Table des matières
Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Philosophe nulle part
Dès l'âge de 8 ans, j'avais pris la décision d'écrire mes mémoires. Celles-ci serviraient peut-être, plus tard et au besoin, à justifier mon état d'âme tordu et véreux que les gens et les circonstances qui m'entouraient avaient réussi à créer. Pas que j’étais le moindrement malheureux ou mécontent de mon existence. Au contraire, avec tous les divers chapitres parfois passionnants, parfois banals qui se jouaient, mon roman personnel se corsait toujours très bien. L'intrigue de ma vie demeurait forcément une trame sur le même thème, l'insignifiance de l'animal que l'on appelle l'homme.
À un très jeune âge, j'étais philosophe. Mes pensées m’entraînaient souvent dans un monde défendu, au-delà des rideaux tirés par les complexes de mes parents et les obsessions de la religion catholique. Dans ma vie, je me voyais plutôt comme un observateur qu’un participant. La vie se déroulait devant moi comme une pièce de théâtre et je réussissais toujours à garder une certaine distance émotionnelle entre moi, l'observateur, et l’autre moi, le personnage principal. Souvent durant mes périodes philosophiques, je me réfugiais dans mon petit cercle sous le grand chêne, derrière l'étable. Surtout en été, lorsque nous étions victimes de ces jours intolérables de chaleur caniculaire, je me blottissais dans mon habituel monastère privé, un gîte simple, mais réputé par la famille comme ayant un seul et unique locataire, moi. Mes frères avaient aussi leurs propres coins de retraites respectives, quoique leurs cachettes servaient plutôt d’asiles contre leur petit frère et leur petite sœur, et non d’un endroit de réflexion profonde comme était devenu le mien.
Raymond, Madeleine, Jacques et Richard
Mon modeste petit refuge ne comprenait ni murs, ni plafond, ni plancher. Entièrement protégé de la cuisson du soleil et du drame de la vie, je m’étendais sur le dos, sur mon matelas verdoyant qu’offrait le grand foin vert et aplati du champ désert. La majesté de ce chêne solitaire au beau milieu du néant vert me séduisait. Il était devenu pour moi un point de repère. Quand la vie manquait de talent à mes yeux, mon petit cercle me permettait de m’évader dans mes pensées fantaisistes. Je me laissais hypnotiser par ses feuilles, leur vert foncé flagrant devant ce vaste tableau bleu pâle du ciel des plaines. Chaque visite sous mon arbre m’offrait un nouveau spectacle qui me saisissait, à la fois par sa splendeur et par sa simplicité. Ces spectacles représentaient un mariage entre mon imagination et la nature. Je me considérais chanceux d’avoir l’esprit assez rêveur pour me permettre d’entamer ces voyages chimériques.
Dans mon petit cercle sous le grand chêne, je me trouvais dans l'embarras du choix de catalyseurs naturels qui pouvaient alimenter mon imagination. Ce petit espace paisible du globe terrestre, réservé pour moi et pour moi seul, me présentait un véritable spectacle de son et de lumière, et j’en étais venu à dépendre de sa quiétude nourrissante. Sa trame sonore me chantait son euphonie de sons provenant du vent, des oiseaux, des feuilles et des sauterelles. Le visuel était aussi intéressant, sinon plus. Combien de fois me suis-je ébaudi en regardant ces gros dinosaures blancs qui flottaient à n’en plus finir au-dessus de moi dans le ciel, pour ensuite se transformer en une autre créature monstrueuse et drôle. J'analysais leurs chorégraphies et je les enviais. Ces gros nuages blancs dansaient selon leur propre rythme et je ne pouvais m'empêcher de me comparer à eux. Nous, humains esclaves réglés par le quotidien banal, nous participions aussi à ce grand ballet que nous appelions la vie. Cependant, la chorégraphie ainsi que sa musique d’accompagnement nous étaient imposées dès notre naissance. Le programme de notre danse était souvent dicté par les autres. Enfants, nous dansions selon la chorégraphie écrite par nos parents. Et après l'enfance, devenions-nous des chorégraphes ou demeurions-nous au rang des danseurs? Je pensais à ma mère qui valsait souvent d’après ce que les autres allaient dire. Mon père, la bonté incarnée et le centre de gravité familiale, représentait pour moi, un des plus grands baladins de la religion catholique. Chaque pas de sa vie était dirigé par l'Église. Mes oncles, mes tantes, enfin tous les adultes qui composaient mon entourage, semblaient danser d'après une chorégraphie imposée par la vie. Le tout me semblait absurde et une aberration à notre raison d'être. J'étais déterminé que lorsque j'arriverais à l'âge de raison, et que ma formation en tant que danseur apprenti serait terminée, je me baladerais avec mes propres pas et à mon propre rythme. Tout comme ces gros nuages, je serais chorégraphe et je ne me contenterais point de danser ma vie d'après les chorégraphies des autres.
Mon enfance s'est déroulée au sein d'une petite communauté francophone, une parmi tant d'autres plantées au beau milieu du vaste nulle part manitobain, un petit village qui somnolait dans un dédale de maisons propres et monotones. Ce petit village de Sainte-Agathe, assoupi sur les berges d'une rivière fongueuse aux eaux brunes, regroupait environ 600 habitants, tous francophones, sauf deux, et tous catholiques, sauf les mêmes deux. Typique des mille autres petits villages qui parsèment le paysage plat du Manitoba, deux protubérances interrompaient la silhouette nivelée de Sainte‑Agathe. D'un côté, l'Église, la veilleuse maternelle, couveuse d'âmes et oasis spirituelle; de l'autre côté, l'élévateur à grain, berger prolétaire et pourvoyeur de gagne-pain.
Ma famille habitait une ferme au bord de la rivière Rouge. Nous faisions plutôt de l'agriculture que de l'élevage d'animaux. Ces quelques acres fertiles représentaient le patrimoine parental et mon père, en vertu du fait qu'il était l'aîné des garçons de sa famille, avait fait un grand héritage de ces terres manitobaines. Mes oncles et mes tantes nous rendaient souvent visite dans « leur » maison, sur « leurs » terres. Évi-demment, nous n'étions guère propriétaires
de ces terres, mais de simples concierges temporaires. Malgré les maints commentaires nuancés à l'égard de son statut de locataire, mon père, un véritable paratonnerre inébranlable continua à s'investir corps et âme dans la ferme, comme son père et son grand-père l'avaient sans doute fait avant lui. Il travaillait toujours très fort, il n'avait pas le choix. On ne lui avait pas seulement légué des champs au beau milieu de nulle part, mais aussi confié la charge de faire de ces terres un vaisseau amiral du patrimoine familial.
Le fait que nous étions situés devant la fourche des rivières Rouge et aux Rats faisait de notre emplacement l’un des plus beaux de la province. Du moins, c'est ce que nous disait mon père. Nous n'avions pas seulement une rivière, mais deux. Les avantages de côtoyer ces eaux brunes étaient nombreux. Ces deux rivières nous faisaient cadeau d'une baignoire en été et d'une patinoire en hiver. Elles servaient à arroser nos jardins et à désaltérer nos vaches. Les eaux, étant venues de loin, elles étaient sales et fatiguées, mais encore propulsées par un courant fort et inlassable. En fait, c'est cette force apparente de la rivière qui me séduisait le plus et qui, malheureusement, apeurait ma mère au point où elle en faisait des cauchemars. Autant que ce courant fût une source de rêves pour moi, autant il représentait une obsession pour ma mère. En dépit de tout ce que la rivière nous rendait, les dangers qu'elle posait prédominaient de très loin comparativement à ses offrandes. Selon ma mère, cette rivière n'était qu’une voleuse de bébés qui enlèverait un jour ses enfants.
Mais ma mère, l'éternelle inquiète, avait le don de se tracasser pour un rien. En fait, elle était très sujette à l'anxiété. Les peurs de ma mère attisaient davantage mon désir de connaître la rivière. J'affectionnais la féminité de son côté ravitaillement et nourrisseur, pour nous qui la côtoyions. Et en même temps, impressionné par la masculinité de sa force et de sa certitude. Son courant avait son propre dessein, son propre horaire, son propre destin. Face à cette force autonome, l'homme était impuissant.
Même en hiver durant son hibernation, drapée de ses douzaines de pouces d'épaisseur de glace, ses eaux mouvantes continuaient à préoccuper et à hanter certaines personnes. En mars, elle devenait la grande vedette du réveil printanier. La menace annuelle qu'elle posait avec ses eaux et ses banquises était inévitable.
Un peu comme les gens et les villages qui la côtoyaient, la Rouge demeurait au courant de l'année, une petite rivière tranquille, peu importante, peu imposante et peu pittoresque. Cependant, au dégel du printemps, elle prenait l'allure d'un immense serpent blanc qui, avec la lenteur et la sournoiserie typique de cette détestable bête, se mettait à glisser doucement. Ses premiers sifflements, toujours les bienvenues, car ils annonçaient la fin de la dure saison, devenaient en si peu de temps de violents grondements semblable à ceux d’une bête enragée qui avait grossi trop vite et qui ne pouvait plus tenir son cours habituel.
C'est durant cette période de grondements et de craquements que tous les gens de mon village s'animaient le plus. Avec la fin du mauvais temps, quand nous ne pouvions plus parler de la température, les sujets de conversation pouvaient de nouveau passer à autre chose. Vivant avec la possibilité, annuelle et coutumière, que notre famille, notre ferme et que le village tout entier puissent du jour au lendemain être emportés par le courant de la rivière, rendait ce temps de l'année l'un des plus excitants.
La semonce d'Églantine
L'Église prenait une place importante dans la vie des gens de Sainte-Agathe. Monsieur le Curé pouvait se vanter que tous les gens du village, à l'exception de deux, étaient ses brebis à la messe du dimanche matin. La grande messe du dimanche était d’abord et avant tout un rassemblement sacré et hebdomadaire des fidèles. Cependant, pour plusieurs paroissiens, elle représentait aussi la seule et grande sortie de la semaine.
Chez‑nous, le rituel du dimanche matin était bien programmé. J'ai souvent eu l'impression que mon père était plus « catholique » que ma mère, car tout ce qui touchait la religion, c'était mon père qui s'en chargeait. Au courant de la semaine, ma mère menait la maisonnée tandis que, le dimanche matin, c'était mon père qui devenait le commandant. Nos habits du dimanche toujours bien étalés la veille sur nos chaises, le lever, la toilette et l'habillement se faisaient avec la précision d'une horloge. Il fallait surtout ne pas être en retard.
Même si nous habitions assez près de l'église, nous partions toujours au moins une bonne demi-heure avant le début de la messe. Ce n'était pas comme s'il fallait arriver tôt pour avoir une bonne place, car notre sixième banc d'en arrière était toujours assuré par la dîme que nous payions. Cependant, notre arrivée précoce causait un allongement de l'attente avant la messe.
