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La vie de cette jeune veuve neuroatypique trois fois mère n'est pas simple. Sa plus vieille a un handicap physique et est dépressive, son deuxième se ramène souvent chez elle avec ses deux enfants et ses problèmes de santé mentale non diagnostiqués, et sa plus jeune est anxieuse. De sa plume sans artifice, elle nous fait vivre des épisodes de sa vie parfois troublants, toujours touchants et souvent, abracadabrants.

Introduction

Introduction

Je suis neuroatypique. Mon cortex frontal est sous-développé. Je manque un peu de maturité et beaucoup d’inhibition. Cela fait en sorte que je suis fonceuse et que j’aime prendre des risques. Mais aussi que j’ai tendance à parler sans mâcher mes mots. Mes émotions sont facilement à vif et je pense souvent différemment de la plupart des gens. J’ai aussi un gros côté créatif.

 

Ce que j’ai, en fait, c'est ce que l’on appelle un trouble de déficit d’attention (TDA) avec hyperactivité (TDAH). Étant traductrice de formation et constamment à la recherche du mot juste, j’éprouve pour ce terme une grande aversion. D’abord, un déficit, c’est un trouble. Ensuite, je n’ai de déficit d’attention que quand quelque chose ne m’intéresse pas. Autrement, je m’intéresse à tout, en même temps, et j’ai une capacité de concentration hors du commun quand je suis passionnée par un sujet. En réalité, il serait plus exact de qualifier les TDA de troubles de régulation de l’attention.

 

Je me suis autodiagnostiquée. Après deux visites chez deux psychiatres différents qui n’ont mené à rien, j’ai décidé de me tourner vers mon grand ami Google. C’est lui qui m’a fait découvrir Jessica McCabe. Elle a une chaîne YouTube et un site Web sur les TDAH, How to ADHD. C’est sa vidéo d’introduction How to Know if You Have ADHD, qui m’a permis de confirmer mes doutes. J’ai pleuré en la regardant.

 

J’ai pleuré aussi après avoir regardé la vidéo en pensant à mon mari qui s’était longtemps demandé ce qui n’allait pas dans ma tête. Vous allez me dire que tous les maris se posent cette question à l’occasion, et c’est le genre de commentaire que je reçois quand j’essaie d’expliquer ma situation. « Moi aussi, je perds toujours mes clés. », « Moi aussi j’ai de la misère à me concentrer. » Récemment, j’ai même entendu « Je pense que je suis un peu TDAH. » Un TDAH, c’est tout le contraire d’un peu. Ça a un impact sur tous les aspects de ta vie. Tu ne perds pas tes clés ou tes lunettes à l’occasion, et tes difficultés de concentration ne dépendent pas seulement du fait que tu es en train de digérer ou de ce que tu as mangé ou bu, ni du nombre d’heures que tu as dormi ou de la qualité de ton sommeil, ni de tout autre aspect environnemental. C’est un problème constant qui peut s’améliorer en adoptant des habitudes de vie saines, mais qui se règle rarement complètement de cette façon. Pour ma part, j’ai tout essayé. J’ai complètement changé mon alimentation, réduit ma consommation de café, je me suis mise en forme, couchée tôt. Ça a aidé, mais pas suffit.

 

Il faut dire que ma vie n’a pas été de tout repos. J’ai eu trois enfants de deux pères différents : le premier manquant depuis toujours et l’autre, le vrai, celui qui a adopté ma première et avec qui je me suis mariée en 1992, est décédé en 2017.

 

C'est donc seule que je veille aujourd’hui sur les miens, de près ou à distance : Aimée, 31 ans, ma conseillère, celle que rien ne semble pouvoir ralentir, même la dystrophie musculaire, mariée à David, le communicateur mélomane, complètement aveugle, mais pas du tout dupe; Émile, 28 ans, mon coloc, un petit seigneur aux idées de grandeur, tantôt fâché tantôt rieur, étudiant bientôt diplômé et père monoparental de mes deux petits-enfants adorés, Jane, 8 ans et John, 6 ans, leur mère, à l’occasion; et Val, 26 ans, la tête, l’anxieuse, la bricoleuse, celle qui ressemble le plus à son père, qui nous complète tous et sur qui l’on peut toujours compter, mariée à Charles, l'arboriste en voie de devenir pompier. Chacun a ses forces et ses faiblesses, ses instants de gloire, ses moments de détresse. Nous ne sommes pas toujours unis dans un même effort, mais nous tentons de nous aider les uns les autres à donner du sens à notre vie, en dépit de nos limites et au maximum de nos capacités.

 

Je me demande parfois, souvent en fait, si j’aurais choisi de faire des enfants si le deuxième n’était pas venu s’imposer. Si c’était à refaire… La question qui pue, qui pique. Cinq petits mots qui occupent trop de place dans mes pensées. Jusqu’où retournerais-je dans le passé? Quelle décision irais-je changer? Garderais-je le deuxième enfant ou me ferais-je avorter une fois de plus? Si je le gardais, en aurais-je encore deux autres par la suite?

 

Combien de pères et de mères pensent qu’ils n’auraient peut-être pas dû avoir d’enfants et combien n’en ont pas et se disent qu’ils devraient ou auraient peut-être dû en avoir. Si vous n’avez pas eu d’enfants ou que vous hésitez à en avoir, venez me voir. Je vous dirai ce qui en est. Je vous raconterai comment on n’est jamais prêt; comment une partie du cours de sexualité au secondaire devrait porter sur les attentes et les réalités d’être parents; comment les classes de préparation à la naissance devraient commencer et finir par un quart d’heure d’automutilation, histoire de se préparer à l’accouchement et aux soixante prochaines années; comment les couples ne sont pas faits pour durer; comment les hommes ne sont pas programmés pour rester…

 

Dans le contexte socio-économique actuel, de plus en plus de gens ont de moins en moins d’enfants. Les jeunes demeurent plus longtemps avec leurs parents et parmi ceux qui ont eu l’audace de partir, nombreux reviennent, seuls ou avec un ou plusieurs enfants. C’est ma réalité à moi, la grand-mère qui rêve souvent de partir elle-même. Quelques jours ou indéfiniment.

Rue de Rivières

Rue des Rivières

Je suis née petite, criarde et plus de deux semaines en retard. Bien que je puisse difficilement me qualifier de petite aujourd’hui, je n’ai jamais vraiment arrêté de crier et je suis toujours trop souvent en retard. J’avais alors un frère et deux sœurs. Une autre sœur et un autre frère allaient s’ajouter au tableau peu après. Le dernier, trop petit, pas criard pour deux sous, mais beaucoup trop pressé, a survécu à peine vingt-quatre heures. C’était le 4 août 1967, l’année de l’Exposition universelle de Montréal. Ma mère avait trente-neuf ans. Mon père en avait trente-trois. C’était son premier fils biologique. Ma mère en avait eu un en premières noces, une fille aussi, dont elle avait accouché seule, le père ayant trouvé la mort dans un accident de la route. Mon premier fils allait aussi naître un 4 août, bien des années plus tard, à terme, mais aussi criard que moi, et replet à souhait.

Il semblerait que la vie nous équipe au départ pour ce qu’elle nous prépare. Ainsi, le nouveau-né impatient que j’avais été s’est vite transformé en enfant impétueux qui n’hésitait devant rien; celui qu’on appelait pour aller chercher les patates dans la cave, tuer les araignées et déplacer les meubles. D’une force extraordinaire, j’étais devenue pour mon père le fils que mon frère refusait d’être. Encore aujourd’hui, je suis incapable de mettre les ordures en bordure du chemin sans penser à cet adolescent paresseux et à la colère qu’il provoquait constamment chez mon père. « Tabarnac! I’a encore oublié d’sortir les vidanges! » Il nous faisait pourtant bien rire, le grand flanc mou, avec sa répartie facile et son don pour les imitations. Il nous faisait souvent pleurer aussi. C’était un frère comme bien d’autres, peut-être en fait un peu plus irrité que la plupart. Il avait après tout quatre sœurs, quatre petites sœurs, le veinard.

Mes parents étaient on ne peut plus accueillants. Chez nous, on hébergeait toujours un oncle ou à l’occasion une tante, et souvent, l’oncle, la tante et les enfants. Après ses études d’infirmière, alors qu’elle était toujours célibataire, ma mère avait fait construire une grande maison dans la rue des Rivières. Au départ, une partie de la maison avait été aménagée en restaurant dont ses parents s’occupaient. Ils habitaient alors à l’étage. Ma famille occupait souvent moins du tiers de la maison. Le reste avait été divisé en trois à quatre appartements, selon les besoins. Pendant des années, Jean-Marie, le frère de ma mère, avait occupé une partie du sous-sol. Atteint de paralysie cérébrale, il pouvait marcher, aller à bicyclette, skier même plutôt bien, mais comme il parlait difficilement, tremblait considérablement, respirait bruyamment et se trouvait plus souvent au bar qu’à la besogne; on le croyait ivrogne. L’appartement que mes grands-parents occupaient à l’étage allait être divisé en deux pour permettre d’accueillir aussi la sœur cadette de ma mère et sa famille. Après la mort de mes grands-parents, Gilbert, le frère de mon père, a pris leur appartement. Gilbert était maniaco-dépressif. Il investissait une grande partie de son salaire à l’hippodrome de Québec. Une obsession qui lui avait fait perdre non seulement beaucoup d’argent, mais aussi sa femme et ses six enfants. Pendant quelques années, le frère aîné de ma mère et sa famille avaient occupé une autre partie de notre sous-sol. Après leur départ, mon père y avait construit trois chambrettes. Mes sœurs aînées et mon frère allaient s’y installer. Ma petite sœur et moi partagions une chambre au rez-de-chaussée. Auparavant, nous étions quatre à partager une même chambre. Mon frère était seul dans la sienne, le pauvre.

En plus d’accueillir la parenté, notre maison était toujours ouverte aux visiteurs. On ne barrait jamais les portes. Ni celles de la voiture d’ailleurs et surtout pas celle qui menait à la piscine, dont chaque printemps, nous nous retrouvions une dizaine à frotter la toile, brosse à la main et bottes aux pieds, en préparation d’une saison courte, mais chaude et humide. L’air climatisé était un luxe qu’on se payait rarement à l’époque. La piscine avait la cote. On ne parlait pas alors d’effet de serre, les enfants restaient à la maison avec leur mère, les vacances étaient douces et légères, dans sa cour, dans ses affaires. Notre jeunesse était formée sur le tas, de sable, de feuilles ou de neige, selon la saison. Nous voyagions en classe super économique, dans notre imagination. Nous explorions les champs, les ruisseaux et les rues du voisinage. Nos jeux étaient inspirés par ce qui poussait ou traînait dans les parages. Je me souviens d’avoir trouvé un « steak » au cours d’un de mes nombreux tours à bicyclette de la place de l’Étang, un steak plutôt carré, assez épais et brun foncé qui avait quelque chose de familier et qui, après longue observation, s’est avéré être de mon sabot le talon. 

