mal à accepter qu’ils étaient désormais capables de se débrouiller sans elle.
– Déjà onze heures, s’étonne Cécile.
Elle regarde sa grille de mots croisés qu’elle a commencée en prenant son café du matin, une habitude apprise de son grand-père qui, une fois libéré de son travail de fermier, a vite renoué avec sa grille du samedi. Mais tandis qu’il peut passer des heures à en remplir toutes les cases, Cécile arrive rarement à compléter les siennes. D’autres parties du journal attirent plus facilement son regard, qui finit invariablement dans un vide habité de considérations de toutes sortes où elle oublie le projet qu’elle a entrepris plus pour chasser l’ennui que parce qu’elle en avait vraiment envie. Par la suite, elle frappe légèrement la table de ses dix doigts, puis se lève lestement et se dirige joyeusement vers sa minuscule salle de bain. Sous une douche longue et chaude, elle prend le temps de planifier sa journée et de profiter du fait que l’eau et l’électricité sont comprises dans le prix exorbitant de son loyer.
Ce jour-là, elle a planifié de préparer une tarte aux pommes pour Odile.
– Elle préfère peut-être le sucré. Sinon, ça me permettra de récupérer mon contenant, qu’elle conclut, tout en espérant que sa voisine l’invitera cette fois à partager sa tarte.
Il est presque trois heures quand elle frappe à la porte d’Odile, assiette à la main et sourire aux lèvres. Mais en vain. Odile ne répond pas.
Rentrée chez elle, Cécile pose l’assiette sur sa table de cuisine, rempli sa tasse de café, ouvre le tiroir à ustensiles, puis la porte du congélateur, et enfin sa bouche, où elle engouffre la tarte au grand complet, alamode, s’il vous plaît!
Source : Tarte alamode, Wikipedia
Odile a besoin d’aide
Affalée sur son canapé, Cécile attend que sa tisane à la menthe refroidisse en regardant distraitement un épisode de 5ᵉ rang. Sa tarte passe mal. Elle s’en veut d’avoir laissé ses émotions l’emporter sur sa raison. Malgré l’amour qu’elle vouait à sa mère, elle s’est juré de ne jamais finir comme elle. Elle ne peut pas comprendre l’intensité des sentiments qu’éprouvaient ses parents l’un envers l’autre. Elle n’a jamais été attirée par un être de cette façon et a toujours été plutôt rationnelle. Ou l’est-elle devenue malgré elle?
Un léger tapement interrompt ses réflexions. Elle soulève la tête, tend l’oreille, coupe le son du téléviseur. Rien. Elle s’assoit, empoigne sa tasse et humecte ses lèvres de tisane toujours trop chaude. Elle repose sa tasse sur la table à café et s’apprête à rétablir le son quand le tapement reprend, un peu plus fort cette fois. Odile se dirige vers la porte, regarde par le judas et aperçoit Odile.
– Bonjour Odile.
– Bonjour Cécile. Je suis désolée de te déranger, mais j’ai échappé ma clé et j’arrive pas à la récupérer. Pourrais-tu m’aider?
– C’est sûr.
Cécile se dirige vers la porte d’Odile, ramasse sa clé et la lui tend. Odile se dirige vers sa porte, puis procède à insérer sa clé dans la serrure avec difficulté.
– As-tu besoin d’aide?
– Merci, pas pour l’instant, mais va pas trop loin, au cas où je l’échapperais encore.
– OK…
– Je devrais me l’attacher autour du cou.
– Ce serait pas une mauvaise idée.
Odile réussit enfin à ouvrir sa porte, la franchit, puis se retourne vers Cécile.
– As-tu le temps d’entrer pour jaser un peu?
– C’est sûr. Je me suis préparé une tisane. Je vais aller la chercher.
Cécile s’empresse de récupérer sa tasse et de retourner chez Odile.
– C’est gentil de m’inviter. Je ne connais pas beaucoup de monde ici.
– Tu habitais où avant?
– À Sainte-Rose-du-Lac-à-la-tortue.
– C’est loin d’ici?
– Une couple d’heures en auto. Une couple de semaines à dos de tortue.
Odile sourit.
– As-tu de la famille ici?
– Non. Mes sept frères et sœurs habitent tous au village, avec mon grand-père. Le plus vieux va peut-être venir vivre avec moi l’an prochain.
– Ah! Ce serait bien.
– Oui. Je m’ennuie de ma famille. Ça aiderait un peu.
– Es-tu quand même contente d’être venue vivre en ville?
– Tu sais, il se passe pas grand-chose à Sainte-Rose. Après qu’on a vendu la ferme, je suis restée au village avec mon grand-père jusqu’à ce que mon plus jeune frère soit assez grand pour se rendre à l’école tout seul, puis je suis partie. J’avais besoin d’air. Les plus vieux ont pris la relève.
– Tes parents…
– Ils sont morts. Un accident de la route. Mon père est mort sur le coup. Ma mère, deux ans plus tard.
– Ouf. Ça a pas dû être facile.
– C’est sûr. Surtout au début. Ma mère avait perdu l’usage de ses jambes. On a bûché pas mal les premiers mois, puis mon grand-père est revenu vivre sur la ferme. Ça a tout changé. Ça a pas été facile pour lui de recommencer à travailler, surtout sans son fils. Mais c’est ça la vie. Tout le monde a ses épreuves. T’es bien placée pour le savoir.
Odile sourit.
– C’est vrai. On a tous notre lot. Pour certains, c’est plus évident que pour d’autres. Moi, j’ai la dystrophie musculaire. Mes muscles perdent tranquillement de leur force. J’ai pas toujours été dans un fauteuil roulant. J’ai marché, couru, dansé, joué du piano, de la batterie aussi. Aujourd’hui, j’arrive même plus à chanter tant j’ai faibli. J’ai besoin d’aide pour presque tout faire.
Cécile est sans mots. Des milliers de questions se bousculent dans sa tête : Comment on se sent quand on sait qu’un jour on ne pourra plus faire les choses qu’on aime? Est-ce que ça fait mal d’être toujours assis? Est-ce qu’elle peut se tourner dans son lit? Comment est-ce qu’elle fait pour accepter sa situation? Est-ce qu’il lui reste des ambitions?
Elle n’ose en poser aucune.
– Je suis pas allée à ta fête parce que ça me gêne d’être avec du monde que je connais pas. Puis aussi, je suis plus capable de manger par moi-même et j’utilise une paille pour boire. J’avais pensé inviter une amie, mais je savais pas si ce serait correct et j’ai pas osé demander.
Cécile se sent stupide. Elle aurait dû écrire sur la carte d’invitation qu’on pouvait venir accompagné.
– C’est de ma faute. J’aurais dû préciser qu’on pouvait venir accompagné. J’ai pas l’habitude de recevoir en ville.
– Je comprends. C’est pas grave. L’important c’est qu’on ait enfin l’occasion de se parler.