D'après l'enseignement du catéchisme que nous recevions des bonnes Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, cette période d'attente avant la messe était essentielle comme temps de prières et de réflexions personnelles en vue d'être prêt pour la célébration liturgique qui en découlerait. Dieu le sait, j'ai essayé à maintes reprises de me concentrer durant ce préambule spirituel, mais je n'y arrivais jamais. Mais heureusement, j'ai toujours réussi à trouver un brin de consolation avec le fait que j'étais loin d'être le seul à être condamné à ce maudit enfer de distractions. C'était évident que pour toute l'assemblée, ce temps sacré dégénérait en une véritable vitrine de « qui était avec qui » et « qui portait quoi ». Même, il m'est arrivé à quelques reprises de voir mon père parcourir l'assemblée d'un regard curieux, son visage sévère fondant en une mine parfois souriante, parfois mélancolique. Cela me réconfortait. Mon père, un homme de piété incontestable, pouvait lui aussi succomber à la tentation de distractions mondaines durant un temps dit sacré. Il avait peut-être encore espoir que moi aussi je deviendrais un bon catholique comme lui.
La grande messe du dimanche commençait toujours précisément à 10 h 30. Monsieur le Curé était un homme doué de plusieurs qualités et la ponctualité en était une de ses meilleures. Cependant, il faudrait ajouter que cette ponctualité n'était peut-être pas entièrement due au Révérend Père. Même si nous n'avions pas de montre, nous savions que la messe allait bientôt commencer à cause de ce que nous appelions la semonce d’Églantine. Précisément deux minutes avant le début de la messe, Mlle Églantine Courcelles, chef caissière à la Caisse Populaire de Sainte-Agathe, faisait sa grande entrée à l'église. L'assemblée entière et surtout les hommes anticipaient l'arrivée de cette femme fatale du village. Toujours affublée de vêtements dernier cri, Églantine resplendissait dans son moment de gloire hebdomadaire. Elle était assurée que tous les yeux du village étaient fixés sur elle et sur son attriquage impudent, parfois quasi impudique (chapeau extravagant, décolleté plongeant, jupe seyante, souliers rouges aux talons hauts, etc.). Ses entrées divertissaient les hommes tout en enquiquinant les femmes. D'après les dames du village, modèles de droiture incarnée, il était bien entendu que ces accoutrements étaient plutôt appropriés pour les boîtes de nuit et n'étaient définitivement pas dignes pour la maison du Seigneur.
De toute façon, ce qui m'intriguait le plus ce n'était guère la tenue du dimanche de Mademoiselle Courcelles, mais plutôt le fait que ses entrées étaient comme des convocations télépathiques destinées à Monsieur le Curé, l'avertissant que la messe pouvait maintenant commencer. Pour moi, la religion catholique avait quatre mystères : la Sainte Trinité, l'Incarnation, la Rédemption et la Semonce d’Églantine.
La messe du dimanche
La messe allait finalement commencer. Les premières notes graves et vibratoires de l'orgue nous faisaient toujours sursauter, surtout à ceux parmi nous qui s'étaient laissés emporter par de petites somnolences. La paroisse de Sainte-Agathe avait acquis un de ces immenses orgues à vent qui faisait vibrer l'église toute entière, jusqu'aux entrailles des paroissiens eux-mêmes. J’ai toujours pensé que, lors de mon arrivée au ciel, si jamais je m'y rendais, les nobles consonances d'un orgue semblable accueilleraient mon entrée aux saintes portes du bonheur éternel. Le rôle d'organiste était confié à Mlle Émilienne Dumenils, institutrice à l'école Sainte-Agathe les jours de semaine, pianiste en vedette au piano‑bar de l'hôtel Saint-Norbert à tous les samedis sur deux. Après la brève introduction de Mademoiselle Dumenils, nos oreilles subissaient les discordances de la chorale paroissiale, groupe composé principalement des Dames de Saint-Anne.
Cet introït marquait le début officiel de la messe et à ce moment, nous devions tous nous lever afin de recevoir le long cortège des principaux constituants de la célébration liturgique. Ceux-ci faisaient la file d'après une sorte de hiérarchie liturgique et représentaient les piliers de la paroisse. L'absence de femmes était à la fois absolue et flagrante.
Le porteur de croix, un enfant de chœur, se trouvait à la tête du défilé. Il avait mérité cette place d'honneur et devait, avant tout, garder une mine sérieuse et pieuse. Malheur à celui qui succombait à un moindre sourire, car il serait banni indéfiniment des rangs prestigieux de porteurs de croix. L'impressionnante procession des enfants de chœur faisait suite. Tous vêtus de soutanes noir et blanc, ils devaient aussi maintenir un air digne et pieux, tout en gardant les mains jointes devant eux en position de prière; c'est-à-dire, il ne fallait surtout pas se gratter nulle part. Les lecteurs et les acolytes suivaient pour enfin faire place au personnage principal, Monsieur le Curé, qui porterait dorénavant, pour la durée de la messe, le nom de prêtre.
Le prêtre était un véritable char allégorique en lui-même. Entouré de ses servants de messe, son apparition avait parfois une allure quasi céleste à cause du contraste entre la multiplicité des couleurs de sa chasuble et les soutanes blanches des servants. L'assemblée attendait son arrivée comme l'on anticipe le père Noël à la fin de la parade du magasin Eaton. En plus, si l'on était assez chanceux pour avoir un banc près de l'allée centrale de l'église, on pouvait parfois recevoir une goutte ou deux d'eau bénite que le prêtre aspergeait sur ses fidèles durant sa marche d'entrée. Le défilé dominical durait environ dix minutes et il était toujours bien impressionnant. Jusqu'au jour où je pourrais faire partie du spectacle, je devais me contenter du rôle de simple spectateur.
Cette procession d'entrée faisait que l'introït pour moi était la partie la plus intéressante de la messe. Suite à l'entrée, il me semblait qu'il ne se passait pas grande chose. La messe elle-même est devenue pour moi un pensum obligatoire que l'on devait assister afin de gagner son ciel. La chorale qui faussait, l'interminable sermon du prêtre, les lectures mal lues, et les prières apprises et radotées sans sincérités, tout cela contribuait à ma perspective négative de la messe. Heureusement, il y avait la communion où l'on pouvait bouger un peu et changer le mal de place.
Même à un très jeune âge, j'avais décidé que c'était une drôle de manière de rendre hommage à Dieu. Quoique les sœurs du couvent se référaient au prêtre pour être le célébrant de la messe, je n'arrivais jamais à voir la corrélation entre la messe et une célébration. Cependant, je réalisais que mes opinions n'étaient point correctes et même quasiment un sacrilège. Je n'osais pas en parler à personne, surtout pas à mon père.
Bien que la messe représentait le moment et le lieu où nous devions louanger le Seigneur, c'était aussi l'évènement social de la semaine où les gens se rencontraient sur le perron de l'église après la messe. Là, ils échangeaient les dernières nouvelles et partageaient les plus récents commérages. Aussi, c'était l'occasion de voir de plus près les dernières acquisitions vestimentaires de chacun, les nouveaux achats que l'on avait sans doute faits le jour d’avant, lors du voyage hebdomadaire en ville. Très souvent, ce rassemblement social sur le perron de l'église durait plus longtemps que le service religieux qui l'avait précédé.
Perdu dans les limbes
Il va sans dire que de toutes les matières que nous devions subir à l'école, la catéchèse se trouvait parmi celles où je réussissais le mieux. Bien que mes notes de catéchisme dans mon bulletin scolaire m'aient apporté beaucoup de louanges à la maison, j’ai eu également beaucoup de retombées concrètes advenant de mes prouesses spirituelles. J'étais souvent le lauréat de prestigieuses images saintes.
Ces récompenses convoitées, habituellement distribuées aux premiers de classe du cours de catéchèse, représentaient aussi un trophée décerné aux méritants d'une bonne performance lors des fréquentes excursions à l'école de Monsieur le Curé. Afin de gagner l’une de ces médailles en papier, il fallait adhérer à un certain code de conduite durant la visite sacerdotale. Entre autres, le maintien du calme et du silence à tout prix figurait au premier rang. Il fallait s'assurer que nos mains soient bien en évidence sur la surface de notre pupitre, préférablement les doigts entrecroisés pour donner l'allure que nous étions dans un état constant de prière. Bien entendu, il fallait aussi correctement répondre aux questions de Monsieur le Curé. J'en étais rendu à être le meilleur de la classe et mes interprétations allégoriques des mystères de la religion catholique impressionnaient sans doute le roi spirituel de la paroisse et, par conséquent, notre sœur‑maîtresse.
Une fois le Saint-Père parti, la cérémonie de remise d'images saintes commençait et, en peu de temps, se transformait en un véritable synode. Bien fiers de notre comportement et de nos connaissances religieuses que nous avions témoignés auprès de Monsieur le Curé, la sœur, après la quasi-remontrance coutumière au sujet de la prééminence des bons catholiques qui connaissent à fond leur catéchisme, procédait à l'attribution générale d'images à tous les élèves, même à ceux qui, d'après nous les vrais connaisseurs religieux, ne le méritaient point. Cependant, cette générosité mal placée de la part de la sœur était dédommagée par une deuxième image attribuée à ceux qui avaient véritablement brillé durant la séance de questions. Je faisais partie de ce club sélectif et restreint.
En recevant notre deuxième image, et au son de quelques chuchotements de « maudit, une autre image » nous arrivant de quelques rangées derrière la classe, des paroles étouffées venant sûrement des mêmes vauriens non méritants qui avaient reçu une image lors de la première ronde de distribution, nous étions félicités pour nos grandes aptitudes religieuses ainsi que pour notre contribution à la bonne réputation de la classe. Une fois de plus, à cause de nous, la classe avait fait preuve de sa grande réceptivité au bon enseignement apostolique que notre professeur nous fournissait. Tout le monde était content; la sœur avait de nouveau conservé sa crédibilité comme étant une bonne propageasse de la foi, Monsieur le Curé retournait à son presbytère rassuré que l'école continuât à bien nourrir les enfants de la paroisse d'une éducation catholique et nous, les plus chanceux dans toute cette affaire, nous avions récolté plusieurs images.
Malgré mes maintes réussites à la catéchèse, mes lauriers ne m'ont jamais monté à la tête. En fait, j'ai toujours crédité mon succès au fait que j'avais une très bonne mémoire. À vrai dire, je n'ai jamais rien compris au catéchisme, mais j'ai toujours été apte à apprendre par cœur. De toutes les histoires, les paraboles et les mystères que nous réservait le catéchisme, rien ne m’intriguait autant que cette question des limbes, ce grand pacage où s’entassaient les bébés qui avaient eu la malchance de mourir avant d'avoir reçu le sacrement du baptême. J'avais conclu que ce lieu inconnu représentait le mystère des mystères de la religion catholique. Il me semblait que personne ne voulait en parler et, en effet, cette fuite subtile d'aborder le sujet des limbes aiguisait davantage mon désir d'en savoir plus. L'explication austère qu'offrait mon petit livre de catéchisme ne me rassasiait guère. Lorsque je questionnais mon père, il répondait toujours avec l'inévitable « Va donc d'mander à ta mère ». Ma mère, de son côté, se retrouvait toujours trop occupée à faire autre chose aussitôt que j’abordais le sujet et m'envoyait, elle à son tour, chercher la réponse chez mon père. L'ignorance parentale en ce qui concerne les limbes m'obligeait à chercher la réponse à l'école, mais j’ai vite constaté que ce sujet semblait autant tabou à l'école qu'à la maison. La sœur évitait le sujet comme la peste et, comme elle avait l'habitude de faire lorsqu'elle n'avait pas la réponse à une de nos questions, elle me suggérait d'en faire un projet de recherche.