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La place de l’Étang s’embranchait aux deux extrémités sur la rue des Rivières. C’est là que vivaient les Bocage, une famille de huit enfants, sept garçons et une seule fille, née malencontreusement entre le sixième et le septième garçon, empêchant ainsi ce dernier d’obtenir le don du septième fils. Elle était la meilleure amie de ma sœur Claire. À une extrémité de l’ovale que formait la place de l’Étang vivaient les Giroux. J’oublie leur nombre, mais je me rappelle qu’il était important et je n’oublierai jamais de m’être fait répondre impatiemment « on mange! » à travers leur porte à laquelle j’avais eu l’insolence de frapper à l’heure du souper. Le bébé de la famille Giroux était dans ma classe de première année. D’une timidité insoignable, il s’oubliait parfois dans sa culotte. Nos rares tentatives pour l’inclure dans nos jeux en bordure de l’étang n’étaient rien pour lui donner confiance. Il est de ces gens dont on se demande toute sa vie ce qu’ils sont devenus sans chercher jamais à le savoir. L’autre extrémité de l’ovale était fermée par un immense tuyau de béton servant à rediriger la rivière et dans lequel nous nous amusions à appeler l’écho. Juste à l’extérieur de ce tuyau, la pêche à l’écrevisse était bonne. Des patineuses, des menés et des grenouilles de toutes espèces partageaient avec nous leur habitat, faveur que nous leur rendions parfois en leur faisant découvrir le nôtre, du fond de la gamelle des chats ou d'un bocal placé sur notre « TV » presque toujours éteinte pendant l’été.
 

La vie au 6761 était belle. J'ai souvent regretté de ne pas avoir pu offrir un environnement comparable à mes enfants et rêvé que j’y retournais, pendant bien des années après qu'elle nous fut ravie par la maladie.

 

Ma mère

Ma mère

– Ça me fait l’effet que ça va être plus difficile que jamais de repartir après notre visite.

– Pourquoi tu dis ça?

– Maman est pas mal maganée. C'est très possible que ce soit la dernière fois qu’on va la voir.

Nous avions fait Winnipeg-Duluth la veille. Nous venions d’arriver à Sault-Sainte-Marie quand j’ai reçu l’appel de ma sœur Thérèse.

– Maman est entrée à l’hôpital d’urgence. Son aorte s’est rupturée.

– Qu’est-ce que ça veut dire exactement?

– Elle n’en a pas pour longtemps.

– Je viens d’arriver à l’hôtel. Nous allons nous reposer un peu puis partir tôt demain.

Après huit heures de route, nous avions toutes besoin de décompresser. Contrairement à la chambre où nous avions passé la nuit précédente, qui ne comptait qu’un grand lit deux places, celle où nous venions d’arriver en contenait deux. Il aurait été plus agréable, et prudent, d'y dormir. Nous étions quatre du voyage, trois à pouvoir conduire, mais pas toutes au même niveau. Val venait d’obtenir son permis d’apprenti. Catherine avait son permis intermédiaire, mais n’était pas particulièrement douée pour la conduite automobile. Aimée pouvait conduire son fauteuil roulant comme une pro, mais pas une auto. Et pourtant, je reconsidérais ma décision. Étais-je prête à courir le risque d’arriver trop tard? Était-il sage d’imposer pareil voyage à Aimée? Qu’est-ce que ça voulait dire au juste « plus pour longtemps »? Allait-elle m’attendre? Je lui avais souvent dit que j’aimerais la revoir une dernière fois avant qu’on l’incinère, que si elle devait partir avant mon arrivée, j’aimerais qu’on m’attende avant qu’on dispose de son corps. Elle ne voulait pas être exposée. Les filles et moi avons décidé de partir sans tarder.

– Nous avons décidé de repartir tout de suite. Dis à maman que j’arrive, mais qu’elle ne m’attende pas si elle a trop de mal.

Il faisait déjà noir. Le passage de cerfs représentait un danger appréciable la nuit dans cette région de l’Ontario. J’ai conduit jusqu’à Québec et 140 km/h. Les filles n’avaient pas l’expérience nécessaire pour conduire aussi vite et elles ne pouvaient pas se permettre d'obtenir des points d’inaptitude. Pour ma part, j’étais prête à payer cher le privilège de revoir ma mère avant son départ. Si je n’avais aucun contrôle sur la durée de vie de ma mère, je demeurais consciente du fait que la mienne et celle des trois passagères qui m’accompagnaient étaient entre mes mains. J’ai conduit aussi vite et tant que j’ai pu.

 

La voix de mon GPS m’a fait passer par la 20. Ça ne me semblait pas optimal, mais je me suis dit qu’elle devait savoir quelque chose que je ne savais pas. Je n’aurais pas dû me fier à cette voix qui ne faisait pas le lien entre AUT et autoroute. La 20, c’est l’autoroute des peureux. Les automobilistes qui n’aiment pas rouler vite la préfèrent à la 40. Inévitablement, je me suis retrouvée derrière un de ces automobilistes. Pendant 20 minutes. Celui-là avait de toute évidence horreur de la vitesse, tant pour lui que pour les autres. Il m’a tenue prisonnière de sa phobie jusqu’à sa sortie. J’étais violet. Passé le pont de Québec, ce sont les travaux routiers qui nous ont ralenties. Pas moyen de les éviter. Je me suis juré que mon prochain GPS fonctionnerait par satellite et me tiendrait informée de la situation actuelle sur chaque route.

À l’hôpital, j’ai été reçue par un valet, mon gentil neveu Alain, et par ma sœur, dont j’avais peine à subir la lenteur après tant d’émoi sur la route. Nous avons enfin atteint la chambre où se trouvait ma mère. Après avoir pris quelques secondes pour me composer, je suis entrée, suivie de mes filles. Catherine a jugé plus approprié d’attendre dans le couloir. Ma mère était étendue sur le lit, le ventre gonflé, la bouche creuse. On lui avait enlevé son dentier. J’étais mal à l’aise pour elle. Informée de mon arrivée, elle a ouvert les yeux. Je l’ai embrassée, lui ai dit que j’étais contente de la voir, l’ai remerciée de m’avoir attendue, et informée que les filles étaient avec moi. Val s’est approchée, l’a embrassée. Puis ma mère s’est levée pour aller vers Aimée. J’ai voulu l’aider. On m’a expliqué qu’il était préférable qu’elle ne se lève pas. « Pourquoi? Avez-vous peur qu'a meure? », que j’ai failli demander. J’avais de la peine pour Aimée. Elle n’allait pas pouvoir embrasser sa grand-mère une dernière fois. Ma mère a demandé où était Émile. Je lui ai rappelé qu’il n’était pas du voyage. Nouveau pincement de cœur. Puis elle a demandé où étaient les chats… J’ai souri. Je lui avais expliqué que les filles trouvaient pénible de laisser leurs chats derrière. Celui d'Aimée étant constamment en manque de caresses; elle craignait qu’il se sente abandonné, pire encore, de le retrouver changé après six semaines de négligence. Celui de Val était encore un chaton. Elle savait qu’elle le retrouverait plus gros, moins mignon, et regrettait de perdre six semaines du plus beau stade de la vie d’un chat. Maman, qui avait toujours eu peur des chats, avait suggéré qu’on les emmène. 

Ma mère aurait été prête à tout pour rendre notre séjour agréable. Elle et ma tante, avec qui elle habitait depuis la mort de mon oncle, se faisaient une joie de toutes nous accueillir dans leur petit appartement. Ma tante allait dormir chez mon frère, qui habitait à quelques kilomètres à peine. J’avais eu beau m’opposer, lui dire que nous allions trouver de la place pour tout le monde, que je préférais que nous soyons ensemble, elle n’avait rien voulu entendre. Finalement, c’était maman qui allait céder son lit.

– Tu te sentais obligée de me laisser ton lit?

– Qu’est-ce qui se passe?

– Tu le sais pas?

– Est-ce que je va mourir?

– Ça a bin l’air de ça. (Inspire profondément.)

Ma mère avait été infirmière. Ça ne l’empêchait pas d’être convaincue qu’on attrape un rhume parce qu’on a froid, une infection urinaire parce qu’on s’assoit sur du froid, que la fièvre est une maladie mortelle... Au seuil de la mort, elle avait peine à la reconnaître. Sûrement qu’elle se l’était imaginée autrement. Depuis son premier anévrisme, alors que j’étais enfant, elle vivait sous la menace d'une deuxième rupture, dans la crainte d'une mort violente, comparable à ce qu’elle avait ressenti alors. Un coup de poignard dans le dos. C’est comme ça qu’elle avait décrit la première attaque, survenue en plein aéroport, au retour de mon père du Grand Nord, provoquée par l’épuisement au retrait de l’adrénaline qui nous fait accomplir des exploits. La même adrénaline qui m’avait permis de conduire 24 heures consécutives pour la retrouver mourante, mais toujours vivante. Avec cinq enfants accrochés à la jupe de son uniforme d’infirmière à plein temps, elle en avait eu besoin d’adrénaline. Si le travail se faisait rare pour mon père et l’avait poussé à s’exiler pour en trouver, il ne manquait jamais pour ma mère. En plus des années dans la cuisine, des couches, puis des commissions, du ménage, du lavage, du repassage, puis des repas, elle travaillait de nuit pour économiser sur les frais de gardiennage et, bien sûr, pour être là, le jour, quand nous y étions aussi. Maman a été là jusqu’à sa fin, le lendemain de notre arrivée.
 

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Mon père

Mon père

Le lendemain de la mort de ma mère, toute la famille s’est réunie pour célébrer l’anniversaire de mon frère. À nous entendre rire, personne n’aurait pu deviner que cinq d’entre nous étaient devenus orphelins la veille. Seule notre tante, la jumelle de maman, n’avait pas le cœur à la fête. Elle venait de perdre le dernier membre de sa famille, son pilier, sa deuxième moitié. Pour nous, c’était différent. Après avoir passé plus de quarante ans à attendre l’explosion fatale qu’on nous avait annoncée il y avait trop longtemps, nous nous sentions libérés.

Ma mère était entrée à l’hôpital à la fin de l’été 73. Les trois plus jeunes avaient été placées en foyers d’accueil; ma sœur et mon frère aînés étaient restés avec mon père et mon oncle atteint de paralysie cérébrale. Ma sœur avait pris la relève, mon frère, son trou, mon oncle, un coup encore plus fort, et mon père, son courage à deux mains. Le soir, mon père profitait des quinze minutes qui lui étaient accordées pour aller visiter ma mère, et le dimanche, il se tapait deux heures de route aller-retour pour venir nous visiter, mes sœurs et moi. À la fin de l’hiver, près de l’entrée du bureau de la sœur supérieure où je me rendais pour le retrouver, j’ai vu les bottes longues en suède rouille de ma mère. Après six longs mois à l’hôpital, elle était enfin sortie, avec un pronostic d’un an tout au plus.