À ce moment précis, le bruit d’une clé introduite dans la serrure de la porte d’entrée se fait entendre.
– C’est Alex. Elle vient m’aider à préparer à souper.
– Ah bon. Eh bien, je vais y aller. Tu me fais signe si t’as besoin de quoi que ce soit, ou de jaser, ou de sortir. Je suis libre pas mal tous les soirs et la fin de semaine.
– Super! Je vais t’appeler.
– Merci pour la tisane!
– Ça m’a fait plaisir, répond Odile en se secouant la tête.
– Bonne soirée!
– À toi aussi.
Cécile rentre chez elle, dépose sa tasse sur le comptoir, puis ressort aussitôt et se dirige vers l’ascenseur, mais choisit finalement de prendre l’escalier.
Elle a besoin de bouger. Comme il fait déjà trop noir dehors pour sortir seule, elle se rend à la petite salle de conditionnement physique aménagée au rez-de-chaussée. L’endroit est vide. Elle examine une ou deux machines, en lit rapidement les instructions, monte sur un tapis roulant, réussit à le faire démarrer, y fait une vingtaine de pas, réussit à le faire arrêter, puis en redescend.
– Non merci. Très peu pour moi.
Elle quitte la salle, puis s’arrête devant le babillard dédié aux messages des résidents de l’immeuble.
Cécile se rend utile
En arrivant chez elle, Cécile écrit à Odile.
– Tu te cherches de l’aide pour faire tes commissions?
Odile est occupée à faire à souper et n’a pas vu le message de sa voisine.
Chaque soir, une femme arrive chez Odile à 16 h et repart à 18 h. Une autre arrive à 21 h et repart à 22 h. Chaque matin, une troisième femme se présente à 7 h et reste jusqu’à 9 h. De 9 h à 16 h et de 22 h à 9 h, Odile est seule. La nuit elle peut ajuster sa position dans son lit électrique, mais doit dormir sur le dos parce qu’elle n’a plus la force de se retourner. Quand elle habitait toujours chez ses parents, sa mère la tournait d’un côté à l’autre aux deux heures, puis sur le dos au petit matin. Mais comme Cécile, Odile avait besoin d’air. Elle s’était donc trouvé un travail de répartitrice dans une compagnie de taxi. Avec son nouvel employeur, elle avait négocié son transport en taxi adapté avant et après ses quarts de travail. Elle n’avait donc jamais eu à justifier ses retards. Par contre, il arrivait souvent qu’elle doive attendre qu’on la ramène chez elle. En se rapprochant du centre-ville, elle n’aurait pas à voyager aussi longtemps. Aussi, dès qu’elle avait pu se ramasser suffisamment d’argent pour deux mois de loyer, quelques meubles de seconde main et une première épicerie, elle était partie.
Odile venait tout juste de finir de s’installer dans son appartement quand la pandémie de la COVID-19 a été déclarée. Bien qu’elle ait un excellent système immunitaire, ses poumons ne fonctionnent plus qu’à moitié; elle préférait donc éviter de s’exposer inutilement à un virus qui s’attaque principalement aux voies respiratoires et avait demandé à faire du télétravail. Comme ce n’était pas possible, on l’avait installée seule dans un bureau fermé, du genre armoire à balais avec lumière fluorescente pour compenser l'absence de celle du jour. Odile avait dû continuer de prendre le taxi pour rentrer parce que c’était l’hiver et qu’en plus du froid, elle ne savait jamais si les trottoirs seraient déblayés. Une fois la neige fondue, elle s’était mise à voyager à pied.
L’automne suivant, après un court hiatus estival, la pandémie avait repris son souffle et Odile s'était mise à la recherche d'un nouvel emploi. Elle ne pouvait pas s’imaginer passer l’hiver enfermée dans son cagibi. Juste avant la première neige, elle avait décroché un autre poste de répartitrice, cette fois dans un service de soins à domicile.
Avant de s’installer devant son téléviseur pour la soirée, Odile vérifie ses messages et voit celui de Cécile.
– En effet. T’as vu ça sur le babillard en bas?
– Oui. Je pourrais le faire, si tu veux.
– C’est pour un après-midi en semaine. J’aime pas magasiner la fin de semaine. Il y a trop de monde.
– Je pourrais m’organiser avec mon employeur.
– Sens-toi pas obligée. Je veux pas te mettre dans l’embarras.
– Pas du tout. Ils cherchent toujours du personnel pour les quarts de fin de semaine.
– Ça te dérangerait pas de travailler la fin de semaine.
– Au contraire. Je trouve les fins de semaine tellement longues.
– OK. Vois ce que tu peux faire. T’as ton permis de conduire?
– Oui. J’ai appris à conduire un tracteur à onze ans!
– 😲 Ma fourgonnette est pas mal grosse, mais je suppose qu’un tracteur l’est encore plus. Par contre, elle va plus vite.
– Ça va aller.
– OK. Merci!
– J’espère que ça va marcher.
– Moi aussi.
– Je vais texter ma patronne tout de suite, mais elle risque de pas répondre avant lundi.
– Je garder le poste affiché jusqu’à ce que tu me répondes. 😉
– Parfait. 👍
Quatre jours plus tard, Cécile frappait à la porte d’Odile, permis de conduire en main.
– As-tu ta carte d’assurance sociale?
– Je connais mon numéro par cœur. Pourquoi?
– Pour mes dossiers. Ça me prend ça pour pouvoir t’inscrire comme nouvelle employée.
– Mais je fais pas ça pour de l’argent. Je veux juste t’aider. Puis ça m’arrange moi aussi.
– Ça va. J’ai des fonds. J’ai tout prévu.
– Mais non! Je veux pas être ton employée. Je veux être ton amie.
– Tu peux être les deux.
– C’est mieux pas.
– T’as raison. Mais si tu changes d’avis, hésite pas à me le dire.
– Je changerai pas d’avis. J’ai apporté mon sac d’épicerie. J’espère que ça te dérange pas que je fasse mes commissions en même temps que toi.
– Non, non. C'est plein de bon sens. Le mien est accroché après mon appuie-tête.
– On va où?
– Au Supermagasin de Saint-Michel. C’est plus loin, mais ils ont un stationnement souterrain et il y a toujours moins de monde.
– Wow! Un stationnement souterrain. C’est pas à Sainte-Rose qu’on verrait ça.
Trois heures plus tard, Cécile et Odile rentrent ravies, les bras chargés et le cœur léger. Ni l’une ni l’autre n’aurait jamais cru qu’il puisse être aussi agréable de faire son marché ni qu’on puisse en apprendre autant d’une personne en aussi peu de temps.
Pierre perd Paul
En rentrant d’une petite promenade rapide en ce début de soirée frisquet typique de la mi-mars, Odile croise son voisin Pierre dans l’ascenseur. Il a l’air dépité.
– Bonjour Pierre!
– Bonjour Odile.