Bien entendu, mon intérêt augmentait au fur et à mesure que je percevais la flagrante résistance des adultes à vouloir discuter de ce sujet mystérieux. Même lorsque j'avais questionné Monsieur le Curé lors d'une de ses visites paroissiales printanières, je sentis chez lui un certain malaise, mais il s'en sortit bien en me dirigeant vers mon petit livre de catéchisme où, d'après lui, je trouverais sûrement toutes les réponses. Hélas, j'avais fait le tour de toutes les références à ma disposition pour enfin me retrouver devant mon petit catéchisme, toujours assoiffé, mais sachant que je ne trouverais guère la réponse dans ce petit recueil brun de questions-réponses. Ce fut réellement un cas à faire appel à Saint-Jude et, dans cet état de découragement, l'idée d'écrire au pape m'était survenue. À mon avis, une très bonne idée, mais malheureusement, vite détournée par mon frère Richard. Celui-ci, l’aîné et le philatéliste de la famille, m'avertit en utilisant l'habituelle diplomatie qu'un grand frère devait prendre lorsqu'il adresse la parole à un frère benjamin, « Ben voyons donc, tu vas jama trouver un assez gros timbre pour que ta lettre se rendre à Rome, épa. » Mon idée s'était éteinte sans voir le jour et, par conséquent, se retrouva probablement elle-même dans les limbes.
La course du baptême
Où se trouvent les limbes? De toutes les destinations après la mort, l'emplacement du ciel était le plus évident; il se situait au-delà des nuages qui flottaient. Tout le monde le savait et les images saintes en étaient la preuve. Les personnages angéliques sur celles-ci flottaient dans les airs, entourés de beaux nuages blancs. Le purgatoire, lui, se trouvait non loin de l'enfer et se différenciait des autres feux plus majeurs en étant plus petit et en ayant une porte de sortie. Pour ce qui est de l'enfer, c'était officiel que ces sinistres mortels se trouvaient à l'autre extrémité de notre monde, c'est-à-dire, au centre de la Terre. Lors d'une de ses histoires du samedi soir, mon père avait fourni la preuve qui appuyait cette hypothèse.
Mon père était un homme qui ne parlait jamais pour ne rien dire et, ses histoires du samedi soir, précédées par quelques p'tites vites discrètement consommées par le raconteur, représentaient toujours un moment fort attendu pour nous, sa marmaille. Une de ces anecdotes anticipées racontait la tentative de l'homme pour trouver l'enfer. L'essai avait évidemment échoué lorsqu'après avoir creusé environ 2 km, les excavatrices de ces pauvres chercheurs d'enfer se mirent à fondre. D'après mon père, l'expérience témoigna une fois pour toutes la puissance du Bon Dieu et que celui-ci était de taille à faire face même aux plus grosses excavatrices de l'homme. C'était sans aucun doute la plus impressionnante des histoires de mon père.
L'endroit des limbes ne représentait qu'une partie de la curiosité qui m'obsédait. Mon intérêt pour les jeunes occupants de ce lieu clandestin me préoccupait davantage. Qu'avaient l'air ces âmes toutes neuves, forcées à une retraite hâtive avant même d'avoir moindrement goûté à la multitude d'insipidités qu'une vie sur terre leur réservait? Ces pauvres condamnés avaient-ils des ailes et, par conséquent, la mobilité et la liberté de voler dans les limbes comme le faisaient les anges dans le ciel? Étaient-ils plutôt rangés sur des étagères comme ma mère rangeait ses pots de conserves à la cave? Comment communiquaient-ils? Étant donné qu'ils n'avaient pas maîtrisé une langue avant leur départ précoce de la terre, avaient-ils appris une langue propre aux limbes? Le Bon Dieu, préfet du ciel, surveillait ceux qui avaient mérité le paradis éternel. Le diable, lui, agissait comme le doyen de l'enfer et du purgatoire. Alors, qui donc était chargé de ces centaines d'âmes flottantes dans les limbes. Les inconnues qui accompagnaient cette énigme éthérée la rendaient atterrante.
Face au désespoir, j’avais décidé de me donner la mission de protéger contre le malheureux destin des limbes tous les nouveau nés non baptisés qui auraient la bonne fortune de mettre les pieds chez-moi avant d'avoir été lavé du péché originel. La course du baptême vit le jour. Comme nous devions subir des exercices d'évacuation en cas d'incendie à l'école, la course du baptême ressemblait à un tel exercice en cas de décès d'un bébé visiteur païen. Je dois tout de même avouer que l'idée de ce plan de sauvetage n'était pas survenue de mon génie, mais plutôt de celui de ma cousine Janine.
De toutes mes cousines, Janine était de loin la meilleure. Dès le premier instant où nous avons fait connaissance, nous avons constaté que l'union de nos deux génies aboutirait un jour à de grandes choses pour l'humanité. Nos seules deux grandes différences - elle, une fille de la ville, moi, un gars de la campagne - ne faisaient qu'accroître notre compatibilité. Janine pouvait apporter à notre mariage intellectuel tous les éléments de sophistication que possédait le Grand Winnipeg. Non seulement pouvait-elle parler l’anglais sans aucune nuance d'accent français, elle était, à ma connaissance, la seule personne sur la planète qui arrivait à réciter, par cœur, toutes les chansons d'Elvis Presley ainsi que les dates où celles ci avaient atteint la première place du palmarès. Elle en avait de la classe, ma cousine.
La course du baptême consistait en une course contre la montre visant à baptiser un bébé avant que ce pauvre ne soit réclamé par la mort et, par la suite, à cause de la grande lacune de son statut religieux, condamné à la banalité éternelle des limbes. Tous avaient des rôles importants et prédéterminés dans cet acte de salut. La poupée de ma sœur prenait la place du bébé en péril tandis que Janine devenait la secouriste qui se chargeait de transporter le poupon moribond. Moi, grâce à mon attitude favorable et surtout à cause que l'exercice se jouait chez nous, on m'avait ordonné prêtre-baptiseur. Après de longues et sérieuses délibérations où elle insistait pour faire partie de toute cette affaire, étant donné que sa poupée en faisait partie, ma petite sœur, l'insignifiance incarnée comme toutes les p’tites sœurs du monde entier, avait réussi à obtenir le rôle de la mère navrée et éplorée. Nous avions toutes les composantes essentielles pour exécuter un baptême : le prêtre, le bébé, la mère, et même de l'eau bénite.
À l'entrée de chez nous, une statue de la Sainte Vierge accueillait tous ceux qui mettaient les pieds dans notre modeste demeure. Décolorée et un peu écaillée sur les bords, cette statue avait été léguée à ma mère par son grand-père et elle était enfin considérée comme étant l’une, parmi tant d'autres, des plus précieuses pièces d'héritage de la famille. Juchée sur sa tablette, spécialement construite à son intention par mon père, la Vierge Marie veillait sur la maisonnée, nous accordant sa grâce et sa faveur à longueur d'année. Ce petit monument apportait beaucoup à la famille. Entre autres, son air serein et doux donnait à ma mère une certaine force maternelle nécessaire pour élever ses quatre enfants; de plus, sa tablette offrait à mon père un endroit pour déposer ses clefs d'auto lorsqu'il entrait. Au pied de la Sainte Vierge dans une petite bouteille ordinaire, renfermée dans une petite boîte barrée par un minuscule cadenas, se trouvait notre réserve d'eau bénite. Pourquoi il fallait cacher la bouteille d'eau bénite dans une boîte sécuritaire dépassait l'entendement humain. D’après mon père, il fallait le faire parce que ça s'était toujours fait. Pour accroître davantage cette énigme de la boîte barrée, la clef du cadenas était toujours placée bien en évidence sur la boîte.
La course du baptême comprenait une mise en situation où un bébé mourant non baptisé fut identifié, et au son de l'alerte « bébé mourant » le jeu se déclenchait. Le prêtre devait se précipiter dans la zone baptismale devant la statue de la Sainte Vierge et attendre l'arrivée de la secouriste, bébé menacé dans les mains et suivi de près par la mère affolée. À l'arrivée des joueurs principaux, le prêtre pouvait accéder à l'eau bénite en prenant la clef et en déverrouillant le petit coffre, pour ensuite mimer
l'ouverture de la bouteille d'eau bénite, et enfin asperger le pauvre mourant en prononçant les paroles « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je te baptise, bébé mourant ». Le tout était chronométré et nous tenions un record des meilleures vitesses réussies avec des points de départ situés dans toutes les pièces et dans tous les coins possibles de la maison. Mis au point grâce à des heures de répétition, notre entraînement anti-limbes devint vite une manœuvre bien rodée et ne pouvant pas être déréglée. Il ne restait qu'à attendre la visite d'un bébé païen chez nous avant de réellement mettre en œuvre la course du baptême.
Le troc des œufs
– Le circuit –
Notre poulailler était peuplé d'une flopée de vieilles pondeuses qui, d'année en année, malgré le fait qu'elles avaient longtemps franchi la période ménopausique de leur sotte existence, ne cessaient pas de nous surprendre avec leur fournissement régulier d'œufs. Le samedi, nous, les enfants, nous étions parfois invités à accompagner nos parents en ville pour le troc des œufs. Bien que ce voyage hebdomadaire prétendait avoir comme but premier la vente des œufs, il était évident que cette tournée en ville était plutôt faite à des fins sociales que commerciales. La fidèle clientèle d'acheteurs d'œufs comprenait une collectivité de personnages intéressants, avec leur trivialité, tout en étant représentatifs de la spécificité banale qui distinguait notre parenté.
L'itinéraire de la tournée demeurait toujours le même, commençant par le premier dépôt chez les tantes Augustine et Astrid. En effet, le premier arrêt de la journée chez les deux tantes était le seul hic dans le parcours de la tournée. Mes parents insistaient pour qu'il se fasse au début afin d'en finir le plus vite possible — un genre de purgatoire qu'il fallait absolument subir avant de passer à quelque chose de plus agréable.
Ces deux fausse-tantes n’étaient pas vraiment de la parenté, mais plutôt de vieilles amies de ma mère, deux vieilles filles qui cohabitaient depuis le début des temps. Ce qui était le plus frappant chez ces deux dames ce n'était pas seulement leur manque absolu de beauté, mais plutôt leur déficience totale de charme. Ces picouilles étaient tellement amères que nous les avions baptisées les tantes pamplemousses — ce fruit jaune et acide qui fait grimacer par son aigreur. Mon grand frère, psychanalyste en herbe et se disant lui-même expert dans le domaine de la psychologie de vieilles femmes, n'hésitait jamais à nous offrir les raisons diagnostiques derrière l'amertume des tantes pamplemousses. D'après lui, ces femmes souffraient tout simplement d'un célibat trop sévère et conséquemment, une pénurie chez elles de plaisirs charnels. Quoique je ne comprenne pas entièrement son diagnostic, je l'acceptais à sa juste valeur étant donné qu'il suscitait toujours une réaction semi-autoritaire, semi-souriante de ma mère qui disait :
— « Voyons donc Richard, arrête-moi ça! »
Bien que ces collets montés fussent ses amies, ma pauvre mère se trouvait souvent la cible de nombreuses pointes subtiles, mais toujours blessantes, provenant d’elles. Cependant, sa confiance inébranlable lui permettait de ne pas montrer la moindre rancune contre ce picotage mesquin. Toutefois, dans l’auto, après la visite, elle tenait à nous expliquer calmement qu'il fallait plutôt prendre en pitié nos vieilles tantes parce qu'elles languissaient dans une grande jalousie dégénérative; une démangeaison causée par le fait de ne pas avoir encore réussi à se trouver de maris aussi bons que le sien, mon père. Cette explication incita un sourire sur le visage de mon père; un sourire à la fois un peu grivois et légèrement dédaigneux.