Ma mère avait été déclarée inapte à reprendre le travail, sans assurance maladie de longue durée ni primes d’invalidité. Mon père avait essayé en vain de se trouver du travail à Québec, avec cinq enfants et une femme malade, il n’avait pas du tout envie de retourner travailler dans le Grand Nord. Quatre ans plus tard, nous perdions la maison. Mon oncle est parti vivre avec une sœur plus jeune qui habitait tout près. En plus de pouvoir rester dans les environs, il se rapprochait de son bar de prédilection. De notre côté, c’est au-dessus d’une taverne que nous allions finalement aboutir.

 

Notre premier appartement était un cinq et demie à peine assez grand pour nous permettre de respirer. Poussé à quitter rapidement la maison, mon père n’avait pas eu beaucoup de temps pour lui trouver un substitut et en trier le contenu. Il a beaucoup jeté : photos, livres, poupées, un voile sur notre passé. Dans notre triste nouvelle réalité, j’ai retrouvé Carlo, le camarade de classe auquel je m’étais amourachée alors que nous étions tous deux en foyer d’accueil. Sa famille avait habité jusque-là à quelques rues de celle que nous venions de quitter et s’était retrouvée dans le même immeuble que nous. Lui aussi avait été séparé de sa mère. Elle non plus n’était pas complètement guérie. L’alcoolisme est incurable. Un an plus tard, Carlo et moi étions de nouveau séparés. Mes parents avaient trouvé un logement plus grand dans un triplex de Limoilou. L’année suivante, ils ont enfin trouvé le logement rêvé : un six et demie avec salon double dont une moitié allait être transformée en chambre à coucher après le retour de Gilbert, le frère prodigue de mon père, qui allait prendre la chambre de mon frère prodigue à moi, parti pour la première fois. Peu après, ma sœur aînée allait s’installer dans un appartement tout près, seule avec son petit. Ma sœur Thérèse a pris sa chambre, ma sœur Carmen, celle de Thérèse et je me suis retrouvée enfin seule dans la mienne. J’y suis restée jusqu’à ce que je parte étudier en Ontario, quelques jours à peine avant le passage de Jean-Paul II sous notre balcon. 

J’avais été acceptée au programme de traduction de l’Université York. En fait, je l’avais été l’année précédente, mais je n’avais pas réussi à quitter ma mère. Mon père, par contre, avait trouvé le courage de retourner travailler dans le Grand Nord. Nous en étions rendus à manger les repas que l'oncle Robert n’avait pas réussi à vendre ce jour-là à sa cantine mobile. Mon père préférait la bouffe du chantier. Il était d’ailleurs revenu bien enveloppé de son séjour. Ma mère n'était pas allée l'accueillir à l’aéroport cette fois-là. Elle l'a attendu patiemment dans son fauteuil berçant. Il avait rapporté des souvenirs de Port-à-la-Baleine : sacoches, colliers, mitaines.

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Si mon père était revenu bien rembourré de Poste à la Baleine, son portefeuille aussi avait profité. C'est ainsi qu'il avait pu se permettre de m'offrir un cadeau pour souligner la fin de mes études secondaires : une paire de billets pour le spectacle de Diane Tell. J'étais sidérée. Mon père et moi, ça n'avait pas toujours été le grand amour. Je le trouvais bien beau avec ses gros bras et ses yeux bleu ciel, mais lui et moi, c'était pas le feu, plus les étincelles. Mais il faut croire qu'il s'était ennuyé, ou que ma mère lui avait dit que je m'étais bien occupée d'elle pendant qu'il était parti. C'était la première fois qu'il me démontrait aussi clairement son appréciation. Heureusement pour nous, il y a pris goût. Quand j'étais à l'université, il m'avait envoyé une lettre dans laquelle il disait être fier de mon audace et reconnaître en moi son esprit aventurier. Là encore, son geste m'avait jetée par terre. Jusqu'alors,
je n'avais pas su apprécier mon père à sa juste valeur. À part quand il était pompette, il ne me démontrait jamais son affection. Comme moi, mon père était plus doué pour écrire que pour parler. Ma mère ne faisait rien pour l'aider. Elle s'en servait comme bourreau. Il avait les mains larges et épaisses dont elle se plaisait à nous rappeler l'existence dès qu’elle n’en pouvait plus de nous endurer. Je l'entends encore se plaindre après avoir sacré une taloche à ma sœur Carmen : « La petite maudite! J'me su' encore pété une veine! Attends qu'ton père arrive! » Moi, j'attendais jamais qu'elle me menace. J'allais me cacher bien avant.

Peu après la fin de mes études en traduction, alors que je venais d’être admise au programme de baccalauréat en éducation de l'Université de Toronto, on lui a découvert un cancer de l’estomac en phase terminale. J’ai mis mes études sur le rond d'en arrière pour aller appuyer mon père et prêter main-forte à ma mère, qui avait choisi d'en prendre soin jusqu'à la fin, six mois plus tard. C'était la première fois que je voyais quelqu'un mourir. Je suis allée écouter l'Heptade dans ma chambre et remercier le Ciel de m'avoir donné le temps de renouer avec mon père avant son départ.

Je ne suis pas retournée aux études. Un mois après la mort de mon père, j'ai rencontré l'homme qui allait me rendre mère pour la première fois : un menuisier aux yeux bleu ciel, seize ans plus vieux que moi.

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Lettre de mon père à Thérèse – 2 septembre 1980

De Toronto à Winnipeg

De Toronto à Winnipeg

en repassant par Québec

James, pour qui j’étais retournée m’établir à Toronto, ne voulait plus d’enfants. Il en avait déjà deux : Sheldon, son fils légitime, créé dans les sacro-liens du mariage, et Johnathan, celui d’une ancienne blonde, créé dans le péché. J’avais osé commettre l’indicible la première fois que j’étais tombée enceinte de lui mais pas la deuxième. Je m’étais dit que l'inconscience a des limites et que l'un de nous devait accepter la conséquence de ses actes. Ça a été moi. Je n’avais pas été appelée à jouer mon rôle de proche aidante pendant mes études, et après avoir soutenu ma mère au chevet de mon père, j’ai eu quatre autres années de totale liberté. C’est donc bien fraîche et dispose que je suis devenue mère de famille monoparentale.


J’ai eu du mal à trouver un endroit où faire garder ma fille, puis une amie s'est offerte, à la dernière minute. Elle avait déjà trois enfants, deux fils et une fille à peine plus âgée que mon Aimée. Comme son mari était peu fiable sur le plan financier, elle chauffait un autobus scolaire pour arrondir ses fins de mois. Ainsi, chaque matin, Aimée se retrouvait sur le plancher du bus, entre le siège de la conductrice et la banquette derrière, pour faire avec sa gardienne le trajet entre la première maison du parcours et l'école, et chaque après-midi, elles refaisaient ensemble le même trajet, à l'envers. Quelques semaines après mon retour au travail, je donnais ma démission. Je m’étais inscrite au nouveau programme de maîtrise en traduction de l’Université York et j'avais trouvé pour Aimée une place à la garderie du campus. 


Dès ma première réunion avec les autres candidats à la maîtrise, j’ai déterminé que je n'étais pas à ma place, que je n'appartenais pas à la race. Je suis rentrée chez moi et me suis mise à chercher du travail de traduction à la pige. J’ai décroché un gros contrat pour la compagnie d’assurances d’un ami. Pendant que je travaillais, Aimée était plantée devant la télé à regarder Fantasia. Ça n’allait pas. Le projet était trop et ma nouvelle gardienne, pas assez. Je suis retournée chez ma mère, le temps de me refaire une vie. « Six mois, gros max et je serai repartie », que je lui avais dit. Huit mois plus tard, je convolais en justes noces avec Erik, un Danois venu faire ses études postdoctorales à Québec.


Erik et moi n’avons pas tardé à agrandir la famille. Notre premier, Émile, naissait neuf mois et demi après les noces et Val, notre petite dernière, à peine deux ans plus tard. La veille du sixième anniversaire d’Émile, nous arrivions à Winnipeg pour une période indéterminée, Erik y ayant accepté un poste de professeur associé.


Mon mari et moi avions planifié de prendre notre retraite à Lac-Beauport, une petite municipalité tranquille en banlieue de Québec. C’était son idée. La mienne était de simplement rentrer chez moi. Au début de notre union, j’avais espéré que nous nous établirions au Danemark. J’apprenais le danois, Erik le parlait régulièrement aux enfants. Mais hélas, nous ne nous sommes jamais établis au Danemark et, comble de malheur, j'ai dû quitter ma belle ville, celle au sommet de laquelle Erik s'était promis de s'établir à vie, pour une autre qui ne lui était comparable que par ses proportions et le nombre de sa population; une ville dont je ne connaissais rien que la longueur des nuits et dont je maudis aujourd'hui les hivers encore plus longs.

Au début, les hivers étaient secs et plutôt agréables la plupart du temps, mais depuis quelques années, nous pouvons souvent apprécier des températures dans les -40 degrés, un pourcentage d’humidité frisant les 80 et des précipitations de plus en plus abondantes. Le froid intense signifie que la neige rare et légère est facile à pelleter mais aussi qu’elle ne colle pas et que les enfants ne peuvent pas en faire des bonhommes de neige, des forts et des boules pour défendre ces derniers. On oublie la passe de ski aussi, les collines les plus proches étant à environ deux heures de route. Et pour ce qui est du patinage, on y trouve le sentier de glace naturel le plus long au monde, mais il fait généralement trop froid pour pouvoir en profiter en famille. Les enfants passent une grande partie de l’hiver à l'intérieur. C’est pénible à vivre pour eux, mais aussi pour moi qui ai grandi à Québec. 

Je sais qu'on ne doit pas vivre avec des regrets mais plus je vieillis, plus je songe à mes choix et doute d’avoir fait les bons dans bien des cas. C’est sûrement parce que je ne peux pas rentrer que je me sens ainsi. En principe, puisque que je suis veuve et que je travaille de la maison, je devrais pouvoir repartir, mais je ne pourrais pas me résoudre à quitter mes enfants. Même si je me doute bien que mon fils m’y rejoindrait et peut-être même éventuellement Val, dont le mari parle aussi le français, Aimée ne suivrait probablement jamais. Elle dit toujours que les personnes handicapées sont mieux aidées au Manitoba. Elle apprécie le programme de soins autogérés, qui lui permet de choisir ses aides et l’heure et la durée de leurs passages à partir d’un budget établi selon ses besoins. Et maintenant qu’elle est mariée à un anglophone qui a zéro intérêt pour le français, zéro vision (il est aveugle) et un travail comme il ne pourrait probablement pas en trouver au Québec, autant dire que mon chien est mort.

Ce n’est pas mon premier deuil et ce ne sera pas le dernier. Quand c’est devenu difficile pour Aimée de voyager, je me suis souvent retrouvée seule avec elle alors que son père et ses frangins continuaient de parcourir le monde. Pendant une de ces absences prolongées, j’ai fait peindre les murs de notre maison en couleurs vives pour me donner l’impression d’être constamment en vacances dans les tropiques ou dans une peinture de Gauguin. L'horrible beige kaki qu’Erik avait choisi est disparu sous du orange Fiesta, du jaune Pétillant, du bleu Roi d'Afrique et du Sarcelle californienne.