Silence malaisant.
– Grosse journée au bureau?
– Non. Plutôt tranquille. Je suis juste un peu fatigué parce que j’ai aidé Paul à déménager hier.
– Paul a déménagé?!
– Oui. Il a cassé son bail pour aller vivre avec son ex.
– Bizarre. J’ai rien entendu.
– Il avait pas grand-chose.
– Quand même assez pour que ça te fatigue.
Puis elle se rappela comment Pierre et Paul s’étaient bien entendus pendant la fête qu’elle avait organisée le mois précédent et qu’elle les avait souvent vus ensemble par la suite.
Une fois sortie de l’ascenseur, Odile se retourne vers Pierre.
– C’est bien plate pour toi, ça. Vous étiez souvent ensemble.
Pierre lève les sourcils, sourit à moitié, puis hausse les épaules.
– C’est la vie. Dieu a donné. Dieu a repris.
– Si tu t’ennuies trop, je suis toujours là. Gêne-toi pas pour venir frapper à ma porte. Je viens de m’acheter une cafetière Ninja multifonction.
– Merci. C’est gentil.
– J’ai du fort aussi…
Pierre offre une dernière moitié de sourire, puis se dirige vers son logement.
Odile est triste pour Pierre, mais espère tout de même que son malheur les rapprochera. Elle et Odile sont devenues bonnes copines, mais Odile se couche tôt et se lève tard. Cécile a besoin de très peu de sommeil et trouve les soirées longues. Elle aimerait bien avoir quelqu’un avec qui veiller, même paqueté.
Une heure plus tard, Odile entend frapper à sa porte. Sa chance aurait-elle enfin tourné? C’est Pierre. Elle ouvre.
– Ton offre tient toujours?
– Oui. As-tu soupé?
– Non. J’ai pas faim.
– Je te donne pas à boire le ventre vide.
Elle sort un bol et lui sert de la soupe qu’elle a réchauffée sur la cuisinière.
Pierre vide rapidement son bol. Odile le remplit sans même lui demander s’il en veut encore.
De toute évidence, le gars n’a pas mangé depuis des années.
– J’ai pas de dessert. Je t’en aurais offert…
– Ah, je suis pas trop fort sur le sucré.
Même s’ils n’avaient eu qu’à tourner leurs chaises pour passer au salon, ils choisissent d’aller se digérer sur le canapé et le fauteuil rembourrés. Mais avant de s’asseoir, Odile attrape la bouteille de whisky qu’elle garde au frais dans son réfrigérateur.
– Je sais, je devrais pas, mais c’est plus vite que la glace. Normalement, quand je prends du whisky, c’est parce que ça presse et je l’aime pas à température de la pièce.
– « À cheval donné, on regarde pas la bride. »
– Ah bon?! T’as pas apporté ton portefeuille?
Pierre sourit aux trois quarts. Il vide son verre encore plus vite que sa soupe et elle le remplit sans lui demander s’il en veut plus. De toute évidence, il est mûr pour une bonne cuite.
Son deuxième verre presque vide, il confie qu’il attend la visite de ses fils dans quatre jours. Cécile se souvient de l’avoir entendu dire qu’il n’avait pas le courage de les accueillir, qu’il ne voulait pas qu’ils le voient « comme ça ».
– Ah, mais c’est bien ça!
– On va voir.
– C’est quand la dernière fois que tu les as vus?
– Quand je suis parti, après les fêtes.
– Je suis sûre que ça va bien aller. Ils doivent s'être ennuyés.
– Ils vont s’ennuyer chez nous. Et j’ai pas la force de les sortir.
– Je peux vous faire un gâteau si tu veux?
Pierre pousse un autre trois quarts de sourire.
– Peux-tu le faire au chocolat? Des brownies peut-être?
– Ce que tu veux!
– Avec du glaçage?
– Absolument.
– Ce serait super. Merci! Je vais essayer de me rappeler d’acheter de la crème glacée.
– Odile et moi, on va faire notre marché mercredi. Je peux en acheter pour toi si tu veux.
– T’es donc bin fine.
– T’as pas idée comment ça me fait plaisir. Je m’ennuie de m’occuper de ma famille.
Odile se retient d’exprimer comment elle se sent seule par moments. Pierre ne pose pas de questions.
– Un autre verre?
– Vaut mieux pas. Je travaille demain.
– C’est beau. Il en reste et tu sais où JE reste. Veux-tu que je fasse du café?
– Non merci. Je vais y aller. Je suis fatigué. Je devrais pouvoir bien dormir maintenant. Merci pour tout.
Il se lève et se dirige lentement vers la porte, puis se retourne vers Cécile.
– Odile, ta voisine d’en face?
– Oui.
– C’est bien que tu te sois fait une amie. On n’en a jamais trop.
– Je peux avoir plusieurs amis, tu sais.
Odile sourit. Pierre ne lui rend pas son sourire, mais hoche la tête, puis se tourne vers la porte d’entrée, l’ouvre, sort, et la referme doucement derrière lui. Odile le regarde partir par le judas.
Odile sait reconnaître la dépression. Après l’accident, sa mère a sombré dans la dépression. Si profondément qu’elle n’en est jamais sortie.
Cécile s’inquiète
Au début, Pierre venait souvent chez Cécile, mais quand elle a cessé de servir de la boisson, ses visites se sont faites de plus en plus rares. Au début, il venait sans qu’elle l’appelle, mais depuis qu’elle ne lui offrait plus à boire, si elle ne l’invitait pas, elle ne le voyait pas. Comme elle travaillait de chez elle et ne prenait l’ascenseur que quand elle était avec Odile ou qu’elle avait trop de choses à porter − ce qui était rare −, elle avait peu d’occasions de croiser son voisin de l’autre extrémité du couloir en U et qui préférait l’ascenseur à l’escalier.
Elle lui avait envoyé des textos, téléphoné même. Inquiète, elle alla frapper à sa porte. Toujours pas de réponse. Elle descendit au sous-sol pour vérifier si sa voiture se trouvait dans le stationnement. Elle y était. Elle retourna à sa porte. Cette fois, elle remarqua une odeur. Elle frappa de nouveau à sa porte et appela.
– Pierre! Pierre! C’est Cécile. Es-tu là?
Elle entendit un grognement. Puis plus rien.
– Pierre! Je m’inquiète. Ça va?
Pierre grogna un peu plus fort.
– Qu’est-ce que ça sent? demanda-t-elle.
Pierre ouvrit enfin sa porte. Il avait l’air d’un ours à sa sortie d’hibernation, mais il ne grognait plus.
– Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il d’un ton légèrement irrité.
– Je m’inquiète. Ça fait des jours que t’es pas venu. Tu réponds pas à mes messages ni à mes appels. Et c’est quoi cette odeur? demanda Cécile.
– Ça ne vient pas d’ici, répondit Pierre.