Après l'épreuve chez mes tantes, le circuit nous emmenait à une courte visite chez grand-mère, cet arrêt n’étant pas seulement l’apogée du voyage, mais agissait également comme un antidote à la visite précédente. Suivant cette toujours trop courte visite chez grand-mère, nous rebroussions chemin pour continuer le safari commercial et social. Le troc lui-même consistait non seulement d'un échange d'argent pour des œufs, mais était en plus un échange des derniers commérages. Le circuit en ville nous était bien familier. Nous connaissions à fond l'horaire, la route, ainsi que tout ce qu'il fallait dire et surtout ne pas dire à la parenté. Chez les Vercryuse, c'était l'inévitable « Ah qui'é tu beau le p'tit bebé....y grossit hein? ». Il fallait toujours faire de la belle façon à ce gros bébé Charles, même s'il était effectivement le bébé le plus laid au monde. Chez ma tante Rose, sous peine d'un sermon à n’en plus finir au sujet des politiciens malhonnêtes, il fallait éviter à tout prix de parler de politique, surtout d'un certain Monsieur Diefenbaker. Ma tante Ida, qui s'était mise au régime depuis pratiquement sa naissance, exigeait subtilement qu'on remarque sa perte de quelques livres. L'itinéraire était bien établi et l'habitude nous avait forcément rompus aux façons des véritables commis voyageurs adeptes à établir un rapport avec leurs clients. Mon frère appelait ça du tétage.
– Une digression dans le circuit –
C'était chez les Laplante, sur la rue Notre-Dame, que la tournée prenait une divergente. Là, ma mère et ma petite sœur nous quittaient pour être remplacées par mon oncle René. Les femmes restaient ensemble pour parler de choses de femmes tandis que nous, mes deux frères, mon père et mon oncle rebroussions chemin à l'insu des femmes. Mes frères et moi apprécions cette courte parenthèse secrète et masculine de notre journée en ville. Elle signifiait non seulement l'occasion de nous retrouver entre hommes, sans femmes, et plus important encore, sans petite sœur, mais surtout, cette digression aboutissait toujours sur la rue Marion où nous nous régalions de la meilleure crème glacée de la planète.
En été aussi bien qu'en hiver, cet arrêt au Dairy Whip était devenu un rituel. Mon père et mon oncle allaient nous chercher les plus gros cornets de crème glacée possible et il va sans dire que, pour cette occasion, le prix était sans importance. Ils nous revenaient toujours avec les cornets monstrueux de 55 cents. Durant notre bombance dans la voiture, fenêtres ouvertes en été, chaufferette au maximum en hiver, mon père et mon oncle s'absentaient du festin crémeux pour aller à l'hôtel voisin pour prendre rapidement quelques p'tites bières, bien méritées. La crème glacée était toujours bonne et il y en avait toujours assez pour nous contenter, parfois même écœurer notre grande passion que nous avions pour ce délice. À chaque fois, nous trinquions nos gueuletons en levant nos cornets jusqu’au toit de la voiture pour y laisser une tache ronde, symbole d'un autre régal bien réussi, inscrit pour toujours dans les annales historiques. Après une vingtaine de minutes, mon père et mon oncle nous rejoignaient, rassasiés et comblés par ces quelques petites gâteries que la vie sur terre nous permettait, nous nous dirigions ensuite vers la rue Notre-Dame retrouver nos femmes et continuer la tournée des œufs.
Chaque arrêt de notre chapelet de visites était obligatoirement arrosé avec un échantillon du nouveau Vin Maison, un vin fait à domicile d'après les recettes secrètes provenant de chaque famille. C'était indispensable que mes parents participent à chaque dégustation, car les divers vins avaient plus ou moins la même appellation. L'ingrédient principal des vins avait la même origine, car il avait été récolté à partir des vendanges de pissenlits de notre ferme. Heureusement, ma mère, grâce à sa corpulence plutôt généreuse, était à l'abri des effets de l'alcool. Cette immunité naturelle lui permettait de participer aux dégustations avec une ferveur impunie et sans la moindre ivresse.
Pour mon père, cependant, c'était une autre paire de manches. Le pauvre n'avait aucune résistance contre les effets grisants de n'importe quelle boisson forte. Ces quelques verres de vin de pissenlits, ajoutés aux quelques p'tites vites de la rue Marion, le menaient dans un autre monde beaucoup plus rond et éphémère que le nôtre. Enfin, pour mon père, le chemin de retour du troc des œufs se faisait sans qu'il s'en souvienne trop. Cependant, mes frères et moi n'avions qu'à regarder le toit marqué de la voiture pour revivre les bons souvenirs de notre journée en ville.
La visite chez Grand-mère
– L'arrivée de la marmaille –
Cette grande dame du boulevard Provencher nous imposait la plus haute estime sans même s'en rendre compte. Nous la voyions peu souvent et c’est pourquoi, lorsque nous étions invités à participer à la tournée du « troc des œufs », notre audience auprès d’elle constituait le point culminant de notre journée en ville.
Dès notre arrivée devant l’immeuble d’apparte-ments où logeait Grand-mère, nous avions droit à l'habituel prélude de notre père. Il nous rappelait que Grand-mère avait quatre-vingt-un ans et qu'à cet âge, les personnes étaient plutôt sensibles au froid, au bruit et aux enfants. Ensuite, mon père entrait le premier afin de s'assurer que Grand-mère était disposée à nous recevoir en groupe. Il faut dire cependant qu'aucune de nos visites n’a jamais été annulée ou même abrégée en raison de la fatigue de cette vieille dame. En dépit de son âge avancé, elle bénéficiait encore d’une bonne santé, à l’exception de ses jambes légèrement percluses de rhumatismes et d’une pensée vive qui lui permettait de se tenir au diapason de notre vivacité d'esprit.
Le grand escalier qui conduisait à l'appartement de grand-mère était couvert d'un tapis rouge vin, usé au centre; sur les bords, subsistaient encore les couleurs de jaune et de vert de son motif floral. Mon souvenir de cet affreux tapis est le résultat de l'inéluctable commentaire de mon père durant notre montée. Il le trouvait beau ce tapis rouge et promettait à ma mère qu'un jour il en poserait un semblable chez nous. Moi, je n'avais pas les mêmes goûts que mon père; selon mes canons de beauté, il était très laid. Toutefois, il assourdissait notre ascension toujours précipitée, car l’escalier étroit ne faisait qu'amplifier la résonance des petits pieds de quatre gamins pressés de voir leur Grand-mère.
Ma tante Bibiane, la sœur de mon père, nous recevait toujours au haut de l'escalier. Ce Saint-Pierre aux portes du royaume répétait, mot pour mot, l'avertissement que nous venions tout juste d’entendre; ensuite, après cette seconde mise en garde, nous étions invités à pénétrer dans le vestibule de l’appartement de Grand-mère. C'est à partir de ce moment que mon évocation de la visite devient plus onirique; elle se transforme en images vues à travers une lentille sépia, dans un film au ralenti.
Le tapis de l'escalier laissait place à un plancher de bois franc, toujours bien poli, sans la moindre poussière ou égratignure. L'état immaculé de ces simples planches était la preuve du perfectionnisme de Grand-mère et du labeur de tante Bibiane. Le parquet allait porter l’empreinte de tous nos déplacements, car aucune autre semelle ne prenait contact avec ce véritable plateau de glace. C'était quasi impossible, d'après ma mère, de garder un plancher aussi propre et reluisant. Avec raisons, seulement de simples linoléums faciles d’entretien couvraient les planchers à la maison. Du beau bois franc comme celui des planchers de Grand-mère se trouvait seulement dans les demeures où les résidents pouvaient se le payer. Et bien que notre mère ne nous l'ait jamais dit, nous constations que notre famille ne faisait pas partie de cette catégorie de gens propres.
Les odeurs de soupe aux tomates et de boules antimites qui nous chatouillaient les narines nous rassuraient que c'était bien chez Grand-mère que nous venions de mettre les pieds. Une quiétude douillette imprégnait ce modeste logis. Le silence et le calme régnaient. De temps en temps, les sifflements intermittents des calorifères interrompaient les tic tac hypnotiseurs de la grande horloge, reine du couloir. Notre seul rappel du monde extérieur était le ronronnement voilé du boulevard Provencher où les véhicules circulaient continuellement.
L'entrée de l’appartement de Grand-mère donnait sur un grand corridor, le genre de corridor qui, d'après mon père, ne se faisait plus. Grand-mère habitait donc un des plus vieux immeubles d’appartements de Saint-Boniface. Le plafond haut accentuait l'étendue des murs; ceux-ci étaient recouverts d’un papier peint fané qui arborait des dessins abstraits lesquels, à ce que l’on disait, étaient beaux à l’époque.
Glissant les pieds afin de ne pas tomber sur la patinoire de chêne, la délégation familiale se dirigeait vers le salon. Le trajet entre la porte et le salon me paraissait toujours très long. Nous n'osions parler ni même chuchoter. C'était un temps solennel, un temps de réflexion personnelle avant d'arriver au bout du couloir… au salon de Grand-mère, dans les bras de Grand-mère.
– Un véritable « happening » –
Grand-mère était toujours assise dans son fauteuil de velours vert, un énorme fauteuil qui ne faisait qu’accentuer la vulnérabilité de son occupante. Cependant, de cette fragile petite femme encadrée d’une multitude de bibelots étalés un peu partout, émanait une grande sagesse. Ceux et celles qui avaient la chance de la côtoyer en faisaient souvent l’éloge.
Grand-mère restait toujours assise. Sa démarche avait succombé à l'arthrite, des représailles survenues peut-être de quelques hivers manitobains de trop. Elle ne marchait plus beaucoup, et lorsqu'elle quittait son fauteuil, c’était avec l'aide de ma tante ou de sa précieuse canne. C'est ce qu'on nous disait, nous les enfants, car nous ne l'avions jamais vue debout, encore moins, à faire quelques pas.
À la vue de ses petits-enfants, un large sourire apparaissait sur sa figure fripée. Comme une fleur en train d’éclore, elle nous tendait les bras. Nous nous précipitions vers elle pour nous blottir à l’endroit le plus rassurant du monde entier. Sa main délicate effleurait tour à tour nos petits visages. Nous étions comme des petites chattes en chaleur qui ne se rassasiaient pas assez de ses caresses. Pour elle, cependant, c’était plutôt l’assurance que nous étions bien là, le plus près possible d’elle. Son odeur familière nous rassurait aussi, une odeur bien à elle que je n’arrivais jamais à décrire.
Ses premiers mots étaient toujours les mêmes :
- Bonjour les enfants. Commentaire suivi par l’inévitable remarque :
- Que vous avez grandi depuis la dernière fois!