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Erik n’avait pas particulièrement aimé mais il avait compris. Quand il a appris, quelques années plus tard, qu’il allait devoir passer beaucoup de temps dans sa chambre, il a entrepris de la rénover. C'était la seule pièce de la maison où rien n'avait été changé. Son tapis beige à poil long aplati n'offrait plus aucun confort et les rideaux originaux poussiéreux sombres et épais donnaient l’impression de dormir dans un cercueil. « Tu peux décider de tout sauf de la couleur des murs », qu'Erik m'avait dit. Il a opté pour un gris de circonstance : morbide.

Aujourd'hui, je n’ai plus à me soucier de ce que mon mari va penser de mes choix. Ce stress est levé. J’en ai d’autres, bien évidemment. Après vingt-quatre ans de décisions partagées, tout choisir seule n’est pas toujours facile, et j’ai fait de grosses erreurs déjà. Aussi, l'argent n'entre plus régulièrement dans mon compte bancaire comme par magie et même si je ne suis pas restée sans le sou, mon budget demeure limité. J’ai fait recouvrir de caoutchouc recyclé le ciment cabossé de l’allée de stationnement, sans comprendre qu'on ne tenterait pas d'abord de le niveler. Ensuite, j’ai fait repeindre l’extérieur brun de la maison en gris foncé, presque noir, changer la porte du garage et celle de l’entrée principale, clôturer la cour arrière, deux fois, puis construire une terrasse sur toute la largeur de la maison, deux fois aussi. Enfin, comme il me restait quelques dollars à dépenser malgré mes erreurs coûteuses, je me suis fait creuser une piscine. Eh oui! Une piscine. Creusée.

Quand on survole le Québec, on remarque des cercles, des ovales et des rectangles bleus derrière les maisons. Ce sont des piscines. Le Québec est l’endroit au monde où le nombre de piscines par habitant est le plus élevé, 1 pour 18, devant la Floride et la Californie, pour un total de 500 000 piscines, 400 000 hors terre et 100 000 creusées. Pendant plusieurs étés, deux piscines hors terre étaient installées dans la cour où j'ai grandi : une ronde de 24 pieds pour les adultes et une autre de 12 pieds pour les enfants. La ville de Québec entretient 35 piscines extérieures. À Winnipeg, dont la superficie et la population (464 km² et 705 000) sont comparables à celle de Québec (484 km² et 523 000), on en compte seulement neuf, un peu plus du quart. La piscine extérieure la plus proche d’où j’habite est à plus d’une heure à pied.

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C'est sûr qu'une piscine, c’est pas mal plus cher que de la peinture – surtout ici à Winnipeg où la demande est faible et le sol argileux nous oblige à faire appel à des professionnels – mais pour moi, ça vaut le coût. En fait, ça vaut tout l'or du monde. Après trois étés et deux années et demie de pandémie, j’ai enfin pu inviter plus qu’une poignée d’amis à profiter de la piscine et de ma cour une dernière fois avant l'automne. Et pourtant, la COVID est toujours parmi nous. À preuve, des vingt-six personnes invitées, onze n’ont pas pu se présenter parce que trois l’avaient contractée et les autres étaient de leur famille ou n’avaient pas été exposés indirectement. Ceux qui ont osé venir malgré tout avaient soit déjà été en contact avec un membre de la famille ou venaient eux même de se remettre de la maladie et jugeaient peu probable de la contracter de nouveau. Je ne les ais pas contredit, c’était la dernière journée chaude de l’été.


Ce matin, j’ai mal à la gorge et même si c’est typique pour moi quand je me suis surmenée, j'ai fait le test. Négatif. Pour le moment.

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Mons d'action

Moins d'action, de grâce!

Cette année, nous avons repoussé le souper de l’Action de grâce d’une semaine et un jour pour pouvoir accueillir Anne-Catrin, une ancienne étudiante internationale à l’école de Val, revenue d’Allemagne pour la visiter. Nous étions quinze autour des deux tables : mes filles et leurs conjoints, mon fils, ses deux enfants, deux de ses amis, Spinster et Butler, et sa nouvelle blonde, Meegan, deux amis d’Aimée, Drew et Daniella, et Jasmine, notre nouvelle colocataire du Bangladesh.

Normalement, je réserve ma dinde au marché local d’une ferme où elle a été élevée en liberté. Comme je crois fermement que nous sommes ce que nous mangeons, j’hésite généralement à servir de la dinde, mais mon désir de perpétuer la tradition est plus fort que mes craintes. Je commande donc ma dinde relativement petite, surtout pas moyenne et encore moins grosse. Je passe la prendre le matin même et la fais cuire alors qu’elle est encore bien fraîche. Cette année, lorsque j’ai cherché une dinde élevée en liberté et tuée avec humanité, ou halal, pour que notre coloc musulmane puisse en manger, je n’ai rien trouvé. C’était une semaine après le jour D et un dimanche, par dessus le marché. Je me suis donc résolue à « choisir », à mon Superstore local, deux grosses dindes tuées on ne sait trop quand ni comment, puis surgelées après avoir été farcies et infusées au beurre (sic). Deux jours avant le repas, elles attendaient toujours, comme des dindes, qu'on vienne les décongeler.

Émile et moi avons résolu de les mettre dans l’eau. Émile est allé chercher un gros bac de plastique au sous-sol. Le lendemain, elles étaient prêtes à cuire, mais c’était trop tôt. Je me suis dit qu’elles seraient bien dans l’eau froide en attendant de passer au four. Comme Jasmine utilise le frigo du sous-sol et que mes quatre tartes à la citrouille y avaient été admises, je n’avais pas de meilleur endroit pour les « conserver ».

Le jour D+7 arrivé, Émile s’est soudain mis à se préoccuper du fait que les dindes se trouvaient toujours dans l’eau. 
- T’étais censée les mettre au frigo!
- Y avait pas d’place!
- On peut pas servir ça. On va empoisonner tout le monde. Et avec Val qui est enceinte…
- L’eau est aussi froide que le frigo.

Émile a récupéré le thermomètre à viande et en a piqué la sonde dans l’eau. Je suis allée consulter Google. J’ai appris qu’on doit changer l’eau aux demi-heures pour éviter la contamination. J’ai décidé d’ouvrir une dinde pour en vérifier l’état. Elle était gluante. Du coup, j’ai paniqué, puis je me suis souvenue qu’elle était déjà imprégnée de beurre.
 

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Quand l’odeur a atteint mon nez, la moutarde y est aussi montée. Qu’allions-nous faire? Je devais aller chercher David et Aimée à quinze heures. J’ai décidé d'arrêter au Costco pour acheter des poulets halal. Je croyais que ça me laisserait largement de temps au retour pour les faire cuire. Comme j’étais en avance, je suis allée chercher des plats en pyrex que j’avais trouvés sur Marketplace, l’application de magasinage de Facebook. Quand on met un objet à vendre sur Marketplace, on doit indiquer où il se situe. La région est alors encerclée en rose sur une carte avec plus ou moins de précision, selon qu’on est prêt ou non à partager cette information. J’avais compris que mes plats se trouvaient près de chez Aimée, mais ils étaient en fait à plus de vingt minutes. Je suis donc arrivée les chercher légèrement en retard, après un arrêt supplémentaire au Vita Health – où l’on vend normalement les enveloppes de sauce en poudre au « poulet » sans gluten que j’avais oublié d’acheter – situé à peine plus loin que la dame aux petits plats – que je n'ai pas achetés finalement parce qu'ils étaient justement trop petits – je n'avais pas pris le temps d'en déterminer la taille. Un dernier arrêt allait être nécessaire. Les poulets ont été mis au four à dix-sept heures.

Certains de mes invités ont indiqué que la cuisson de six poulets à la fois prend plus de temps que celle d’un seul. J’ai objecté au début, puis je me suis rappelé ma note finale pathétique en physique. Finalement, j’avais raison. Ici encore, je n’ai pas réussi à obtenir de l’information en français avec Google, mais j’ai trouvé des tas de trucs, notamment dans la page suivante :
 

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À dix-neuf heures quarante-cinq, nous avons sorti le pain et le beurre. La sonde du four indiquait 145 °F, nous croyions devoir attendre encore longtemps. C'est alors que l’un des chefs invités nous a informés du fait que le poulet pouvait être servi cinq minutes après avoir atteint une température interne de 150 °F. Cette fois encore, je n’ai pas trouvé d'info en français, mais j’ai appris qu'on pouvait faire cuire un poulet juteux et croustillant sans avoir à l'apprêter!

À vingt heures, le repas était servi. Nous n’étions plus que quatorze par contre. Butler avait omis d’informer Émile qu’il repartait pour la Floride ce soir-là. Même si j'avais remarqué qu’il regardait souvent sa montre, ça m'avait plutôt étonnée qu'inquiétée, ce jeune homme étant normalement si poli, trop peut-être… Il est reparti sans manger, le pauvre ami, avec un peu de mie. 

Dorénavant, quand j’inviterai des non-initiés à ma table, je joindrai le texte 20 symptômes négatifs du TDAH adulte à l’invitation, en prenant bien soin de surligner en jaune et souligner en rouge la section suivante : « Problèmes dans la planification, l'organisation, la gestion des priorités et la gestion du temps ».

Comme nous avons soupé tard, personne n’avait encore pris de dessert au moment où je devais reconduire David et Aimée, qui avaient prévu de l’aide pour vingt-deux heures. Nous avons emballé un peu de la croustade aux pommes que Drew avait préparée et versé dans une bouteille de Pepsi vide une portion du jus de pommes chaud que Val avait prévu servir en soirée. Personne n’a touché à mes tartes.

Au retour, je suis passée par Osborne Village, où se trouve le condo que je viens de m'acheter, et me suis garée dans le stationnement d'où je pouvais l'observer. D'abord soulagée à la pensée que j'allais bientôt pouvoir réduire un peu ma vitesse de croisière, j'ai vite été envahie d'une grande tristesse à la pensée que je n’y aurais pas suffisamment de place pour recevoir quatorze invités.
 
«
 Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris. Que Son nom soit béni. » (Job : 1,21)

Rien à déclarer

Rien à déclarer

J’ai commencé à travailler à 13 ans. J’avais obtenu un permis de travail parce que mes parents ne gagnaient pas beaucoup d’argent à cette époque. C’était au casse-croûte d’un terrain de camping où nous passions l’été depuis que nous avions perdu notre maison et nous étions retrouvés en ville. Mon travail consistait à préparer les repas, servir, préparer les additions et collecter les paiements à la caisse. Je me débrouillais bien, les clients m’aimaient, j’étais rapide et sympathique. J’ai travaillé à ce casse-croûte deux étés de suite, puis je suis devenue vendeuse au Greenberg de la rue Saint-Joseph, en basse-ville de Québec. Après un passage obligé au nouveau McDonald's du quartier où mon refus d’offrir « un chausson aux pommes avec ça? » m’avait fait perdre une augmentation de 10 cents de l’heure, j’ai débuté ma carrière de serveuse au Pizza Royale de Giffard, l’original, sur le chemin Royal. C’est là que j’ai développé mon obsession pour leur pizza. Si vous allez à Québec, prenez le temps d’y goûter, et n’oubliez pas de demander du beurre pour mettre sur la croûte.