En effet, chez Pierre, ça sentait le renfermé, mais pas ça. Cécile se retourna pour tenter de déterminer la provenance de la puanteur.
– On dirait que ça vient de chez Émérentienne.
Cécile se dirigea vers la porte de la voisine de Pierre, mémère ancienne, que les mauvaises langues s’amusaient à l’appeler. Elle était vieille, curieuse et bavarde. Elle émettait des commentaires sur tout et comparait systématiquement tout ce qui se passait à ce qui s’était passé autrefois... « Dans mon temps… ». Cécile frappa à la porte d’Émérentienne, puis attendit. Au bout de quelques minutes, elle frappa de nouveau.
– Émérentienne! Êtes-vous là?
Question idiote puisque la vieille ne quittait jamais son appartement. On l’y avait installée à la mort de sa fille et elle n’en était jamais sortie. On ne lui connaissait aucune famille, aucun ami. Jamais personne ne la visitait.
– C’est pas normal, dit-elle en se tournant vers Pierre.
– Tu veux que j’appelle la sécurité? offrit-il.
Cécile acquiesça de la tête.
– Viens. On va l’attendre ici, ajouta Pierre.
Deux minutes plus tard, l’agent de sécurité arrivait, trousseau de clés en main. Il frappa à la porte d’Émérentienne une première fois, puis une deuxième, puis inséra son passe-partout dans le trou de la serrure. L’odeur les assaillit. Ne voyant pas la vieille au salon, ils se dirigèrent vers sa chambre. Émérentienne était affalée au côté de son lit. Elle avait sali sa culotte, plusieurs fois. L’agent porta sa main à l’épaule de la vieille, puis sortit son téléphone et composa le 911.
Vingt minutes plus tard, les pompiers arrivaient, suivis de près par les ambulanciers qui déposèrent la vieille sur une civière et la transportèrent à l’hôpital. Cécile s'offrit pour nettoyer le parquet souillé. Pierre était rentré chez lui. L’agent la remercia et lui demanda de verrouiller la porte avant de partir.
Cécile ouvrit la fenêtre de la chambre, alla chercher des serviettes jetables et se mit à la tâche. Elle trouva un sac de voyage dans le garde-robe et y plaça une robe et des sous-vêtements propres. Elle irait les lui porter plus tard dans la journée.
– Combien de temps a-t-elle passé sur ce plancher dur et froid? Pourquoi n’a-t-elle pas de bouton d’alerte? se demanda-t-elle. Une femme de cet âge… Toujours seule… se dit-elle.
Elle se promit de la visiter régulièrement, chez elle ou à l’hôpital. Émérentienne n’était pas venue à la fête que Cécile avait organisée peu après son arrivée. Cécile n’avait pas fait d’effort supplémentaire pour la connaître. Elle le regrettait à présent. Maintenant qu’elle s’était liée d’amitié avec Odile et que Pierre s’était mis à la fréquenter, elle ne ressentait pas le besoin d’élargir son cercle d’amis. Les deux qu’elle avait occupaient déjà une bonne partie de son temps libre.
– Foutaises. Il me reste plein de temps. Bien suffisamment pour me préoccuper des autres, se dit-elle avec mépris.
Cécile s’en voulait d’avoir été aussi peu attentive. Elle qui avait tant aidé par le passé… Elle empoigna le sac de la vieille et rentra chez elle. Elle se prépara un café et appela l’urgence de l’hôpital où l’on avait conduit Émérentienne pour prendre des nouvelles de sa future amie. On lui dit d’appeler plus tard.
Cécile envoya un texto à Odile.
– As-tu deux minutes? Il s’est passé quelque chose d’horrible dont je préférerais te parler en personne.
– Mon aide part dans une demi-heure. Tu peux venir après.
– OK. Je t’apporte de la soupe?
– …
– Je vais t’aider à la manger.
– OK. Merci. À plus.
– 👍
Cécile et Odile se mobilisent
Cécile, Odile et Pierre s’approchèrent d’Émérentienne. On l’avait lourdement maquillée et vêtue de la robe que Cécile lui avait apportée à l’hôpital, le lendemain de la chute fatale.
– C’est la première fois que j’assiste à des funérailles avec le cercueil ouvert, chuchota Cécile. Mes parents ont été incinérés avant d’être enterrés.
– Moi aussi, répondit Odile.
Pierre ne dit rien. Il respirait à peine. Il avait beaucoup hésité à se joindre à ses voisines. Le décès d’Émérentienne l’avait fait sombrer encore plus profondément dans la dépression. Il avait dû se faire violence pour pouvoir venir, craignant de se sentir encore plus coupable autrement.
La salle de recueillement était vide. Le neveu de la morte les avait accueillis à la porte.
– Merci d’être venus, qu’il leur avait dit.
Ils l’avaient regardé sans rien dire. Dans leurs visages, il n’avait pas lu le regret mais une grande tristesse. Comment pouvait-il savoir la place qu’ils occupaient dans la vie de sa grand-tante, lui qui la visitait presque aussi rarement qu’eux.
La vieille avait organisé ses funérailles à la mort de sa fille. Le directeur du salon lui avait offert une réduction.
– Si vous voulez, on peut planifier vos funérailles à vous maintenant. Ça va être fait. Vous aurez pas besoin de vous inquiéter qu’on fasse pas comme vous voulez. En vous y prenant à l’avance, vous allez économiser. Les prix arrêtent pas d’augmenter. Le bois est de plus en plus cher. Et la main-d’œuvre…
Elle n’avait pas été difficile à convaincre. Une partie d’elle était déjà six pieds sous terre, avec sa fille. Elle allait devoir attendre douze ans avant d’aller la rejoindre complètement.
Deux autres personnes s’étaient ajoutées au groupuscule : le concierge de l’immeuble et sa femme. Juste avant le début de la cérémonie, le neveu est venu s’asseoir dans la première rangée, l’air triste mais le cœur léger. Enfin, il était libéré du poids des visites, d’avoir à l’entendre se plaindre discrètement et à se faire poser toujours les mêmes questions.
– Il a quel âge déjà ton petit?
– Il a trente ans.
– Trente ans. Ça grandit vite, hein?
– Trop.
– Et ton petit-fils, il a quel âge déjà?
– C’est une fille. Elle a six ans.
– Six ans. Il est en quelle année?
– Elle est en première année.
– En première année. Ça grandit vite, hein?
– Trop.
– Ah, ici, i’ s’passe pas grand-chose. J’sors pas beaucoup.
– Vous devriez profiter du beau temps. L’hiver a été tellement long.
– J’connais parsonne. Pis j’ai tout’ c’qu’i’ m’faut ici d’dans.
Le téléviseur hurlait dans le salon.
– Vous mangez pas?
– Bah, j’ai pas bin faim. J’me suis fait’ une ‘tite toast tantôt.
– Je vais mettre votre soupe au frigo. Vous vous la réchaufferez pour souper.