Mais le rituel d’accueil était vite interrompu par les niaiseries de ma petite sœur. Malgré la surdité de Grand-mère, la benjamine insistait pour la renseigner sur les dernières nouvelles de son petit monde insignifiant. Rien n'y échappait; de la dernière dent de lait à être réclamée par la fée des dents jusqu'au pauvre insecte qui, embouteillé pendant trois jours sous le lit de nos parents, avait cédé à la mort. Cette véritable machine à radotage ne s'arrêtait plus sous le sourire encourageant de Grand-mère. Un bombardement d’actualités vides d’intérêt et de bons sens selon les plus grands…
Ma tante Bibiane gérait la vie de Grand-mère. En fait, elle s'était donné le rôle du metteur en scène pour le quatrième acte de la vie de l’aïeule. C'est ainsi qu'elle assumait le rôle de chronométreur de nos visites, jusqu’à ce qu’elle jugeât que l’excitation provoquée par notre manifestation affective sapait l’énergie de sa vieille mère. C’est alors que nous passions à l’étape suivante de la visite.
Nous devions nous asseoir en face de Grand-mère, sur le canapé du même style que son monstrueux fauteuil. Ma mère prenait place à nos côtés en s'assoyant sur l'accoudoir du canapé. Durant cette deuxième partie de la visite, nous devenions plutôt spectateurs que participants. Nous regardions Grand-mère, et Grand-mère nous regardait. Pendant ce temps, ma tante et mon père, les deux installés de chaque côté du salon, les coudes posés sur les genoux et les doigts entrecroisés, s'échangeaient les dernières nouvelles de la famille. C’était comme écouter la radio.
Quoique mon attention aimait se concentrer sur le visage de Grand-mère, il m’arrivait parfois de me brancher au réseau d’informations familiales. Tous y passaient. C’était un bulletin de nouvelles en règle sur les va-et-vient de notre tribu : tel oncle avait dit telle chose et telle tante était affligée de quelque nouvelle maladie; tel champ avait été ensemencé et non pas tel autre; tel paroissien avait voté pour les conservateurs et tel autre pour les libéraux.
Contrairement à ce que nous avions subi de la part de ma petite sœur, les nouvelles des adultes étaient de véritables actualités. À cause de son infirmité auditive, Grand-mère demeurait aussi indifférente à ces mémérages qu’au flash d’informations de ma jeune sœur. Les commentaires de mon père et de ma tante étaient occasionnellement parsemés de ses réflexions faites à haute voix et hors contexte, car elles traitaient plutôt de nous, du fait que nous avions grandi ou du fait que les hivers étaient toujours de plus en plus froids avec les années. À chacune de ses réflexions, ma mère toujours si délicate et si polie, répondait :
- Oui c'est vrai qu'ils ont grandi et
- Oui c'est vrai qu'il fait encore plus froid cette année.
Mon père et ma tante, profondément engagés dans leur discussion, du quasi commérage, ignoraient complètement les tentatives de conversation de ma pauvre Grand-mère. Et c’est ainsi que nos visites se transformaient en un véritable happening à double registre. Nous les enfants, étions bien impressionnés par toute cette affaire.
– La distribution des paparmannes –
C'était tout de même dommage de ne pouvoir causer davantage avec Grand-mère. Elle, qui était si savante, qui avait vécu si longtemps - elle pouvait même se vanter d'être aussi vieille que le pays - et qui ne demandait pas mieux que de pouvoir partager toutes ses connaissances acquises au cours d'une vie pleine et mouvementée.
Nous savions tout cela, car c’était clairement écrit dans ses yeux, de petits yeux un peu voilés par ses lunettes, mais encore porteurs d’une lueur chaleureuse. Nous avions vu dans l’album de notre père les photos d'une jeune femme grande et svelte, avec le sourire contagieux de notre Grand-mère. Notre père nous avait souvent parlé d’elle, de la vision qu’il en avait quand il était petit. Il se souvenait d'une mère tendre, affectueuse et plutôt câline, adroite et intelligente. Mais ce qui, selon lui, dominait chez elle, c'était le feu qui incarnait la flamme de la vie, l'ardeur d'une personnalité faite d'un mélange de volonté, de douceur et d'audace. En fait, les yeux de Grand-mère en étaient toujours témoins de cet inébranlable amour pour la vie.
La surdité de cette grande dame devait agir comme passeur à la frontière de nos deux générations si étrangères, un passeur qui nous interdisait de visiter le riche pays des merveilles qu’habitait Grand-mère. Nous voulions tellement l'entendre raconter ses histoires dans ses propres mots. Elle avait tout un recueil de son riche vécu entreposé quelque part.
Nous savions qu’elle avait refusé un contrat pour chanter à l'Opéra de New York. Est-ce possible? Tombée amoureuse, ma Grand-mère avait décidé d’épouser mon grand-père et était allée s’établir avec lui dans une ferme d’un petit village manitobain, au milieu de nulle part, au bout du monde. Par la suite, elle avait eu la douleur de voir son mari affligé de dégénérescence, une maladie à laquelle, plus tard, on allait donner le nom de cancer. Cette femme n'avait jamais eu de regrets, seulement des souvenirs de ce qui avait été et de ce qui aurait pu être. C'était à la fois si triste, mais si beau.
Nous étions convaincus que ma tante et Grand-mère communiquaient par télépathie, car, à un moment précis durant la visite, le sommet entre mon père et ma tante trouvait le point final; au même instant, Grand-mère faisait signe de la main. C'était le temps de distribuer des paparmannes. Cette communion à la menthe représentait un tiraillement paradoxal pour nous, les enfants. Il y avait, bien sûr, le délice de la pastille venant de Grand-mère, mais, en même temps, le signe précurseur que notre visite tirait à sa fin.
Il ne restait plus que les longues caresses du départ après lesquelles ma tante nous accompagnait vers la porte, alors que nous sucions une pastille plus délicieuse que n’importe quel autre bonbon au monde.
La joie du confessionnal
– Trois péchés obligatoires –
Le premier vendredi du mois représentait un temps de purification, car c'était ce jour-là que nous devions aller nous confesser. De tous les sacrements de l'Église, c'était le sacrement pénitentiel que j'aimais le moins. L'idée de me claustrer à la noirceur dans une petite boîte et de confier tous mes péchés à Monsieur le Curé me déplaisait. Même si Sœur Albert en classe de catéchisme nous parlait de la joie et de la libération de nous confesser, et que dans ce confessionnal Jésus nous embrassait de ses mains consolantes pour nous transformer, pour moi, ce n’était jamais une partie de plaisir. Mais enfin, il fallait y aller, car si je n’y allais pas, je risquais de mourir avec une âme polluée de péchés, et cela m’empêcherait possiblement de franchir les portes du ciel. Avec le temps, en y réfléchissant bien, j’ai constaté que ce pensum pénitentiel était un mal pour un bien : en me confessant à Monsieur le Curé le premier vendredi du mois, on me garantissait le bonheur éternel au ciel. Ça en valait sûrement la peine!
Avant l'épreuve du confessionnal, nous avions toujours une demi-heure réservée à une réflexion personnelle où nous devions faire le bilan de nos défaillances contre Dieu et toute l’humanité. Cette conférence avec notre conscience, un véritable grattage de nombril, ne faisait qu'aggraver le trac. Une fois l'examen terminé, nous attendions patiemment notre tour, tout en regardant ceux qui sortaient du confessionnal, la conscience claire et l'âme pure.
Le problème fondamental que posait la confesse mensuelle s'accentuait au fait qu'à mon jeune âge, je n'étais pas et n'avais jamais été un grand pécheur. Je n'avais jamais grand-chose à
confesser, alors je m’étais résigné à toujours garder mes trois péchés habituels. Mon palmarès de péchés était bien sûr tout véniel et il comprenait les jurons et les mots grossiers, la désobéissance envers mes parents et en dernier lieu, mais pas nécessairement par ordre d'importance, le mensonge. Ces péchés m'étaient les plus fiables et me garantissaient non seulement l'absolution, mais une pénitence pas trop sévère, habituellement une dizaine de Je vous salue Marie, deux Notre Père et un chemin de croix vite fait.
Le premier péché était simple et, d’après ce qu’on me disait dans la cour d’école, un des plus populaires parmi mes confrères pénitents. Cependant, il est bon de noter qu'à l'exception de quelques jurons innocents, de temps à autre, mon vocabulaire était généralement bien et nul de mots grossiers. En effet, ce premier péché souffrait parfois de sécheresse et il m'est arrivé à quelques reprises de n'avoir aucun mot grossier à mon actif le jour avant la confession. Dans un tel cas, tous les premiers jeudis du mois, je devais m'assurer de jurer au moins une fois afin d'être prêt pour le lendemain.
Le deuxième péché, la désobéissance envers mes parents, était le plus louche des trois, car j'obéissais toujours à mes parents. Je devais alors justifier l'inclusion de ce péché en me disant que, même si je ne désobéissais pas à mes parents, l'idée de désobéir était toujours là et que c'était l'intention qui comptait. En même temps, je m'étais raisonné au fait que ce deuxième péché pouvait être réversible, c'est-à-dire qu'il pouvait servir deux fois. J'avais réussi à le justifier auprès de moi-même comme étant un vrai péché, mais cette justification forcée le poussait à la limite de l'exagération et au seuil de la fabrication. C'est sa proximité à la fabrication qui lui méritait le nom de « mensonge ». Voilà, mon troisième péché. Non seulement ce cercle vicieux m'assurait d'avoir un péché pour le mois suivant, mais la complexité et la génialité de tout le processus m'avaient gagné plusieurs éloges auprès de mes amis avec qui je partageais ces secrets du confessionnal.
– Le réseau des péchés –
Avec le temps, le fait que ma confesse mensuelle était toujours la même commençait à me tracasser. Convaincu que Monsieur le Curé était sans doute tanné de m’entendre confesser les mêmes platitudes, je l’imaginais assis dans la noirceur de son confessionnal, se levant les yeux vers le ciel lorsqu’il me voyait venir. Cette frustration d'absence de nouveaux péchés me causa des ennuis jusqu'au jour où j’en ai parlé à mes frères.
À ma grande surprise, mes frères m'ont avoué qu'eux aussi, lors de leurs visites mensuelles au confessionnal, avaient souvent fait face à cette insuffisance des trois péchés obligatoires. Pour combler cette frustrante déficience, tous les premiers vendredis du mois, mes frères ingénieux avaient établi un genre de système de partage et de recyclage de vieux péchés, un genre de réseau de péchés interchangeables. En plus, ils m'ont affirmé que ce système de péchés à la pige ne se limitait pas seulement à eux, mais incluait pratiquement tous les autres gars du village. D’après eux, il semblerait que j’étais possiblement le dernier pêcheur sur la terre à ne pas recourir à ce réseau de péchés amovibles.