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La pizza de Pizza Royale

Je suis passée ensuite au Restaurant de la Gare, celle d’autobus, pas de train, et de Québec, pas de Sainte-Foy, située sur le boulevard Charest. C’était en 1983. Je gagnais en moyenne 36 $ l’heure avec les pourboires. J’avais fini mes études collégiales et je n’étais pas allée à l’université immédiatement après, comme prévu. J’avais été admise à l’Université York, à Toronto, mais je n’avais pas eu le courage de quitter ma mère. J’avais eu peur de trop m’ennuyer ou, pire encore, qu’elle meurt pendant que je serais partie. J’ai fait le saut un an plus tard.

Je me souviens encore de la première fois que j’ai appelé ma mère. J’habitais en résidence. Il y avait un téléphone public sur mon étage. On s’assoyait par terre pour appeler, sur le tapis brun à poil long. Le téléphone se trouvait dans une alcôve. On pouvait se cacher pour pleurer derrière le mur de béton peint en blanc. La première année, j’ai travaillé à Dip ‘N Sip Donuts. Je m’étais juré de ne jamais y manger de beignes et j’ai tenu parole. Malheureusement, j’ai découvert les croissants aux amandes. Cette année-là, je travaillais aussi comme monitrice de français langue seconde dans une école d’immersion primaire, à une heure de bus et de métro du campus, et chez Fran’s, un restaurant de type Marie-Antoinette ou Normandin, avec des banquettes, de la bonne bouffe vite faite et une vitrine de desserts tournante – le genre d’endroit où il fait bon se retrouver entre amis à la fermeture des bars. Les gars avec qui je travaillais avaient bien ri quand j’avais dit à l’un d’eux qu’il était toujours « in my legs ». Mon anglais n'était pas tout à fait au point. J’avais aussi beaucoup de misère avec le mot « butter ». Chaque fois que je m’achetais de la pizza dans une pizzeria, on me faisait répéter plusieurs fois. C’est ce qui arrive quand tu refuses de t’assimiler. Si j’avais demandé du ketchup, pas sûr qu’ils m’auraient fait répéter.

 

L’été suivant, je ne suis pas rentrée à Québec pour les vacances. J’ai décroché un emploi de serveuse dans un restaurant-bar d'Ontario Place. Quand je ne travaillais pas, j’allais voir les spectacles en plein air qu’on y présentait. Je me souviens d’avoir vu Johnny Clegg et le talentueux Burton Cummings, ma première impression positive de Winnipeg – move over Pierre Lalonde! Pendant ma deuxième année d’études, j’ai repris mon travail de monitrice de français, et ai été recrutée pour servir comme conseillère au laboratoire d’informatique. J’étais déjà accro de l’informatique. À cette époque, les disques étaient mous, les imprimantes bruyantes et l’Internet inexistant.

 

L’été suivant, j’ai travaillé au restaurant de l’Exhibition Stadium, le stade de baseball des Blue Jays, avant le Skydome – et le Rogers Center. Je n’y suis pas restée longtemps parce que j’ai été victime d’un accident de la route alors que je me rendais au travail à bicyclette. Le taxi devant moi allait tourner, mais a dû s’arrêter brusquement pour laisser passer un piéton. Ma pédale droite s’est accrochée dans son pare-chocs arrière. J’ai été projetée au sol. Ça m’a pris une bonne quinzaine d’années à guérir de ma blessure au cou. Je ne me souviens pas d’avoir travaillé pendant ma dernière année d’études, et à l’été, je suis rentrée chez moi. J’avais prévu d’entreprendre des études pour devenir enseignante au primaire, mais je me suis trouvé du travail à Québec pour pouvoir rester auprès de mon père malade. C’était un poste de réceptionniste bilingue au bureau d’administration d’un centre commercial. Comme ce travail ne payait pas beaucoup – 17 $ l'heure – et que je voulais m’acheter une auto, je travaillais aussi la fin de semaine comme serveuse dans un Mikes et, après mon travail de jour pendant quelques semaines avant Noël, comme emballeuse au kiosque à cadeaux du centre commercial.

Après la mort de mon père, je me suis loué un trois et demie. Quelques semaines plus tard, je rencontrais James – le géniteur de ma première fille – qui était à Québec pour le travail. Après son départ, je me suis trouvé un emploi à Toronto et quelqu’un pour sous-louer mon appartement, puis suis partie le rejoindre. 
 

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Toyota Supra 1988

Cette fois je travaillais dans mon domaine, comme traductrice, pour Toyota. James était aux oiseaux. Il se voyait au volant d’une Supra décapotable rouge. Son rêve a été coupé court quand j’ai été congédiée pour insubordination. Je trouvais ma patronne inefficace et j’avais du mal à le lui cacher. J’étais jeune, arrogante, ambitieuse. Elle était vieille, lente et emmerdeuse. C’était la première fois que je perdais un emploi. Avant, j’avais bien été réprimandée une fois ou deux par un employeur, mais rien de très sérieux. Comme j’étais dans la mecca des traducteurs vers le français, je me suis vite trouvé une autre poste dans ce domaine, cette fois comme coordonnatrice de la traduction pour Mattel Canada. J’y étais maîtresse de mon temps. Avec personne dans les jambes, cette fois, tout s’est bien passé pendant deux belles années. Puis je suis tombée enceinte. Je ne suis pas arrivée à trouver un endroit adéquat où faire garder Aimée, alors j’ai quitté mon emploi pour reprendre mes études. Comme ça n’a pas fonctionné, j’ai commencé à faire de la pige, puis quand ça non plus n’a pas marché, je suis retournée vivre avec ma mère. Huit mois plus tard, j’étais mariée. J’ai continué à travailler comme pigiste jusqu’à notre départ pour Winnipeg.

* * *

Trois mois après notre arrivée au Manitoba, je commençais à travailler comme traductrice juridique pour le gouvernement provincial – un remplacement de congé de maladie. Puis les gens du service de traduction responsable de toutes les autres branches du gouvernement provincial sont venus me poacher. Comme ils m'offraient un poste permanent, j’ai peu hésité à quitter celui que j’occupais déjà, malgré les recommandations de mon chef, qui m’avait encouragée à rester et expliqué qu’un poste permanent allait se libérer l’année suivante, que ça ne fonctionnerait peut-être pas aussi bien pour moi à l’autre endroit. J’aurais dû l’écouter. La chef de l’autre service n’avait pas les compétences nécessaires pour assurer le succès de traducteurs atypiques. Au bout d’un an, après deux périodes de probation, j’ai été escortée vers la sortie comme une criminelle. On m’a remerciée sans me permettre de dire au revoir à mes collègues alors en formation. Mon crime? La lenteur…

Heureusement, j’avais prévu le coup et négocié un poste de gestionnaire du service de traduction d’une chaîne nationale de magasins à rayons. Deux ans plus tard, devant la difficulté de recruter des traducteurs qualifiés, le service était transféré à Montréal et je redevenais pigiste. 

Éventuellement, j’ai accepté un contrat de traduction d’un an pour un fabricant de logiciels de Winnipeg. Ma mission était de réparer la section Aide du logiciel principal de l’entreprise. Ici encore, je n’ai pas su me rendre indispensable. Même si mon contrat aurait pu être renouvelé puisque leur seul réviseur avait été congédié, j’avais osé dénoncer une traductrice qui ne savait pas écrire. Elle était charmante et très appréciée de ses collègues anglophones, qui connaissaient mal le français ou pas du tout, et n’étaient donc pas qualifiés pour comprendre mon point de vue. Je suis partie et elle est restée.

Deux ans plus tard, je trouvais un emploi d’agente de communication, un autre remplacement de congé de maladie. Là encore, ça s’est mal passé. J’avais du mal à tolérer la triste qualité du français dans la plupart des communications et la révision des textes des autres ne faisait pas partie de me fonctions. Aussi, ma patronne n’avait ni la formation ni l’expérience pour pouvoir diriger un département de communication. Quand l’entreprise a procédé à une restructuration, ma patronne a « démissionné » et on m’a jetée avec l’eau du bain.

Ça m'aura pris dix ans avant de recommencer à travailler pour quelqu'un d'autre. Entre-temps, je m'étais occupée d’Aimée, des enfants de mon fils et de mon mari cancéreux. Quelques semainses après sa mort, je me suis inscrite au programme postbaccalauréal en Éducation secondaire de l'Université de Winnipeg mais d'abord, j'ai dû prendre quatre cours d'anglais pour obtenir une deuxième mineure. J’ai obtenu de bons résultats dans tous mes cours, sauf en didactique. Dans ce cours, nous étions censés apprendre à enseigner à des élèves de  styles d’apprentissage variés : visuels, auditifs ou kinesthésiques. Nous devions aussi apprendre à préparer des leçons par segments de vingt minutes – la capacité d’attention moyenne de la plupart des gens – autour du curriculum du ministère de l’Éducation. Je n’arrivais pas à organiser mes leçons et je devais en préparer dix avant le début de mon stage de formation. J’ai dû m’inscrire à un atelier de perfectionnement. Peine perdue, j'étais bloquée. Les personnes atteintes d'un trouble de régulation de l'attention bloquent quand ils ont à faire quelque chose qui va à l'encontre de qui ils sont. Je fonctionne mieux sur le vif. Je ne ressens pas le besoin de me préparer longtemps à l'avance. J'aime improviser. L’enseignante responsable de mon stage n’a pas su m’aider non plus. Elle avait dû s’attendre à ce que je sois à mon affaire, étant donné mon âge. Son style d’enseignement était diamétralement opposé à ce qu’on nous avait enseigné. Dans toutes ses classes, quels que soient le sujet et le niveau, les présentations PowerPoint se suivaient et se ressemblaient. Les élèves devaient recopier ce qu’ils y voyaient. C’était lent et ennuyeux. Je n’allais rien apprendre d’elle. En plus, elle était ouvertement xénophobe. Cette fois encore, je n’ai pas su cacher mon mécontentement.

Quelque part vers la fin de la session d’automne, j’avais découvert que j’étais non seulement « troublée », mais aussi « déficitaire ». Ce qui me troublait, c’était un manque de contrôle sur mes émotions. Tout s’expliquait. Si je n’avais pas su cacher mon dédain pour mes superviseures incompétentes, ce n’était pas parce qu’elles étaient incompétentes, mais parce que j’étais intolérante. Eurêka! J’ai pris rendez-vous avec mon médecin, qui m’a prescrit un médicament qui allait me ralentir, me rendre plus comme les autres.