– C’est ça. Il a quel âge déjà ton petit?
– Trente ans.
– Trente ans. Ça grandit vite, hein?
– Trop.
– Icitte i’ s’passe pas grand-chose. Je r’garde ma TV. J’sors pas souvent. J’connais parsonne.
Sur une table de la salle d’à côté, on avait placé des plateaux de sandwichs colorés aux œufs et au jambon haché et une assiette de crudités. Un gros percolateur attendait les convives qu’on avait de toute évidence espéré plus nombreux, et des cannettes de Seven-Up et de Pepsi refroidissaient dans un bol de glaçons. Cécile, à qui l’on avait enseigné très tôt à éviter le gaspillage alimentaire, se servit abondamment. Odile, qui n’osait pas s’imposer, refusa qu’on lui prépare une assiette. Pierre se déboucha un Pepsi.
Le concierge et sa femme ne pouvaient pas rester, la gardienne coûtait la peau des fesses. Cécile leur suggéra de préparer une assiette pour leurs enfants.
– Sinon, ça va se perdre. Ça reste pas bon longtemps des œufs dans la mayonnaise, qu’elle leur avait expliqué.
– La femme ne se fit pas prier. Elle n’aurait pas à préparer à souper. Et ça les changerait du baloné.
Cécile fourra une moitié de sandwich dans la bouche d’Odile et se mit à parler.
– Pensez-vous qu’il y en a beaucoup, des personnes seules dans notre immeuble?
– Je pense pas, non, répondit Odile, la bouche à moitié pleine, mais dans celui d’à côté, c’est presque rien que ça.
Odile alla se chercher un café.
– On devrait peut-être s’informer, proposa-t-elle en se rassoyant.
– Comment tu penses faire ça? lui demanda Odile.
– Je sais pas trop.
Elle finit son sandwich en triangle, servit une autre bouchée à Odile, puis prit une gorgée de café. Son regard était posé sur le visage d’Odile, mais ses pensées étaient ailleurs.
– On pourrait peut-être distribuer des invitations. Offrir un service de dames de compagnie.
– Et d’hommes, ajouta Odile en regardant Pierre, qui regardait ailleurs.
– Éventuellement… Peut-être, répondit Odile qui doutait de la capacité de Pierre à se préoccuper de qui que ce soit d’autre dans son état actuel.
– Penses-tu qu’ils ont un babillard dans l’immeuble d’à côté? demanda Odile.
– Faudrait voir, répondit Cécile. Elle fouilla dans sa sacoche d’où elle sortit un stylo. Elle prit une serviette et se mit à écrire.
Changement de tactique pour Cécile et Odile
Cécile est déçue. Personne n’a accepté leur offre de visites à domicile gratuites.
– Faut croire qu’ils sont tous comme Lynda Lemay, ils veulent pas de visite.
Odile sourit. Quelle que soit la situation, Cécile trouve le moyen de faire des blagues.
– Nous pourrions peut-être leur offrir de faire leur épicerie le mercredi, suggère-t-elle à Cécile.
– Qu’est-ce qui te fait croire qu’on va nous faire confiance pour faire l’épicerie? C’est risqué aussi. Qu’est-ce qui arrive s’ils ne nous paient pas? Tu te vois, toi, aller collecter des petits vieux?
– Toi avec une barre à clous et moi avec un bâton de baseball, en plastique, parce que c’est tout ce que je peux lever.
Cécile sourit. Elle aime cette façon qu’a Odile de dépeindre sa réalité.
– Une chance qu’ils nous entendent pas parler… Dans mon village, tout le monde se connaissait. C’était pas compliqué. En fait, les vieux nous appelaient pour qu’on les aide. Combien de trente sous j’ai gagnés à faire des commissions pour ma voisine!
– Je sais pas trop ce qu’on pourrait faire. Pour ma part, je suis tellement limitée, ajoute Odile.
– On va trouver… Je vais faire du café. T’en veux?
– Bonne idée. Ça va nous aider à réfléchir.
Cécile allume le feu sous sa bouilloire et sort son pot de Nescafé instantané, sa boîte de cubes de sucre et sa pinte de crème moitié-moitié. Odile se réjouit à l’idée d’un bon café instantané bien gras et sucré à souhait. « On peut sortir une fille de la campagne… » se dit-elle.
Cécile place sa vieille chaise-escabeau devant le frigo et y grimpe pour se rendre à l’armoire où elle a caché sa dernière batch de biscuits. Elle a conservé l’habitude d’en faire plusieurs douzaines à la fois, mais comme elle est désormais seule pour les manger et qu’elle ne brûle qu’une fraction des calories qu’elle dépensait à la ferme, elle doit faire attention. Odile l’observe en salivant, puis détourne le regard pour ne pas avoir l’air glouton. Ses yeux se posent sur le livre que Cécile est en train de lire.
– Tu lis La Petite maison dans la prairie? qu’elle demande à son amie.
Cécile est redescendue de son tabouret et se trouve maintenant devant son tiroir à ustensiles, une cuillère dans une main et, dans l’autre, quelque chose qu’elle semble vouloir cacher à Odile.
– Oui. Je nourris ma nostalgie.
– La mienne aussi! Quand j’étais enfant, ma mère m’a lu toute la série.
– Quoi?! Ta mère a pris le temps de te lire tout ça? Ça a dû prendre des années.
– Non. Je crois pas. Nous en lisions quelques chapitres chaque soir.
– Wow. Je suis trop jalouse. Ma mère était toujours tellement fatiguée à la fin de la journée. Puis, je vais te dire franchement, je pense qu’elle avait de la misère à lire. Chez nous, c’était mon grand-père qui lisait. Avant l’accident…
Cécile met deux cuillérées de café dans chaque tasse, verse de l’eau bouillante, ajoute deux cubes de sucre dans la tasse d’Odile et quatre dans la sienne, puis de la crème en abondance, de part et d’autre. Elle remue le tout avec sa cuillère, puis sort de sa manche une paille en silicone qu’elle dépose dans la tasse d’Odile.
– Non!!! T’as acheté une paille pour moi?! s’exclame Odile ébahie.
– Oui. Juste pour toi! Répond Odile, ravie de la réaction de son amie.
– Merci!
– Ça me fait plaisir, répond-elle en lui offrant son plus large sourire.
Les deux amies sirotent leur café tranquillement et grignotent les irrésistibles biscuits à l’avoine et aux raisins de Cécile.
– Ça doit être agréable de se faire lire des histoires par sa mère.
– Pas seulement par sa mère. Depuis que j’arrive plus à tenir un livre, j’écoute souvent des livres audio. C’est pas tout à fait la même chose, mais ça me permet de continuer à lire.
Odile ne se fait pas lire des récits, elle les lit. On ne cuisine pas pour elle, c’est elle qui cuisine. Elle ne se déplace pas en fauteuil roulant, elle marche. Ses aides sont une extension de sa personne.