Sans tarder, mes frères me mirent au courant de la brochette de péchés proposés et m’invitèrent à m'en servir librement, tout en m'assurant qu'avec le temps et un peu d'expérience, je connaîtrais le réseau dans ses moindres détails et mon choix deviendrait alors plus sélectif et raffiné. Je fus vite converti à cette méthode pour combler mon quota de trois péchés mensuels. Bien sûr cette méthode n’était pas parfaite et contenait quelques lacunes. D'après l’enseignement que nous recevions des Sœurs à l’école, la confession avait toujours été une discussion confidentielle entre moi, le pécheur, et Monsieur le Curé, le médiateur entre moi et le Bon Dieu. Vouloir maintenant discuter ouvertement de mes péchés avec un simple mortel ne me semblait pas du tout bienséant; même que cela frisait peut-être le bord du sacrilège. Mais enfin, cette inquiétude d’arriver au confessionnal, dépourvu de mes trois fautes commises contre la loi divine, me poussa vers l’adoption de ce système du réseau des péchés.
J'étais maintenant un abonné du réseau des péchés. Durant la demi-heure de réflexion personnelle avant mon entrée au confessionnal, je faisais un tour au grand buffet des péchés à ma disposition. Mon tour arrivé, je franchissais les rideaux rouges du confessionnal, muni des trois péchés obligatoires et de la certitude que ma confesse en vaudrait la peine. Non seulement étais-je devenu un adepte du réseau des péchés, mais je l'avais perfectionné au point où j’osais croire que le bon Dieu Lui-même était sans doute impressionné.
– L’Acte de Contrition –
Il m’est souvent arrivé de m’inquiéter des pauvres innocents qui n’avaient pas eu la chance de passer au confessionnal avant de rendre âme. Après tout, on m’avait toujours enseigné que depuis la gaffe d’Adam et Ève, le péché était inné et que tous les êtres humains sur terre étaient devenus des pécheurs. Enfin, je me préoccupais du fait que ce n’était pas tout le monde qui avait dans leur vie une Sœur Albert qui leur avait parlé de la joie et de la libération du confessionnal, et que ces pauvres gens n’avaient pas eu accès comme moi au pardon du bon Dieu avant de mourir. Est-ce que le destin final de ces perdants était forcément l’enfer à perpétuité?
Ou encore, une inquiétude qui me touchait de plus près : disons que je tirerais ma révérence de cette planète durant la soirée d’un premier jeudi du mois avant d’avoir eu la chance de me confesser le lendemain matin, serais-je moi aussi condamné aux feux éternels de l’enfer? Tout ce questionnement me méritait les habituelles répliques de mon père lorsqu’il n’avait pas de réponses à m’offrir, « Vas donc d’mander à ta mère », ou pire encore, quand il s’impatientait avec mes questions : « Pourquoi tu ne vas pas dans ta chambre placer les choses dans tes tiroirs? » Par contre, ma mère était plus douce et diplomate avec mes questions dont elle ne savait quoi répondre. C’était soit, « Je ne suis pas sûre mon chou, pourquoi tu n’demandes pas à ta maîtresse d’école demain? », ou bien, « Pourquoi tu n’vas pas jouer dehors, mon chou? » Habituellement, je suivais le conseil de ma mère : j’allais jouer dehors et le lendemain, je posais la question à la maîtresse d’école.
Le lendemain en classe de catéchisme, un moment opportun se présenta justement pour poser ma question à Sœur Albert lorsqu’elle nous parlait d’inévitables fortes tentations du diable et du destin infernal que celles-ci nous réservaient. Comme d’habitude, la sœur a su me rassurer en affirmant que, heureusement, nous les catholiques, nous avions un bon Dieu qui pensait à tout.
Dans le cas d’une mort subite en état de péché, notre très bon Dieu nous fournissait une sortie d’urgence que l’on pouvait utiliser lors de notre trajectoire inattendue et précipitée vers les feux de l’enfer. C’était un peu comme les sorties pour les camions en dérive que l’on retrouve dans les montagnes le long de la Transcanadienne, dont mon oncle Charles nous avait parlées après son voyage à Vancouver. D’après Sœur Albert, nous devrions seulement emprunter cette voie de détresse dans le cas où nous ferions face soudainement à la mort sans avoir eu l’occasion d’avouer nos transgressions à Monsieur le Curé. Autrement, cette bouée de sauvetage ne nous détournerait pas du trajet hâtif vers les feux éternels de l’enfer. C’était génial comme concept! En récitant cette prière avant notre dernier souffle, nous étions automatiquement absous de tous péchés offensants. Tous les péchés seraient épongés, les petits véniels autant que les plus gros mortels. C’était vrai ce que Sœur Albert m’avait dit, le bon Dieu avait bien pensé à tout!
– Contre le kerplunk –
Au risque de paraître un peu sacrilège, j’ai vite réalisé que cette prière de sauvegarde n’était pas parfaite, même si elle venait du bon Dieu. Le seul hic était que l'Acte de contrition représentait l'une des plus longues prières de l’assortiment de prières, car elle prenait généralement au moins 30 secondes à réciter. Dans un cas où la trajectoire vers la mort durait moins longtemps que 30 secondes, on n’arrivait pas au bout de la prière avant le dernier battement de cœur.
Mais, n’étant pas du genre à éviter les défis, surtout lorsque l’enjeu était le royaume de Dieu contre les feux de l’enfer, mon frère Jacques et moi étions convaincus de surmonter ce dilemme. Bien entendu, il nous fallait pratiquer et, par conséquent, nous avons consacré des heures entières à bourdonner l’Acte de contrition à une vitesse époustouflante. Notre but était simple : en cas de mort prématurée, nous aurions amélioré nos chances de se rendre au royaume au lieu de l’enfer.
Notre laboratoire d’expérimentation se trouvait sur la ferme des voisins où il y avait un talus assez haut et escarpé, une sorte de promontoire qui donnait sur la rivière. C'était un endroit idéal pour rencontrer nos amis en hiver après une chute de neige pour glisser sur nos toboggans et nos boîtes de carton. C’était là où Jacques et moi pratiquions nos récitations chronométrées et nos tests expérimentaux conçus pour la destination soi-disant finale qui, dans un scénario de mort rapide, nous donnerait les outils pour détourner notre descente vers l'enfer. Le test consistait à s'allonger sur le ventre, le visage et les bras dépassant le bord de la falaise, et à faire tomber des roches dans la rivière tout en récitant l'Acte de contrition pendant que la roche tombait. Le son de la roche qui frappait l'eau représentait notre dernier battement de cœur, et donc le but de l'expérience était d'essayer d'atteindre l'ainsi soit-il avant le kerplunk de la roche fatidique.
Malheureusement, nous ne sommes jamais arrivés à réciter dans son entier l’Acte de contrition avant le kerplunk. Malgré les nombreuses tentatives de récitations contre la montre, l’Acte de contrition était tout simplement trop long. Enfin, en raison de l’échec répété du test expérimental, Jacques et moi avions décidé de laisser tomber cette mesure d’évitement des feux de l’enfer. Nous nous résignions à faire comme tous les autres pécheurs repentants du monde : aller trouver la joie de se confesser chaque premier vendredi du mois, tout en appréhendant au mieux les risques de commettre des péchés les 30 jours précédant le premier jeudi du mois. C’était sûrement un défi de taille à relever, mais avec beaucoup d’espoir et de chance, je croyais que tout irait pour le mieux… peut-être.
– Des mauvaises pensées –
C’est en pleine classe d'éducation sexuelle que mon frère Jacques fut piqué par l'idée d'aménager son répertoire de péchés lors de sa prochaine visite au confessionnal. D’ailleurs, c'était inévitable et fort approprié que cette pensée lui vienne à ce moment‑là étant donné que ces classes sont en elles-mêmes de véritables incubateurs de petits péchés.
Dès ma jeune et tendre enfance, la prudence a toujours été une de mes meilleures qualités. Je renonçais aux risques et si j'en prenais, ils étaient toujours réfléchis et bien calculés. Cependant, mon frère Jacques, lui, était plus spontané et impulsif dans ses prises de décision. Son sens de l'aventure avait toujours été beaucoup plus vif que le mien. Il s'aventurait parfois dans des eaux inconnues et assez souvent, ses petits voyages lui coûtaient cher. C'est en fait une de ses petites expéditions qui fut, pendant bien longtemps, à la manchette des commérages des gars du village.
Avec l'arrivée du beau temps printanier, la première semaine du mois de mai à l'école était connue comme étant la semaine de l’éducation sexuelle. Durant cette semaine, nous, les innocents, devions subir de nouveau l’infâme classe d'éducation sexuelle donnée par Monsieur Delaquis, le directeur de l'école.
Le programme de cette classe annuelle ne variait guère d'année en année. Après la distribution de copies des pages du dictionnaire expliquant les organes génitaux des deux espèces de la race humaine, le visionnement du film Pleins feux vers la puberté suivait. Ce film archaïque était vieilli par l'usure et semblait toujours briser à la même place, c'est-à-dire entre les glandes sudoripares et mammaires. L’interruption et la fin précoce du film ne suscitaient aucune réaction face à cette classe habituée. Les lumières de nouveau allumées, c'était maintenant le temps de dérouler les pancartes de ces mêmes organes génitaux tellement bien décrits au premier acte de la classe. Ce grand dévoilement des organes provoquait l'habituelle exclamation muette d’horreur des filles de la première rangée ainsi que les prévisibles petits rires nerveux des rangées d'en arrière.
Ceci fait, le troisième acte cédait sa place à la grande finale, la séance questions-réponses. Celle-ci était toujours d'une nullité absolue, car, bien entendu, personne n'osait poser de questions. Monsieur Delaquis, prenant son courage à deux mains, essayait de provoquer une discussion avec « Y'a-t-il des questions? » Ces braves paroles, ses premières depuis le début de la classe, n'arrivaient pas à rompre le grand silence qui régnait dans la classe, un silence encore parfois parsemé par d'autres petits fous rires provenant toujours des mêmes vauriens de la rangée d'en arrière.
C'est tout juste après une de ces classes que mon frère Jacques eut son idée innovatrice. Jacques avait l'intention de remplacer un des péchés de son triplet habituel avec « Mon père, je m'accuse d'avoir eu de mauvaises pensées. » Le matin de la confesse se déroula comme d'habitude. Les Sœurs nous emmenèrent à l'église tout juste après la récréation matinale. Le laïus de la Sœur Supérieur au sujet de la purification spirituelle que nous étions pour entreprendre était la même reprise que nous avions entendue maintes fois auparavant. Cependant, il y avait quelque chose dans l'air. Le peu de solennité qui régnait normalement durant l'introspection préconfessionnelle se trouvait imprégné d’une certaine excitation comme si un grand évènement historique était sur le point de se produire. Le mot s'était répandu que Jacques avait toutes les intentions de poursuivre son plan de changement de péchés. Tous les yeux furent sur lui lorsqu'il se dirigea vers la boîte pénitentielle. Debout au seuil de la porte du confessionnal, il se tourna vers nous, ses semblables pénitents, et avec un petit sourire subtil aux coins des lèvres, il nous envoya la main avant de disparaître derrière le rideau pourpre. Quel courage! J’étais fier de mon frère.