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Au retour des fêtes, j’étais une personne transformée. L’enseignante qui me supervisait était étonnée du changement. Notre relation et mon rendement se sont améliorés. Mon superviseur de stage aussi avait remarqué le changement, mais le matin où il est venu m’observer une dernière fois en action, j’ai craqué. Tout était embrouillé dans ma tête. Rien n’avait de sens, ni pour moi ni pour mes élèves. Je ne sais pas si c'était parce que j’avais pris deux doses de médicament par erreur ou parce que la pression était trop grande, mais j’ai échoué. J’allais devoir reprendre mon stage à l’automne. On m’a offert d’aller dans une école à 45 minutes en voiture de chez moi vers l’est, ou aussi loin vers l’ouest. J’ai choisi d’aller vers l’ouest parce que j’allais pouvoir le faire en autobus au besoin. J’ai duré un mois et demi. Il n’y avait pas d’espace de stationnement pour les stagiaires à cette école et le trajet en autobus prenait environ une heure et demie. Mes petits-enfants me manquaient et je m’inquiétais pour eux et pour Aimée, qui se retrouvait souvent seule à la maison. Un jour, elle m’avait appelée pour me dire qu’elle avait échappé son bras et n’arrivait plus à le relever. J’avais dû envoyer mon voisin à son secours. C’était trop pour moi. J’ai abandonné. Quatre ans plus tard, il m’arrive encore régulièrement de rêver que je reprends mes cours. J’ai dû mettre une croix sur mon ambition de devenir enseignante. Un deuxième deuil en moins de deux ans. Je suis retournée voir mon médecin. Elle m’a prescrit des antidépresseurs.

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Au printemps dernier, je me suis mise à chercher un travail plus régulier. Mon petit-fils allait entrer à l’école à plein temps en septembre et même si mon fils allait être en stage et donc moins souvent à la maison pour aider, je croyais avoir le temps et l’énergie nécessaires. Aussi, j’avais l’ambition de m’acheter un condo pour pouvoir partir à la fin des études d’Émile, mais je n’étais pas prête à vendre la maison et je n’allais pas pouvoir obtenir une deuxième hypothèque en tant que travailleuse autonome. Depuis quelques années, l’actif seul ne suffit plus pour pouvoir emprunter, ça prend un salaire décent pendant deux années consécutives, ce que je n’avais pas gagné en tant qu’étudiante. Je suis donc allée sur LinkedIn pour me déclarer « à la recherche d’un nouvel emploi ». En moins de temps qu’il ne faut pour crier lapin, j’ai reçu une invitation pour poser ma candidature à un poste de traducteur pour une entreprise de distribution du domaine de la restauration. En plein dans mes cordes. Même si je n’étais pas tout à fait prête à commencer, j’ai postulé. Cette fois, un choix se présentait devant moi : déclarer ou ne pas déclarer mon « handicap ». J’ai choisi de le faire.

Au début, j’ai expliqué comment je fonctionnais à qui voulait bien l’entendre – même à ceux qui ne le voulaient pas. « N’hésitez surtout pas à me dire si je dis ou fais quoi que ce soit qui dérange! » L’autre traducteur qui avait été embauché en même temps que moi était sympathique et nous nous sommes bien entendus dès le début. Nous avons établi d’entrée de jeu que nous allions nous aider à réussir. Aussi, quand les gens ont commencé à m’accorder plus d’importance qu’à lui, je m’assurais de leur rappeler son existence. Aujourd’hui, il est toujours là et pas moi. Même si j’ai essayé de ne pas prendre toute la place, j’en ai quand même trop pris. Je n’ai pas compris qu’on n’en attendait pas autant de moi, que mon enthousiasme à corriger les textes plutôt que de me contenter de les traduire n’était pas bienvenu, même si on m’avait assurée du contraire. L’excellence qu’on nous encourageait à rechercher dans le matériel de formation et à chaque réunion d’équipe sur Teams n’était pas ce que je m’étais imaginé. 

Quand j’ai demandé la raison de mon congédiement, on a mentionné des problèmes de communication. La lettre qui a suivi parlait plutôt de rendement. En pied de page, il était écrit « without cause », sans motif. Je me suis dit qu’ils avaient décidé de ne garder qu’un seul traducteur, qu’ils avaient choisi celui qui n’était pas agréé, pas aussi qualifié ni allumé que moi, mais beaucoup plus discret – et peut-être moins bien payé? 

Deux mois plus tard, je voyais mon poste affiché de nouveau sur Indeed. J’ai vérifié que mon ancien collègue était toujours en poste, ce qui était le cas. On cherchait à me remplacer. Comme j’avais déclaré mon TDAH dans mes formulaires d’embauche et que ma superviseure n’avait rien fait pour m’accommoder, alors qu’elle était tenue de le faire en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, j’ai fini de remplir le formulaire de dépôt de plainte de la Commission canadienne des droits de la personne que j’avais mis de côté parce que je m’étais convaincue que l’employeur avait embauché deux traducteurs dans l’intention de choisir celui qui correspondait le mieux à ses attentes. J’ai mis le formulaire dans une enveloppe, puis l’ai remis de côté. J’hésitais encore. Une conversation avec l’une de mes sœurs n’a rien fait pour m’encourager à revendiquer mes droits. Elle m’a expliqué qu’elle aussi vivait des injustices au travail, que tout le monde en vit, que je devais simplement apprendre à accepter la situation, comme elle l’avait fait. Elle n’avait eu aucun mal à me convaincre que j’avais tort de croire que j’étais en droit de m’attendre à être traitée différemment. Et pourtant, si un système a été mis en place pour aider les gens qui n’arrivent pas à intégrer le marché du travail ou à y rester, c’est que ces gens et le besoin existent, non? Ce n’est pas que nous manquons de volonté ou que nous sommes rebelles. Nous avons simplement besoin d’aide supplémentaire pour comprendre certains codes sociétaires et pouvoir fonctionner sans trop déranger les autres. Les personnes qui ont un TDAH ont un cortex cérébral sous-développé. Avoir un cortex sous-développé, c’est comme avoir une auto avec des freins super usés et une transmission qui glisse. C’est sûr que ma vitesse de croisière et mon énergie donnent l’impression que je fonctionne à plein régime, mais ça veut juste dire que je suis comme une Jaguar avec des freins usés et une transmission qui glisse. Et quand on découvre son TDAH dans la cinquantaine, il est un peu tard pour orienter sa carrière en conséquence, surtout avec un TDAH.

Mon formulaire est prêt à partir. Il ne me reste plus qu’à me rendre au bureau de poste pour acheter des timbres et le déposer dans la boîte à lettres. Je pourrais en profiter pour retourner le matériel informatique qui m’avait été fourni par mon ancien employeur et qui traîne toujours dans mon bureau. « J’étais censée vous le retourner?! Ah! J’ai dû mal comprendre… » « Ça fait déjà quatre mois vous dites? Ben coudonc! Faut croire que je suis lente. »

C’est pas comme si j’avais juste ça à faire. Depuis juillet, j’ai envoyé mon CV et des lettres de présentation à plus d’une dizaine d’endroits et j’ai commencé à donner des cours de français. Mardi dernier, en début d’après-midi, j’ai répondu à une annonce que j’avais déjà vue, mais à laquelle je n’avais pas répondu puisqu’il s’agissait de télétravail à Montréal. Quand l’annonce a été affichée de nouveau avec comme nouvelle date butoir « Open until filled » (ouvert jusqu’à ce que le poste soit pourvu), j’ai compris qu’ils avaient du mal à trouver et j’ai décidé de tenter ma chance. Cette fois, j’ai n’ai rien mentionné sur mon état. J’avais déjà la distance contre moi, je n’allais pas attirer l'attention sur le fait que mon attention était déficitaire. C’était pas comme si j’essayais d’entrer au CERN. J’aurais bien le temps de leur expliquer, une fois embauchée, que je ne sais pas communiquer et que je suis lente par-dessus le marché. 

Le même soir, j’ai reçu un courriel d'invitation à une entrevue téléphonique pour le lendemain. Au terme de celle-ci, une entrevue vidéophonique a été fixée pour le lundi suivant. On m’a offert le poste dès le lendemain matin. Je serai seule à offrir un service qu’on obtenait de contractuels auparavant. Mon superviseur est un anglophone du Québec qui maîtrise suffisamment bien le français pour pouvoir apprécier mon opinion professionnelle. Tout devrait bien aller cette fois.

Aujourd’hui, j’ai rempli les formulaires de la trousse du nouvel employé. J’ai la possibilité de déclarer mon « handicap » à trois endroits différents, soit dans le formulaire d’autodéclaration volontaire de l’entreprise et dans les formulaires de déclaration de crédit d’impôt personnel du Manitoba et du Canada. Si je le fais sur les deux derniers, je peux déduire environ 15 000 dollars du total de mon salaire. J’ai donc beaucoup à gagner. Par contre, si je coche la case « Person with Disability(ies) » (personne handicapée) du formulaire d’autodéclaration volontaire de mon employeur, je risque de perdre au change.

Toute vérité n’est pas bonne à dire, mais l’honnêteté est toujours récompensée… La véritable Proche Aidante voudra-t-elle se lever?

Cent fois surle métier

Cent fois sur le métier,
remettez votre ouvrage

Récemment, j’ai affiché une superbe photo de Val en arrière-plan de ma page Facebook. Comme description, j’ai écrit « Third time is a charm », expression utilisée pour véhiculer l’idée que le succès se pointe souvent après deux tentatives échouées. Contrairement à ce que suggèrent une panoplie d’amateurs sur la Toile, cette expression ne se traduit pas par « jamais deux sans trois », qui signifie que les événements ont tendance à se répéter, mais plutôt par « Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage ».

Mes deux premiers enfants ne sont pas des échecs, loin de là, mais ma troisième est particulièrement réussie. Je dis souvent à la blague que c’est parce que je l’ai faite toute seule. Je venais de regarder seule

L’insoutenable légèreté de l’être, mon mari s’étant couché tôt pour soigner un vilain rhume, quand j’ai ressenti l’insoutenable nécessité de me reproduire. Mon mari ne s’est même pas réveillé. (Le manque de retenue est une caractéristique des personnes atteintes d’un trouble du déficit de l’attention). Neuf mois plus tard, j’accouchais d’une poupoune de dix livres et une once, belle comme sa mère et intelligente comme son père.

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Il y a trois semaines, j’ai assisté au premier accouchement de Val. Je vous passerai les détails (eh oui, j'en suis capable), mais vous dirai que rien ne s’est passé comme pour moi, sinon le résultat : un poupou de neuf livres et cinq onces, beau comme son père et intelligent comme sa mère. Frédérik, qu’ils l’ont appelé, avec un k, comme dans la langue de son grand-père maternel. Vous dire que je me suis foutu du monde entier quand je l’ai vu sortir serait un euphémisme. 


Le lendemain, j’aurais pris trois doses de Concerta que je ne serais toujours pas arrivée à me concentrer sur mon travail. C’est dans cet état euphorique que j’ai été convoquée à une réunion sur Teams par mon superviseur. Au bout de 29 jours d’effort soutenu de ma part, lui et son équipe avaient déterminé que je ne fitais pas dans leur décor, et je me retrouvais une fois de plus sur la paille. 