– Ça doit être plaisant comme travail. Remarque que moi, je pourrais pas. Je lirais trop lentement et je n’aurais pas toujours le bon ton. Mais toi, je suppose que tu pourrais le faire.
– Oui. Je me débrouille bien. J’ai souvent songé à offrir mes services à l’école du quartier.
Cécile arrête de boire, de manger, de respirer, et lance à Odile un regard qui semble vouloir indiquer la venue d’une idée de génie. De sa bouche bée, elle produit un « Ha » qui vient tout confirmer.
– C’est comme ça qu’on va s’infiltrer!
Odile regarde Cécile en souriant, des points d’interrogation dans les yeux.
– Tu vas leur lire des histoires!
Odile garde le sourire, mais dans ses yeux les points d’interrogation se sont transformés en points de suspension.
– Okay. Es-tu bien avancée dans la lecture de ton livre?
Oh, oh, oh, avec ses sabots
− « Chapitre 1, Vers l’Ouest. Il y a très longtemps, quand tous les grands-pères et toutes les grands-mères n’étaient que des petits garçons ou des petites filles, ou même de très petits bébés, s’ils étaient déjà nés, Papa, Maman, Marie, Laura et Bébé Carrie quittèrent la petite maison où ils vivaient, dans les Grands Bois du Wisconsin. Ils montèrent dans un chariot bâché et l’abandonnèrent, solitaire et vide, au cœur de sa clairière cernée par les grands arbres. Ils ne devaient plus jamais revoir cette petite maison. Ils s’en allaient vivre au loin, en pays indien. »
Ici, il y a une note au bas de la page qui dit : « Le mot Indien désigne originellement les habitants de l’Inde. Mais les premiers explorateurs arrivés en Amérique, pensant être en Inde, ont ainsi nommé les populations locales. Aujourd’hui, ce terme est considéré comme erroné et offensant, et il est préférable de parler de peuples autochtones. » Ou Autoctounes, comme disent les Français.
Cécile et Odile avaient frappé à la porte de chaque résident de l’immeuble voisin pour les inviter à la lecture de La petite maison dans la prairie, de Laura Ingalls Wilder. L’objectif était de lire un ou deux chapitres par séance, selon la longueur et l’intérêt.
Huit personnes avaient répondu à l’appel, si on compte Cécile. Il y avait Bill et sa femme Agnès, Carmen et son fils Claude, Marie-Anne et sa tante Janine et Jacqueline, une petite dame aux cheveux blancs bleutés et au sourire aussi solidement ancré au visage que ses nombreuses rides.
« Papa conduisait, tassé sur lui-même. Les rênes demeuraient lâches entre ses mains, le vent agitait sa longue barbe brune. Maman était assise bien droite, en silence, les mains jointes sur les genoux. Bébé Carrie dormait dans un petit nid aménagé au creux des ballots.
− A-a-ah! bâilla Marie.
Laura demanda :
− Maman, est-ce qu’on peut descendre et courir derrière le chariot? Mes jambes sont si engourdies!
− Non, Laura, répondit Maman.
− On va camper bientôt? reprit Laura.
Il lui semblait qu’il s’était passé tant de temps depuis l’heure de midi où ils avaient déjeuné, assis dans l’herbe fraîche, à l’ombre du chariot.
Papa prit la parole :
− Pas encore. Il est trop tôt pour camper.
− J’veux camper maintenant! J’suis si fatiguée! s’écria Laura.
Maman dit simplement :
− Laura!
Ce fut tout, mais cela signifiait que Laura ne devait pas se plaindre. Elle n’osa donc plus gémir tout haut, mais elle se sentit toujours révoltée, à l’intérieur d’elle-même. Tout en restant assise, elle chercha des raisons de se prendre en pitié. Elle avait des crampes dans les jambes et le vent ne cessait de lui souffler dans les cheveux. L’herbe continua à onduler, le chariot à cahoter, et il ne se produisit rien d’autre pendant très longtemps.
− Nous arrivons à une rivière ou à un fleuve, affirma Papa. Les petites filles, voyez-vous ces arbres, là-bas?
Laura se leva et se tint à l’un des arceaux. Loin devant, elle aperçut une tache sombre.
− Ce sont bien des arbres, confirma Papa. C’est la forme des ombres qui le révèle. Dans cette région, la présence des arbres signifie qu’il y a de l’eau. C’est là que nous nous arrêterons pour ce soir. »
Odile leva les yeux. Bill s’était endormi. Agnès lui asséna un franc coup de coude dans les côtes pour le rappeler à l’ordre. Claude était sous la chaise de sa mère, qui grattait nerveusement ses cuticules et faisait sautiller sa jambe droite avec impatience. Marie-Anne faisait les gros yeux à sa tante qui avait entrepris de nettoyer son dentier du haut avec ses doigts. Jacqueline souriait à pleines joues.
Cécile émit un commentaire.
− Bravo à la personne qui a adapté ce livre pour la télévision. C’est-tu juste moi ou est-ce qu’il y en a d’autres ici qui ont trouvé ça plate à mort?
− Avec une lectrice comme Odile, rien ne peut être ennuyeux, répondit Jacqueline, toujours aussi souriante.
Cécile ajouta :
− Vous êtes bin fine, Jacqueline, et je suis d’accord avec vous qu’Odile est une bonne lectrice, mais ça ne m’a pas empêchée de trouver l’histoire ennuyeuse.
Odile se prononça :
− Gênez-vous pas. Si vous avez pas aimé, faut le dire maintenant, avant qu’on soit trop avancés. Il y a d’autres livres qui pourraient être plus adéquats.
− Comme Kamouraska, proposa Carmen.
− Ou Bonheur d’occasion, ajouta Cécile.
− Ou Les Filles de Caleb, renchérit Agnès.
− Ce sont toutes de bonnes suggestions de romans, répondit Odile. J’ajouterais La famille Plouffe.
− On devrait faire un vote, proposa Cécile. Odile et moi, on va préparer une nouvelle invitation avec les titres qui ont été proposés. Revenez la semaine prochaine avec l’invitation et nous lirons le livre le plus populaire. J’ai tous ces livres chez moi. Je vais tous les apporter. Êtes-vous d’accord?
Tout le monde fut d’accord.
Après que l’auditoire eut quitté la salle commune de l’immeuble qu’elles avaient réservée pour l’occasion, Odile se tourna vers Cécile :
− Toi puis tes gros sabots!
− Ben quoi!? C’était nul. T’as vu aussi bien que moi que personne était intéressé.
− Jacqueline a aimé!
− Penses-tu que Jacqueline s’est jamais plainte de quoi que ce soit?
− Probablement pas, mais je m’habituerai jamais à ton style.
− J’allais pas me taper le livre au complet. L’important c’est qu’on a trouvé une meilleure solution.