Ce fut une confession difficile pour Jacques. En fait, ce fut une catastrophe. L'aménagement de ses péchés lui a causé beaucoup d'ennuis. Avant de passer au deuxième péché, Monsieur le Curé l'interrompit en lui demandant « Et quelles mauvaises pensées as-tu eues, mon fils? » Afin de comprendre la stupéfaction de mon frère, on doit garder à l’esprit que ce genre de dialogue des deux côtés de la grille confessionnelle ne s'était jamais produit auparavant. Il est sûr que le sacrement pénitentiel ne se prête pas bien à l'improvisation et qu'une fois le péché dit, l’on ne peut tout simplement pas changer le sujet à volonté et passer à autre chose. De toute façon, Jacques s'en est relativement bien sorti, et cette expérience quasi traumatisante n'a aucunement réprimé son sens de l'aventure. Au contraire, étant déjà un des gars les plus populaires du village, il avait rehaussé son statut de popularité. Même, après cette expérience audacieuse du confessionnal, si les gars du village avaient eu un système de distinctions honorifiques, on lui aurait sûrement décerné une médaille. J’étais toujours très fier de mon frère.
Les Juifs
– Nouvelle famille –
D’après les manchettes du jour qui provenaient du magasin général Bourbonnière, une famille juive de Winnipeg viendrait s’établir à Sainte-Agathe. Supposément, un monsieur Basset prendra la charge de la gare du village et il sera censément accompagné de son épouse et de ses quatre enfants. Avec raison, la nouvelle de la venue des Basset parmi nous provoquait beaucoup de bisbilles dans tout le village, mais surtout dans la cour d’école. L’introduction de nouvelles familles dans notre petit patelin se produisait rarement, mais dans ce cas-là, le fait que celle-ci soit juive alimentait davantage notre curiosité. Nous ne connaissions pas grand-chose au sujet de ce peuple, sauf qu’il avait crucifié Jésus.
Plus que d’habitude, des discussions intéressantes animèrent beaucoup nos conversations dans la cour d’école durant les récréations… du moins parmi les gars.
Chaque jour, un de nous arrivait avec une autre information au sujet des Juifs et notre banque de données sur le judaïsme augmentait à chaque récréation. Tout y passait — du fait que ce peuple ne mangeait pas de porc jusqu’au fait que les garçons juifs subissaient une circoncision à l’âge de treize ans devant une foule à l’église. Le plus d’information qu’on apprenait sur ce peuple juif, le plus curieux qu’on devenait. Époustouflé par la sauvagerie de l’interdiction de manger du porc, mon frère Jacques jugea l’abnégation de consommer du porc tout à fait abominable, d’autant plus que ce renoncement barbare était dicté par Dieu, leur dieu ! Quel Bon Dieu priverait ses fidèles de manger du bacon avec leurs œufs au déjeuner le matin ? En ce qui concerne la circoncision à l’âge de treize ans devant la congrégation à l’église, cette donnée venait de l’encyclopédie incarnée de l’école, Rhéal Lamontagne. Par conséquent, c’était un fait sûr et légitime. À vrai dire, nous étions absolument assurés que toutes questions posées à Rhéal Lamontagne nous reviendraient avec des réponses correctes et crédibles. Infaillible comme le Pape, ce jeune homme était un des plus sympathiques gars du village, à moins que tu sois un de ces pauvres ignorants qui oserait manifester le moindre doute sur la vérité de ses déclarations. Rhéal nous épatait toujours par l’ampleur impressionnante de son vaste champ de connaissances et il se retrouvait bien placé au rang des garçons les plus respectés du village, du moins d’après nous, les gars du village. Rhéal éprouvait certaines difficultés dans toutes les matières scolaires, mais, pour nous, ce manque de succès pour lui à l’école s’expliquait tout simplement du fait que son grand génie dépassait les normes insignifiantes de l’école. De plus, Rhéal était le seul du village qui était abonné au magazine Popular Méchanics, ce qui pourrait effectivement expliquer la vastitude de son savoir.
Le jour de l’arrivée des enfants Basset à l’école, l’excitation battait son plein et se faisait ressentir dès le lever du soleil. À la table du déjeuner, la conversation roulait autour du fait que la famille Basset, comme la nôtre d’ailleurs, se dotait de quatre enfants, trois garçons et une petite sœur. Les points de discussions survenus le jour avant dans la cour d’école animèrent vivement le grabuge habituellement embrouillé à notre table lors du déjeuner et aiguisèrent davantage notre curiosité de rencontrer ces nouveaux arrivants. Même la divulgation de Rhéal Lamontagne est venue sur le tapis. Bien entendu, celle-ci suscita l’habituel commentaire de ma mère, « Ben voyons donc, y faut pas tout croire ce que Rhéal Lamontagne dit ! »
– Où sont les Juifs? –
La journée à l’école commença comme d’habitude ; nous devions geler dehors jusqu’à ce que la Sœur en surveillance sonne la cloche. Cette demi-heure au froid sauvage représentait peut-être la pire partie de notre journée scolaire. Nos pieds et nos doigts étaient les premiers à geler et même les meilleures bottes et mitaines que Monsieur Eaton pouvait nous gréer n’arrivaient pas à nous protéger de ce froid matinal. Tous les yeux se fixèrent sur la porte d’entrée où, d’un moment à l’autre, la main tenant cette maudite cloche ferait son apparition et signalerait que nous aurions survécu une fois de plus au gel matinal. Finalement, les tintements de la cloche déclenchèrent la ruée habituelle vers la porte. Mais, il n’y avait toujours aucun indice de l’arrivée imminente des nouveaux élèves. Avaient-ils changé d’idée ?
Le rituel matinal se passa dans un calme inhabituel. Il n’eut aucune chicane dans le vestiaire, personne n’annonça qu’elle avait oublié de faire un devoir, nous accrochions nos manteaux, enfouissions nos mitaines, nos étoffes, nos tuques dans les manches de nos manteaux, placions nos bottes, rangions nos livres dans nos pupitres, et les filles comméraient comme toujours autour de l’aiguisoir à crayons. Nous attendions le signal de Sœur Albert avant de commencer, tout en nous frottant les orteils, car celles-ci nous brûlaient en dégelant.
Évidemment, ce fut un moment crucial pour Sœur Albert. Depuis le début de notre formation en catéchisme, nous avions appris que Jésus Christ était la victime d’une crucifixion, exécuté par les Juifs. L’arrivée de ces gens si différents de nous, avec leurs rites, leurs croyances et leur dieu, allait-elle bousculer les pots de fleurs catholiques de notre petit village ? La pauvre Sœur Albert, doyenne du catéchisme, devait maintenant ouvrir le tiroir d’ambiguïtés catholiques et manœuvrer délicatement parmi les inévitables questionnements de la part de nous, ses croyants. Oui, on aura beaucoup de questions, après tout, ces gens avaient causé la mort de Jésus!
Perchée à son pupitre sur la tribune devant la classe, Sœur Albert n’eut même pas à dire à Patricia et à Claudette de se taire, car le sérieux du moment avait déjà prescrit le silence. De toute façon, même si ces deux filles avaient niaisé comme elles le faisaient d’habitude, la sœur ne semblait pas aussi alerte à intervenir dans le jacassage des filles comme elle l’était en temps normal.
Enfin, Sœur Albert se leva et par un geste de la main droite, ordonna de nous lever afin de réciter la litanie des prières du matin. Le Je vous salue Marie, suivit du Notre Père et du Je crois en Dieu, pour ensuite finir avec le Gloire soit mon Père constituaient le répertoire de la prière du matin et nous assuraient que le bon Dieu veille sur notre travail au cours de la journée.
Aussitôt que la sœur nous fit signe de nous rasseoir, les mains de Patricia et de Claudette, les deux assises au premier rang de la classe, se levèrent. Ces deux téteuses de classe allaient sans doute nous ennuyer avec quelques déclarations banales au sujet de ce qu’elles ont fait hier soir, ou ce que leurs mères leur ont dit, ou bien quelques niaiseries de ce genre.
« Baissez les mains, les filles », dit Sœur Albert. « Je sais ce que vous allez me demander. Vous voulez savoir où est notre nouvel élève. »
- « Oui ma sœur », dit Patricia, « où sont les Juifs ? »
– Les Garrett –
Sœur Albert, la patience incarnée, se leva de son pupitre, marcha vers le pupitre de Patricia, et avec sa voix calme et posée dit :
« Premièrement Patricia, arrêtons de les appeler les « juifs ». Ils sont des gens comme vous et moi, comme nous tous. Ils font partie d’une grande famille religieuse juive et, hormis que vous voulez qu’on vous appelle les « catholiques », ce n’est pas nécessaire de les appeler par leur religion. Vous comprenez ce que je vous dis, les enfants. »
Tous opinaient avec un hochement de la tête. Je trouvais ce début de discussion tout à fait intéressant. Ces nouveaux arrivants nous donneraient une fenêtre sur un nouveau monde. En s’insinuant dans notre paquet homogène et presque cloîtré de chrétiens catholiques, ils nous offraient l’occasion de les côtoyer, de les connaître et de les estimer dans leur différence… une occasion qui ne s’était jamais présentée jusqu’à présent. C’est-à-dire, presque jamais présentée…
Pratiquement tous les citoyens du village représentaient une homogénéité sociale flagrante, toute blanche, toute francophone, sauf deux villageois, toute catholique, sauf les mêmes deux.
Jusqu’à l’arrivée des Basset, Monsieur et Madame Garrett figuraient comme les seuls citoyens du village qui n’étaient pas de la même trempe que les 600 autres âmes de notre petit hameau sur le bord de la rivière. Parmi nous, nous avions Monsieur Garrett, propriétaire du Norm’s Garage, le seul et unique atelier de réparation de véhicule au village, et son épouse, Mme Garrett, petite dame d’une ressemblance remarquable à la nouvelle reine Élizabeth, et occasionnellement, gardienne chez‑nous. Pour nous, les enfants naïfs du village, de vulnérables apprenants les mœurs compliqués de la vie de tous bons catholiques, ces deux anglos représentaient deux énigmes dans l’océan franco du village. De plus en plus, il me semblait que ma religion avait tellement de pièges cachés qui pourraient mettre à risque mon éventuelle montée aux cieux et ma place bien méritée à la droite de Dieu.
Prenons comme exemple l’ambiguïté de « manger » de la viande le vendredi. Celle-ci représentait pour moi une des plus grosses cachotteries de la religion catholique, surtout lorsque je pensais à Monsieur et Madame Garrett. Monsieur Garrett était un homme important du village, un homme de bon fond, ou comme mon père disait souvent, un bon yiable. Lorsque Madame Garrett venait garder chez‑nous le vendredi, et que Monsieur Garrett venait joindre son épouse pour le repas du midi, on lui servait souvent de bons steaks, tandis que nous, nous nous contentions des fèves au lard, sans le lard bien entendu. Bien que j’aimais bien les « bines » au lard sans lard, ce n’était guère la jalousie qui me chicotait, mais plutôt l’éventuel destin mortel que Monsieur Garrett se réservait en mangeant du steak le vendredi. Lorsque j’entamais le sujet de cette énigme d’alimentation carnivore de Monsieur Garret et la conséquence infernale que celle-ci pouvait lui apporter à son destin final, j’aboutissais toujours dans le même cul-de-sac ; mon père dirigea mon enquête vers ma mère avec « Vas donc d’mander à ta mère » et l’enquête se termina brusquement avec le « Pourquoi tu n’vas pas jouer dehors » de ma mère.