Parmi les treize entités territoriales du Canada, le Manitoba est la seule où les employeurs peuvent congédier un employé sans préavis dans les trente premiers jours en poste*. Partout ailleurs au Canada, cette période est de trois ou six mois. Après un mois, la période de préavis est d’une semaine, et ce jusqu’à la fin de la première année. Dans le reste du Canada, elle est de deux semaines. Est-ce que cela explique qu’on se soit empressé de me licencier avant d’avoir à me verser une semaine de salaire? Ce serait difficile à croire. Mon salaire n'était pas à ce point astronomique. Je préfère penser que j'avais mal perçu ma situation. Même chose au poste que j'avais occupé précédemment, de juridiction fédérale, donc trois mois sans préavis, où on m'a endurée pendant presque deux mois! Tout cela coupe l’envie de trouver un autre emploi, du moins, avant d’avoir compris ce qui se passe pour pouvoir empêcher que ça se reproduise. 


Je ne souscris à aucune assurance en tant que travailleuse indépendante et comme je n’ai pas toujours des contrats, je ne suis pas en moyens de me payer des séances de coaching ou de psychoanalyse à 200 $ l’heure. Je cherche des solutions depuis mon autodiagnostic, mais elles sont rares. Récemment, je me suis inscrite au bulletin de nouvelles du Centre de sensibilisation au TDAH, Canada. Dans l’édition de janvier, il était question d’un cours en ligne gratuit sur le TDAH et d’un crédit de trois mois de coaching individuel financés par Emploi et Développement social Canada et offerts (en anglais seulement – pour le moment) par Shimmer et Illiminate Universe. J’ai rempli un formulaire et les conditions requises pour accéder au cours.   


Le cours est extrêmement bien conçu. À la suite d’un test qui sert à découvrir tes cinq forces et faiblesses principales, on doit préparer une présentation à partir du logiciel Canva, où ces forces et faiblesses sont énumérées, puis décortiquées pour déterminer les domaines de carrière qui te conviennent. Le dernier volet du cours vise à préparer un curriculum vitae et une lettre de présentation qui mettent tes forces en valeur. 

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Mes points forts : la bienveillance, l’honnêteté, l’humour, la créativité et l’épistémophilie

Malheureusement, les mois de coaching ne sont pas offerts à tous. Seuls les premiers à terminer le cours y auront droit. Aujourd’hui, j’ai reçu un courriel qui indiquait qu’il ne restait plus que neuf places. J’ai remercié l’expéditrice pour la mise à jour, puis ai procédé à lui décrire mon emploi du temps pour les deux derniers jours. J’ai ensuite « suggéré » que les candidats devraient être choisis selon la qualité de leur travail, l’urgence de leur besoin et leur situation financière. J’ai conclu en expliquant que de savoir qu’il ne reste que neuf places ne contribue qu’à me frustrer et me forcera à rester debout passé minuit un quatrième jour d’affilée et à botcher mon travail.


Espérons que ma réaction lui permettra de constater que j’ai absolument besoin de coaching, de deviner que je ne dois pas être en mesure de garder un travail avec ce genre d’attitude, et de conclure que je dois avoir du mal à survivre sur le plan financier, mais surtout, que je me suis inscrite à leur cours avec la ferme intention de m’y investir à fond et que je ne suis pas du genre à tourner les coins ronds. Ce serait bien que quelqu’un en dehors de ma famille et de mon cercle d'amis s'intéresse enfin à ce que j’ai à offrir plutôt qu’à ce qui me manque.

La faim justifie les moyens

La faim justifie les moyens

Récemment, Val, ma dernière-née, et moi avons célébré son 25e anniversaire de naissance. En temps normal, j’aurais reçu toute ma famille et servi mon gâteau traditionnel, rehaussé de JELL-O rouge qui bouge toujours, et arrosé de crème glacée à la vanille – parce que de la crème champêtre, au Manitoba, on n’en trouve pas – mais je n’ai pas pu en raison des restrictions liées à la COVID. Nous nous sommes installées sur ma terrasse. Heureusement, c’était l’été indien alors Val et moi n’avons pas eu besoin de nous envelopper, à moins d’un mètre, dans la couverture que je lui avais offerte.

Quelques jours plus tard, le 11 novembre, plus précisément, j’ai préparé un gâteau pour commémorer la mort au combat contre le cancer de mon mari. Comme pour l’oncologiste de Peter, la recette que j’ai utilisée n’a pas donné les résultats espérés. J’ai remis le gâteau au four et l’ai regardé brûler en mangeant le JELL-O rouge coquelicot et la crème glacée blanc cadavre. Je me souviendrai longtemps de ce gâteau du Souvenir.

Pour les vingt-cinq ans de mon fils Émile, deux ans auparavant, nous sommes allés ensemble acheter une bicyclette. Il s’était fait voler celle qu’il avait héritée de son père. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés au Starbucks, où il travaillait à l’époque, pour prendre un café et vérifier son horaire. En sortant de son espace de stationnement, Émile a reculé dans l’auto d’un client régulier. Bon anniversaire!

 

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Pour célébrer son quart de siècle, Aimée, ma première-née, est sortie avec des amies. Elles avaient réservé leur place dans un restaurant, s'étaient faites particulièrement belles, puis étaient parties dans notre fourgonnette adaptée, conduite par une amie. Arrivées au restaurant, elles n'ont pas frappé un client, mais un autre type d'obstacle : des marches. Et pourtant, elles avaient appelé pour s’assurer que l’endroit était accessible.

- C’est juste quelques marches. Nous allons vous aider à les franchir, qu’ils ont dit.

Le fauteuil électrique d’Aimée, avec elle dedans, pèse près de 500 livres… 

Elles ont traversé la rue pour se rendre chez l'Italien. Comme c'était un samedi soir, l’endroit était plein à craquer, mais, les Italiens étant ce qu’ils sont, on leur a fait de la place, puis offert un verre à la fêtée.

Dans la plupart des villes canadiennes, aucune règle n’impose aux marchands de rendre leurs commerces accessibles aux gens en fauteuils roulants. La Loi sur l’accessibilité pour les Manitobains, une norme d’accessibilité pour le service à la clientèle, établie à l’intention des entreprises, des organismes sans but lucratif et des petites municipalités, est entrée en vigueur le 1er novembre 2018. Les organismes ont eu trois ans pour se préparer à offrir à tous le plein accès à leurs biens et services. La plupart se sont conformés. D’autres font passer leurs clients par la porte des employés. Et certains continuent de croire que quelques marches ne constituent pas un obstacle à l’accessibilité. En fait, selon mon Aimée, l’accès au cadre bâti ne fait pas partie des exigences… Étrange. Comment peut-on servir une personne en tenant compte de ses handicaps si elle ne peut pas accéder à l’endroit où les services sont offerts?

Après avoir agi à titre de conseillère à l'emploi auprès de personnes handicapées et de leurs employeurs actuels et potentiels, elle conseille aujourd'hui des décideurs de diverses entités fédérales soumises à la Loi canadienne sur l’accessibilité. Dans le cadre de cette loi, ces entités doivent éliminer les obstacles à l’emploi, à leur environnement physique, aux technologies de l’information et des communications qu’elles utilisent, aux communications qu’elles produisent, aux biens, services et installations qu’elles se procurent et aux programmes et services qu’elles offrent. Tout cela dans le but de rendre le Canada accessible à tous d’ici 2040.

 

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Moi aussi j’aimerais servir la cause. Ces temps-ci, j’aurais envie de tout vendre pour pouvoir me consacrer à la défense des personnes handicapées. Aux dires d’Aimée, trop d’organismes sont dirigés par des gens sans handicaps qui ne possèdent pas les qualités ou l'expérience requises pour bien remplir leur mission. Moi, j’ai l’expérience vécue, directement et indirectement, la détermination et l’énergie, mais mon manque de constance et de discipline me handicape – et n’a rien à voir avec mon handicap réel, soit écrit en passant. Ça me prendrait un harnais et quelqu’un de fiable et de bien intentionné qui saurait me diriger, me ramener sur le droit chemin quand je m’égare, genre un mari… Non, j’ai essayé le mari et ça n’a pas aidé. Genre un coach.

Eh bien, je m’en suis trouvé un coach. Le mois dernier, j’ai réussi à terminer à temps le cours auquel je m’étais inscrite (voir Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage) pour pouvoir me prévaloir des trois mois de coaching individuel gratuits. Chaque samedi matin, ma coach m’appelle pour m’aider à faire du ménage dans ma tête et à fixer deux ou trois objectifs précis, pertinents, mesurables et atteignables pour la semaine. La semaine dernière, c’était préparer un emploi du temps détaillé et faire plus d’exercice (plus précisément, faire le tour du parc trois fois, aller au gym deux fois, faire des étirements une fois). Cette semaine, c’est ranger mes lunettes dans leur boîtier dès que j’ai fini de les utiliser, me coucher avant dix heures et me lever avant sept heures, et réfléchir avant d’agir. Comme dirait Bob, dans What About Bob« à pas de bébé ». C’est peu, mais la somme de tous ces petits changements m’aidera à fonctionner mieux. Une autre option serait de trouver quelqu’un qui m’aiderait à faire du ménage dans ma maison…

Étiquettes

Étiquettes

Il y a toutes sortes d’étiquettes. Il y a l’étiquette qui établit les règles de conduite en société, définit ce qui est attendu, permis ou interdit dans certaines situations, enseigne aux gens les « bonnes manières ». Il y a les étiquettes qu’on utilise pour identifier des objets et des contenants. Il y a aussi les étiquettes que l'on donne à la suite d'un diagnostic, celles qui servent à identifier officiellement les irrégularités de la santé physique ou mentale.

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Source de l'image : Comme des fous

« S’il est utile pour comprendre des symptômes, traiter des séquelles, ou faire valoir des droits,
le diagnostic peut aussi être une étiquette bien encombrante! Cette étiquette peut rendre les autres aveugles à votre regard de braise, votre sourire éclatant, votre coiffure soignée, vos vêtements élégants. Les rendre sourds à vos traits d’esprit,
à votre avis plein de sagesse, à vos paroles intéressantes, originales ou amusantes. 

Les rendre même partiellement muets : ils ne s’adressent pas toujours directement à vous, même lorsqu’il s’agit de vous! »

Source : https://www.plateformeannoncehandicap.be/

Chez moi, l’étiquette s’applique surtout aux repas. Les règles capitales sont :

  • pas de téléphone cellulaire au souper;

  • on débarrasse sa place après avoir fini de manger;

  • on ne fait pas de bruit quand on mange.