− J’espère qu’ils vont voter pour La famille Plouffe. « Y a pas d’place pour tous les Ovide Plouffe du monde! »
− Ce serait bien, répondit Cécile, mais si on se fie à notre expérience de cet après-midi, c’est probablement pas ça qu’il dit dans le livre. Plutôt quelque chose du genre « Personne ne se soucie de moi dans ce bas monde! »
− T’es folle vrac! On se paye un bon café?
− Pourquoi pas. J’ai des choses à te raconter.
Au café local, la table réservée aux personnes en fauteuil roulant était occupée par une personne sans handicap visible.
− C’est pas grave, dit Odile. On va aller le prendre chez nous.
Odile avait à peine eu le temps de finir sa phrase que Cécile était déjà à la table en question.
− Excuse-moi. On va avoir besoin de cette table.
− Et je vais faire quoi moi? Toutes les tables sont prises.
− Si tu peux prendre un break de ton laptop, on peut partager la table avec toi.
− Donne-moi deux minutes.
Cécile sourit et hocha de la tête.
− Je vais aller commander.
Dans la file d’attente, Odile s’était faite aussi petite que sa Permobil M3 Corpus le lui permettait.
Jean-Marc débarque
Le gars s’appelait Jean-Marc. Sur son ordinateur portable, il travaillait à l’élaboration d’un projet d’atelier de réparation communautaire. Quand Cécile et Odile arrivèrent à sa table, il dit :
− C’est peut-être pas un adon que vous vous retrouviez à ma table.
− En tout cas, c’en est pas un que l’une de nous deux est en fauteuil roulant, répondit Cécile sans sourire.
− Bonjour! Je m’appelle Odile. Elle, c’est Cécile. Elle a l’air bin bête comme ça, mais elle est pas méchante. Faut apprendre à la connaître.
− Cool. Moi c’est Jean-Marc. JM pour faire plus court. Excuse-moi, Odile, d’avoir pris la table. Il y en avait pas d’autres.
− Ça va. Je comprends ça. L’important c’est que t’étais prêt à partager.
− Je suis toujours prêt à partager. En fait, je travaillais justement à un projet d’atelier de réparation communautaire où les membres partageraient les outils sur place pour faire leurs réparations gratuitement en échange de temps.
Ce projet avait piqué l’attention de Cécile, qui s’ennuyait de l’atelier dans lequel elle avait passé de nombreuses heures dans sa tendre enfance à observer son père fabriquer ou réparer quelque pièce d’équipement, ou traficoter une concoction douteuse pour venir à bout d’un horrible nuisible.
− Les membres paieraient comment? Combien? demanda-t-elle.
− Une cotisation annuelle. Je sais pas trop combien. Faut que je me trouve quelqu’un qui se débrouille bien avec les chiffres. C’est pas mon fort. Moi, je suis un gars d’idées et d’action. Les détails, pas tant.
− Moi aussi, je suis un peu comme ça, répondit Cécile. Odile, par contre…
− Bah, pas tant que ça.
− Oh oui tant que ça. Tu devrais la voir faire l’épicerie, dit-elle à Jean-Marc. Elle a sa liste basée sur les aubaines de la semaine. Elle sait au dollar près combien ça va lui coûter au bout du compte. Elle est comme ça dans tout. Elle a une liste de souhaits avec des dates de réalisation basées sur ses revenus fixes. C’est malade.
Odile sourit malaisément. Elle n’appréciait pas cet aspect de sa personne qui la démarquait de la plupart des gens de son âge.
− Moi aussi j’ai un projet, ajouta Cécile. J’ai une cousine qui a ouvert une boutique de vêtements de seconde main à Sainte-Rose. Je ne suis plus très en contact avec elle, mais nous sommes Metamies et elle affiche constamment. J’ai pas pu faire autrement que de la remarquer.
− Metamies?
− Oui. Amies sur Meta. Quand Le Livre des visages a changé de nom, j’ai inventé ce mot.
− Le livre des visages… Jean-Marc regardait Odile avec admiration.
− Elle est comme ça, ajouta Odile. Elle a une facilité hors du commun à jouer avec les mots.
− C’est bon ça, répondit Jean-Marc. J’ai justement besoin d’un nom accrocheur pour ma coop.
− Justement, ma cousine a appelé son entreprise L’Armoire de l’espoir.
− Ça rime, mais pourquoi l’espoir?
− Parce que c’est une entreprise à but non lucratif pour aider les gens à se sortir de la pauvreté. Elle fait zéro profit. Tout l’argent qu’elle fait en vendant ses vêtements sert à payer ses frais d’exploitation et à subventionner des initiatives de soutien communautaire.
− C’est bon. L’atelier de l’espoir…
− C’est pas le même concept! rétorqua Cécile quelque peu irritée.
− Un peu oui, répondit Jean-Marc. Quand j’ai dit que les gens donneraient de leur temps, c’était pour réparer des choses pour des gens qui n’ont pas les moyens de faire réparer les leurs, mais on pourrait très bien accepter des dons d’objets à réparer qui pourraient être redonnés à des personnes dans le besoin.
− C’est pas une mauvaise idée, répondit Odile. J’en ai, moi, des choses à réparer que j’ai mises de côté en attendant d’avoir assez d’argent. Il y en a que j’ai oublié tellement ça fait longtemps qu’elles attendent.
− Mais t’es pas pauvre, rétorqua Cécile.
− Non, mais j’ai pas des gros moyens non plus. Je pourrais peut-être donner de mon temps pour administrer le projet vu que je peux rien réparer.
− RéparACTION – Atelier communautaire, lança Cécile.
− Wow! s’exclama Jean-Marc. Sérendipité. Je me suis trouvé deux associées sans chercher.
− Pas mal, répondit Cécile. Mais je doute que nous allons trouver un endroit de la même façon. As-tu commencé à chercher?
− Un peu, répondit Jean-Marc. Va falloir s’éloigner un peu du centre. Ici, c’est trop cher.
Odile proposa d’aller faire un tour dans le voisinage. Dans le local attenant au café, on préparait l’ouverture d’une boutique de vente de cannabis.
− En plein ce qu’on a besoin pour mettre fin à la pauvreté! lança Cécile à très haute voix. Ça aurait fait un bon endroit.
− Trop petit, et probablement trop cher aussi, répondit Jean-Marc, qui pressa le pas pour aller rejoindre Odile, déjà loin.
Au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent devant une affiche « À louer », placée dans la vitrine d’un grand local situé en diagonale du local de la Légion, où une dizaine de vieux jouaient aux cartes ou jasaient autour de petites tables rondes.
− Je parie qu’il y a plein de légionnaires qui seraient prêts à se joindre à l’ACTION.
Odile est en péril
Cécile déposa ses livres au bout de la longue table et retira une chaise pour permettre à Odile de s’installer près d’elle. Jacqueline était déjà là, toujours aussi souriante. Elle se leva et se rendit vers Cécile pour lui remettre son vote. Agnès arriva sur le fait, suivie de Bill. Ni l’un ni l’autre ne souriait. Marie-Anne arriva masquée. Sa tante Janine avait contracté la COVID.
− Êtes-vous sûre que vous êtes pas contagieuse? demanda Odile.
− Non. C’est pour ça que j’ai mis un masque.
Odile regarda Cécile nerveusement.
− C’est beau, dit Cécile. Mais assoyez-vous à l’autre bout de la table. Je vais venir chercher votre vote.
− Je l’ai pas. Je l’ai oublié. J’ai été bien occupée cette semaine.
− Ça va. J’ai d’autres copies.
Cécile sortit une copie de son sac et l’apporta à Marie-Anne, qui s’empressa d’y inscrire son vote. Carmen se présenta au même moment, sans son fils.
− Bonjour Carmen. Ça va? demanda Cécile.
− Oui, oui, répondit-elle en sortant son invitation de sa sacoche.
− Merci, dit Cécile. Agnès, Bill, avez-vous votre invitation?
Bill sortit l’invitation de sa poche de chemise.
− Étant donné qu’on est deux, puis qu’on voulait pas le même livre, on a voté deux fois.
− C’est beau. Maintenant que tout le monde est arrivé, on va compiler les votes.
Cécile s’installa au bout de la table et déplia l’invitation de Bill et Agnès.
− La famille Plouffe… Les Filles de Caleb.
Elle déplia ensuite l’invitation de Carmen.
− Kamouraska
Marie-Anne et Jacqueline avaient toutes deux voté pour Bonheur d’occasion.
− Le vote est divisé, annonça Cécile, mais Bonheur d’occasion l’emporte.
Cécile sortit le livre de sous sa pile et en entreprit la lecture, pour une troisième fois. La première lui avait été imposée dans un cours de français du secondaire. La deuxième, elle l’avait imposée à sa mère alors qu’elle se remettait lentement et péniblement de l’accident dans lequel elle avait perdu ses jambes et son mari. C’était Carmen qui avait proposé ce livre. Cécile n’avait pas cru nécessaire, voire raisonnable, de s’y opposer.
− À cette heure, Florentine s’était prise à guetter la venue du jeune homme qui, la veille, entre tant de propos railleurs, lui avait laissé entendre qu’il la trouvait jolie.
La fièvre du bazar montait en elle, une sorte d’énervement mêlé au sentiment confus qu’un jour, dans ce magasin grouillant, une halte se produirait et que sa vie y trouverait son but. Il ne lui arrivait pas de croire que son destin, elle pût le rencontrer ailleurs qu’ici, dans l’odeur violente du caramel, entre ces grandes glaces pendues au mur où se voyaient d’étroites bandes de papier gommé, annonçant le menu du jour, et au son bref, crépitant, du tiroir-caisse, qui était comme l’expression même de son attente exaspérée. Ici se résumait pour elle le caractère hâtif, agité et pauvre de toute sa vie passée dans Saint-Henri.
Cécile lit ainsi jusqu’à la fin du troisième chapitre. Quarante-cinq pages.
− Voulez-vous qu’on s’arrête ici? demanda-t-elle au groupe.
Sa suggestion fut accueillie avec enthousiasme. À ce rythme, ça allait lui prendre dix semaines à terminer la lecture du livre.
− C’est sûr que sur des chaises droites, on peut pas être attentif aussi longtemps que dans un bon fauteuil, commenta-t-elle. On n’est pas très nombreux. On pourrait peut-être trouver un endroit plus confortable pour la prochaine fois. Je vous remets vos invitations. Mon numéro de téléphone est dessus. Si vous avez des suggestions, appelez-moi. Je vais voir ce que je peux trouver de mon côté. Avant de partir, avez-vous des commentaires?
Jacqueline leva timidement la main.
− Oui, Jacqueline? l’invita Cécile.
− J’ai travaillé pendant des années dans un quinze cennes. Je m’identifie beaucoup à Florentine et à l’histoire de la famille Lacasse. C’est pour ça que j’ai voté pour ce livre, même si je l’ai déjà lu au moins trois fois. C’est différent d’entendre quelqu’un le lire. On peut fermer les yeux et s’imaginer les scènes plus facilement dans sa tête. Dans la mienne, je deviens Florentine et sa famille devient la mienne.
− Ah oui?! C’est intéressant ça, Jacqueline. Avez-vous aussi trouvé l’amour dans votre quinze cennes?
Jacqueline sourit.
− Disons que j’ai rencontré beaucoup de personnes intéressantes, répondit Jacqueline.
− Vous savez, Jacqueline, si vous aimez entendre des histoires, vous pouvez emprunter des livres audio à la bibliothèque municipale, ajouta Cécile.
− Oui. Je le fais de temps en temps, répondit Jacqueline, mais en personne c’est mieux. On peut réagir ensemble, faire des commentaires, poser des questions.
− Je suis tout à fait d’accord, acquiesça Cécile. Quelqu’un d’autre veut réagir, poser des questions, faire des commentaires?
Personne ne répondit.
− Alors on se voit la semaine prochaine. Ici ou dans notre nouvel endroit plus confortable. Je vais vous informer de l’endroit si ça change, ajouta Cécile pour clore la session. Passez une bonne semaine! Faites attention à vous!
Odile ne bougeait pas. Elle semblait perdue dans ses pensées.
− On y va? proposa Cécile.
− Oui, répondit Odile d’une voix à peine audible.
Elles avaient rendez-vous avec Jean-Marc au café où ils s’étaient rencontrés la semaine auparavant.
− J’ai hâte de voir ce que Jean-Marc a trouvé.
Odile ne répondit rien.
− Qu’est-ce qui se passe, Odile? T’es donc bin tranquille.
− Rien, répondit-elle. Je me demande juste si c’est le bon moment pour lancer le projet. J’ose pas sortir. Ça m’a tout pris pour me convaincre de venir avec toi aujourd’hui. Je suis même pas sûre de vouloir aller au café.
− Mais pourquoi donc? demanda Odile.
− Plus personne s’inquiète de la COVID. On sort en public sans masque, comme si de rien n’était. Moi la première, je devrais en porter un, mais si personne d’autre le fait, ça sert à quoi?
Les deux consœurs entrèrent dans le café. Jean-Marc y était déjà.
− Je vous ai réservé une place, lança-t-il à la blague de derrière la table qui leur avait permis de faire connaissance.
− Je te paie la traite, Odile, dit Cécile, qui se dirigea rapidement vers le comptoir de commande.
− Bonjour, Jean-Marc, dit Odile.
− Bonjour, Odile, répondit Jean-Marc. Ça va?
− Oui, oui. Je suis juste un peu inquiète par rapport à la COVID.
− La CO quoi? répondit Jean-Marc sans réfléchir.
Odile ne répondit rien. Comme les autres, Jean-Marc était insouciant. Peut-être l’aurait-elle aussi été, n’eût été son état de santé.