 

Quand Émile (mon fils) est revenu vivre chez moi avec ses deux enfants, Jane et John, j’ai été étonnée de constater à quel point John et lui mangeaient bruyamment. Émile a rapidement réintégré les rangs, mais j’avais beau répéter à John de mâcher la bouche fermée, rien n’y faisait. Comme ses lèvres étaient constamment entrouvertes,  je me suis dit qu’il devait avoir les conduits nasaux obstrués. Je lui ai obtenu un rendez-vous chez un otorhinolaryngologiste. Un examen approfondi a permis de conclure que tout était normal. J’ai donc décidé de m’y prendre autrement pour l’encourager à faire moins de bruit en mâchant.

 

-    Peter, le voisin a appelé. Il demande si tu pourrais arrêter de saper. Il dit qu’il essaie d’écouter les nouvelles.

 

C’est devenu un classique. Les histoires deviennent de plus en plus ridicules.

 

Quand la mère des enfants, Sunny, est venue vivre avec nous il y a quelques mois, j’ai tout compris. Je ne sais pas si je deviens plus facilement irritable avec l’âge ou si c’est elle qui a changé, mais je ne me rappelle pas que le bruit m’ait dérangé autant auparavant. Comme elle n’est pas très ouverte à la critique, j’ai décidé d’utiliser la même ruse avec elle qu’avec son fils. Malheureusement, en hiver, les voisins aiment aller se faire chauffer la couenne dans des pays chauds, et c’est là qu’ils étaient quand Sunny est revenue. Qu’à cela ne tienne! Je n’avais aucune intention d'attendre leur retour pour faire taire la mère à son tour.
 

-    Le voisin vient d'appeler. Il demande si tu pourrais pas faire moins de bruit quand tu manges. Il dit que tu l’as réveillé.

-    Qu’est-ce qu’il fait couché à six heures du soir?

-    Il est onze heures au Sénégal.

 

Émile lui a expliqué ma ruse. Elle s’est esclaffée. (Ouf!)

 

-    On m’a jamais dit de fermer la bouche pour mâcher chez nous.

 

Chaque famille, chaque culture a ses règles. Dans ma famille, les règles d’étiquette sont souvent connues mais rarement appliquées. On se mouche à table (on exclut la personne qui parle); on rit fort (exception à la règle précédente) et on rote encore plus fort (exception ici aussi). Si j’insiste pourtant pour qu’on mastique en silence, c’est parce que j’ai une intolérance au bruit. Ça vient avec mon TDAH.

 

Je me demande souvent si le fait de savoir que j’ai un TDAH me handicape doublement. Auparavant, je me serais raisonnée ou tout au moins sentie coupable d’être aussi peu raisonnable, mais maintenant, j’ai une excuse, et j’hésite rarement à m’en servir. Malheureusement, à l’opposé des étiquettes de bananes qu'on se colle sur le font pour amuser les enfants, les étiquettes de diagnostic mises en évidence sont rarement drôles.

Mon étiquette à moi, j’essaie de la cacher sous ma frange. L’afficher ne m’a apporté rien de bon jusqu’à présent. Surtout au travail. Par contre, dans ma famille, elle nous permet enfin de rire. Après des décennies de stupéfaction abyssale devant mon comportement souvent imprévisible et inexplicable, nous nous réjouissons tous aujourd'hui de pouvoir rire librement de mon cerveau partiellement sous-développé.

Source de l'image : Chiquita.fr

Plus tôt cette semaine, Aimée, ma fille ainée, nous écrivait, à sa sœur et à moi, qu’elle en avait assez d’attendre que son mari guérisse de son indigestion. 

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Quelques minutes plus tard, elles regardaient sur Instagram une image illustrant des grenouilles auxquelles diverses personnalités avaient été attribuées et essayaient de déterminer lesquelles nous correspondaient le mieux.

-    Celle-là, c’est Maman. « Not sure what’s happening, but happy to be there. »

C’est vrai que je suis souvent absente de la conversation – une autre manifestation de mon TDAH – et peu avant, je m'étais ouvertement réjouie de me retrouver en leur compagnie. Elles manquent rarement l’occasion de s’amuser à mes dépends. Quand elles ne rient pas du contenu de mes propos, elles rien de la façon dont je les exprime, soit en raison de mon accent ou de mon manque de cohérence. Quand j'essaie de poser des questions à Google en leur présence, elles ne se peuvent plus.* Des fois je me demande si c’est parce que j’ai passé ma vie à traduire les autres que j’ai tant de mal à m’exprimer dans mes propres mots.

 

On ne choisit pas sa mère. Heureusement, j'aurais choisi la mienne. Avec cinq enfants sous son giron, elle aussi a subit son lot de moqueries. D'ailleurs, je l'ai souvent entendue dire : « Si tu vaux pas une risée, tu vaux pas grand-chose. »

*« L'expression ne plus se pouvoir [...] traduit habituellement un état difficilement tolérable où une certaine tension doit être apaisée » Tiré d'un essai doctoral de Catherine Bruneau.

Une fête des Mères

Ce texte est le dernier de la série de douze que je m’étais engagée à écrire pour Le Nénuphar. Comme c’est le mois de la fête des Mères, j’ai choisi de vous offrir une version remaniée d’un récit écrit au début de la pandémie de COVID-19.

Une fête des Mères dans l’eau bouillante

Depuis la naissance d’Aimée, en avril 1991, je ne me souviens pas d'avoir eu congé le jour de la fête des Mères. Cette année, j’avais planifié de tout préparer la veille afin de pouvoir profiter pleinement de l’occasion. Malgré mes efforts, jusqu'aux petites heures du matin, je n'avais pas réussi à accomplir le tiers de ce que j’avais à faire.

Ça fait des semaines que je m'occupe de Jane et John pour que mon fils puisse terminer son année universitaire alors qu'eux ont congé d'école et de garderie. J'arrive à peine à faire le ménage entre les repas, les travaux d’école et les courses. Préparer une fête est un objectif de taille dans les circonstances actuelles.

Je m’étais couchée en pensant que même si j'allais dormir jusqu’à dix heures, il me resterait bien assez de temps pour préparer le dîner danois et le bouilli québécois que j'avais prévu partager avec Émile et ses petits. Nous avons eu le temps de préparer le dîner, mais seulement la moitié du bouilli avant mon départ. J’allais passer l'après-midi avec Aimée et David. 
 

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Bouilli québécois. Source de l'image : recettes Asselin

Aimée et moi n'avons pas pu sortir comme prévu parce qu'il ventait trop. Nous nous sommes installées dans la cuisine, où j'ai parlé de mes problèmes, puis nous sommes passées au salon, où ça a été à son tour de se confier, non sans hésitation − on n'embête pas sa mère avec ses problèmes le jour de la fête des Mères, of all days

Je ne dresserai pas ici la liste des problèmes de ma fille, mais je vous dirai qu'une grande partie de ceux-ci vient du fait qu'elle a besoin d'aide pour faire tout ce qui demande un effort physique. Étant celle qui l’ai mise au monde dans ce corps moins que parfait (situation qui aurait pu être évitée si, avant de coucher avec son père sans utiliser de moyen de contraception, j’avais fait mes recherches et découvert qu’il existe un gène récessif de la dystrophie musculaire et vérifié que son « père » et moi n’en étions pas par hasard tous deux porteurs), je lui ai proposé mon aide – aussi parce que c’est ce que les mères font, en général, fête au pas (ça et se culpabiliser pour tout).
 
Ma première mission consistait à transporter, d’un placard de chambre au salon, les éléments d’une chaîne stéréo qu'un oncle de David allait venir installer plus tard, quand il apporterait la centaine de disques vinyle hérités d'un autre oncle, établi en Allemagne. L’arrivée de ce don du ciel était on ne peut plus opportun en ce jour de célébration des mères de toutes sortes, Aimée ne m’ayant jamais pardonné d'avoir stupidement jeté une grande partie de ma collection de 33 tours, sous la pression d'une amie chrétienne zélote, et d'avoir encore plus stupidement détruit le reste de ma collection en la plaçant stratégiquement juste devant le radiateur du salon, of all places.

Ma deuxième et dernière mission consistait à préparer une salade pour accompagner le repas que je leur avais apporté, parce que c’était la fête des Mères et que je me sentais triste pour ma fille qui ne pourra jamais avoir d’enfants en raison de sa situation, qui aurait pu être évitée si… – et parce que c’est ce que les mères font souvent pour leurs enfants, fête ou pas.
 
Il était passé dix-huit heures quand je suis partie. Le bouilli que j’avais prévu servir à la maison n'était toujours pas prêt; il restait les légumes à cuire. Trente minutes de route, une heure de cuisson... Nous n'allions pas pouvoir manger avant dix-neuf heures trente. J'ai décidé de passer par Wall Street Slice chercher de la pizza, la meilleure en ville, et de servir le bouilli le lendemain. 

 

Ancienne annonce de Coca-Cola. Source de l'image : Wikimedia Commons

La pizzeria est à cinq minutes de chez Aimée, juste le temps que ça prend pour entendre l'intégrale des Roses blanches, qui jouait sur les ondes d'Ici Radio-Canada, dans le cadre d'une émission spéciale pour la fête des Mères. Ça m'a fait un p'tit v'lours. Ma mère adorait cette chanson presque autant que j'avais adoré ma mère, le dévouement fait chair. La « Spéciale » avait commencé à seize heures, alors que j'étais à cinq minutes du Starbucks, où je m'arrête presque chaque fois que je vais chez Aimée, avec MA chanson préférée, Hollywood Freak, de Diane Dufresne. Chanceuse, moi! 
 
Sur le chemin du retour, j'ai appelé ma petite dernière, ma Valentine, pour confirmer nos plans pour le soir même. Comme elle était un peu fatiguée et qu’Émile m’avait texté être à bout de patience, nous avons remis notre rendez-vous au lendemain. Nous avions commencé un casse-tête de mille morceaux quelques jours auparavant que nous avions prévu de finir, activité de circonstance puisqu’elle exige de la détermination, de la patience, une grande attention et du temps, comme le rôle de mère.

Après le souper, Samuel s'est occupé de coucher les enfants et j'ai entrepris de faire cuire les légumes du bouilli. Quand je suis arrivée dans le garage, où Samuel avait placé le chaudron de viande, couvert d'une passoire plate, pour que le jus refroidisse assez vite afin que je puisse le dégraisser à mon retour - tel que je lui avais demandé de le faire - j'ai trouvé la porte arrière du garage entrouverte, la passoire sur le sol, et Pawdrick, mon goûteur non officiel, en train de se lécher les babines. Le morceau de bœuf était intact. Il ne s'était attaqué qu'au jus. Ouf! Le souper n'était pas perdu. (Je n’ai rien dit − au prix où le bœuf se vend ces temps-ci...)

Pawdrick, mon goûteur non officiel

Alors que je terminais l'écriture de ce texte, vers cinq heures du matin, j'ai reçu un message d'Aimée, « Are you awake? » Son aide avait callé malade. Une demi-heure plus tard, j'étais de retour chez elle.  
 
La fête des Mères, c'est pour les mères qui ont une famille normale. Pour les autres, c'est fête à longueur d’année. Pas toujours facile, mais extrêmement divertissant. 

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