Notre catéchisme désignait la consommation de viande le vendredi comme un péché assez grave et par conséquent, une condamnation directe vers l’enfer si un jour tu as la malchance de mourir en état de péché. Et maintenant, avec l’arrivée des Basset, on venait possiblement me présenter d’autres éléments contradictoires et des intrus incompatibles dans le cocon insulaire de mon village catholique et francophone. Ma p’tite vie était à veille de se faire chambarder, et j’en étais à la fois anxieux et excité !
– L’arrivée de Shale –
« Enfin », continua Sœur Albert… « pour répondre à ta question Patricia, nos nouveaux amis sont actuellement chez la principale, et Sœur Élizabeth les accompagnera ce matin dans leur classe respective. Nous aurons un garçon, son nom est… », elle chercha un papier sur son pupitre… « son nom est SHALE. Il a dix ans et ne parle que l’anglais. Je suis persuadée que vous allez… que nous allons tous bien l’accueillir chaleureusement dans notre classe et à notre école. Pensez à la façon dont vous vous sentiriez si vous deviez fréquenter une nouvelle école très différente de celle-ci et où les élèves ne parleraient ni le français et ni l’anglais. »
La sœur se tourna vers moi et mon cousin Pierre… « Raymond et Pierre, je compte surtout sur vous deux pour devenir ses très bons amis. »
Un peu surpris par cette soudaine ordonnance inattendue de Sœur Albert, Pierre me jeta un coup d’œil, un léger sourire aux lèvres signalant sa fière acceptation de ce rôle quasi prestigieux que la sœur venait de nous désigner. J’étais pareillement content et fier d’accepter de parrainer ce nouvel élève lors de son initiation dans la grande famille Sainte-Agathienne, surtout avec un partenaire comme mon cousin Pierre, un garçon aimé par tous et doué d’un caractère à la fois sympa d’un gars de la campagne et ayant beaucoup de classe comme un gars de la ville. La sœur ne pouvait pas avoir choisi et demandé à de meilleurs élèves pour prendre ce rôle de mentor pour ce nouvel élève. Shale sera entre de bonnes mains ; nous le piloterons à travers ses premières journées à l’école, dans ses classes et surtout dans la cour d’école, ce véritable bourbier d’embûches pour n’importe quel nouvel innocent qui ne se doute de rien. Pierre et moi, nous avions l’intention d’être des plus vigilants dans la tour de guet à Shale lorsqu’il naviguera dans cette mer parfois tempétueuse qui est la cour d’école. Nous le protégerons lorsqu’il sera heurté par les menaces intimidantes et gratuites de Georges Laurencelle, le tyran de la cour d’école. Nous célébrerons avec lui lorsqu’il sera émerveillé par la profondeur du puits de connaissances du doué Rhéal Lamontagne, le savant des gars du village, et nous le consolerons lorsqu’il sera époustouflé par les imbécillités navrantes de Patricia et de Claudette, les nounounes de la planète. En tout cas, avec l’aide de Pierre et moi, Shale allait très vite s’adapter à notre école.
Tout à coup, sans frapper à la porte, Sœur Élizabeth entra dans la classe accompagnée d’un jeune garçon, qu'elle dirigeait les deux mains bien sécurisées sur ses épaules. Sans aucune hésitation, Sœur Albert recula derrière son pupitre pour céder la place à la sœur supérieure.
- “Good morning boys and girls”, dit Sœur Élizabeth.
- “Good morning Sœur Élizabeth.”
- “I would like you to welcome our new student, Shale. He will be joining your
class. I hope you will welcome him to our family.”
Un silence nerveux s’imposa dans la classe. Même Patricia et Claudette arrêtèrent de gigoter sur leur banc. C’était comme si le temps s’était arrêté lorsque nous regardions ce nouveau garçon, debout devant la classe…
L’inquiétude se lisait sur le visage de ce pauvre gamin ; des perles de sueur constellaient son front. Son corps semblait rétrécir sous les mains de Sœur Élizabeth. Assis au premier rang de la classe, je pouvais voir ses mains trembler. Il était crispé et regardait ses pieds. Je me sentais mal pour le pauvre garçon. Il était grand et mince, mais ce qui était le plus remarquable dans son allure était son habillement, ou plutôt la couleur de son habillement. Il avait une chemise noire bien repassée, rentrée dans un pantalon noir tenu par une ceinture noire, le pantalon était tellement court au point où ses bas noirs étaient bien en évidence et n’offraient aucun contraste avec ses chaussures noires et bien cirées. En plus, il avait d’assez longs cheveux noir corbeau qui semblaient gras et des sourcils noirs en broussaille au dessus de ses gros yeux noirs.
– Take out your Math books… –
Sœur Albert s’avança vers le garçon et le prit par la main pour le diriger à son pupitre, situé entre le mien et celui de Pierre, et déjà muni de manuels scolaires.
Aussitôt que Sœur Elizabeth sortit de la classe, Sœur Albert donna les consignes :
- Boys and Girls, please take out your Math books and turn to page 129.
Enfin, avec l’arrivée des Basset parmi nous, le train-train de la vie scolaire reprit et continua à rouler avec son habituelle effervescence fade. Nous continuions à être de bons récepteurs et stockeurs de connaissances importantes afin d’assurer notre survie dans ce monde moderne du 20e siècle. En mathématiques, nous persévérions à travailler avec ardeur des milliers de longues divisions afin d’être prêts à calculer si le prix du lait à l’épicerie était vraiment une aubaine comme le disaient les annonces publicitaires. En géographie, nous mémorisions les noms des dix provinces canadiennes, les deux territoires, leur capitale et leur population respective au cas où un jour nous serions élus pour remplacer monsieur Diefenbaker. Et, bien sûr, en français, nous nous forcions dans une stupeur de conjugaisons des 12,570 verbes de la langue française, au passé, au présent, au futur, aux modes indicatif, impératif, subjonctif, gérondif, infinitif et conditionnel, au cas où un jour nous rencontrerions de vrais Français de France et que nous voulions bien converser avec eux.
Bien que la plupart de nos manuels scolaires étaient en anglais, en temps normal l’enseignement à l’école se déroulait en français — même parfois l’anglais s’enseignait en français. Mais avec l’arrivée de Shale, il semblait que ce n’était plus un temps normal et par conséquent le français prenait souvent le bord, du moins lorsque les enfants Basset se trouvaient dans les parages. Sauf dans les classes de catéchèse et de français où Shale disparaissait des classes, c'était tout à fait évident que cela demandait un gros effort pour les maîtresses de parler seulement en anglais.
L’excitation de l’arrivée des Basset diminua au cours de la semaine. Pierre et moi, nous nous acharnions à bien intégrer Shale dans la sphère scolaire, autant dans la salle de classe que dans la cour d’école. L’acculturation de ce nouveau venu se faisait graduellement et, si jamais la maîtresse dérapait et se mettait à parler français, nous étions toujours là pour chuchoter à notre prosélyte une traduction presque simultanée. Shale semblait de moins en moins anxieux au fur et à mesure que la semaine progressait, et le vendredi après-midi, pour la première fois de la semaine, son visage erra un léger sourire. Même avant de quitter l’école le vendredi après-midi, Shale mentionna qu’un jour il aimerait nous inviter chez-lui pour rencontrer ses parents et même célébrer le Shabbat avec sa famille.
Bien que nous ne sachions pas trop ce que célébrer le Shabbat voulait dire, nous comprenions tous les deux que cette invitation représentait la clef qui nous donnerait accès aux entrailles familiales des Basset. Hélas ! Pour un après-midi entier, nous serions immergés dans le monde du judaïsme, avec ses coutumes, ses traditions, ses prières, ses valeurs et ses rites. Et pas seulement ça, en plus, cette visite pourrait très possiblement nous permettre d'observer de très près les trains filer à toute vitesse du quai d’embarquement de la gare ! Que demander de mieux !
Finalement, cette visite chez les Basset n’a jamais eu lieu. De retour à l’école le lundi matin, il n’y avait aucune trace de Shale, ni à geler dans la cour d’école, ni dans la salle de classe à s’organiser pour la journée. Après le rituel du matin, même avant que Patricia et Claudette puissent lever les mains pour poser la question, Sœur Albert nous annonça que la famille Basset était retournée vivre à Winnipeg. Pierre se retourna vers moi, un air déçu par l’annonce de ce départ précoce de notre nouvel ami. Dommage, les portes entre-ouvertes sur ce nouveau monde différent venaient de se refermer. Notre chance de vivre en symbiose avec des Juifs venait de nous échapper. Pire encore, nous ne verrions pas passer de tout près les trains de la gare de Sainte‑Agathe.
Sœur Albert continua avec :
« Ouvrez vos livres de mathématique à la page 136, les enfants. »
La visite de Monsieur le Curé
– L’appel avertisseur –
Tous les ans, Monsieur le Curé effectuait sa ronde paroissiale. Cette visite du monarque spirituel de la paroisse représentait un très grand évènement pour nous. Après tout, se faire asperger d’eau bénite par le curé voulait dire que le bon Dieu prenait domicile non seulement dans notre maison, mais dans nos cœurs. Du moins, c’est ce que ma mère nous disait. La descente de cet homme distingué dans notre simple demeure nous honorait par sa présence spirituelle, quasi mystique. De plus, c’était quasiment la seule occasion durant l’année où la maison n’était pas à l’envers.
Ma mère était une sainte femme, une personne éduquée et cultivée, musicienne et chanteuse, et ayant un bon sens de l’humour. D’après mes frères et moi, notre chère maman possédait des talents culinaires à faire enchanter les papilles des plus grandes fines gueules du monde entier. Mais avant tout, elle était une bonne maman. Elle avait beaucoup de qualités, mais maman avait aussi une petite lacune : elle n’arrivait jamais à garder la maison propre. Ce n’était pas sale chez nous, mais plutôt, tout était dans un état de désordre chronique.
Ma mère était habituellement une personne décontractée, cédant rarement au stress typique d’une mère de famille. Cependant, cette excursion annuelle du Saint-Père chez nous la rendait presque folle. Heureusement, les dimanches durant la période de visites paroissiales, Monsieur le Curé annonçait en chaire dans quel foyer il rendrait visite la semaine suivante. De plus, maman avait établi un réseau de communication téléphonique parmi toutes les femmes du village afin de l’alerter des plus récents déplacements de Monsieur le Curé.
La semaine avant la visite, toute la maisonnée subissait des chambardements épuratifs. Aucune personne de la famille ne pouvait échapper à la conscription obligatoire de ma mère lorsqu’elle rassemblait son armée de nettoyage. Tous les coins de la maison y passaient; nous frottions et lavions chaque surface lavable, nous balayions tous racoins balayables, nous époussetions chaque ramasse-poussière, et nous cirions et polissions chaque meuble et plancher qui avait la moindre égratignure. Jamais les planchers n’avaient été aussi resplendissants ainsi que les fenêtres tant exemptées de poussière et de traces visibles. Nous avions réussi à transformer le plancher du salon en une superficie parfaitement polie et luisante comme celui du salon des Sœurs au couvent. Il y a quelques mois, dans le cadre de sa classe de catéchèse, Sœur Albert nous avait invités au salon des Sœurs du couvent afin de témoigner l’arrivée télévisée du pape Jean XXIII à New York. Bien que la première visite du pape sur le sol américain nous ait fort impressionnés, le plancher éblouissant des Sœurs nous avait épatés encore plus!
Le jour de la grande visite, maman avait réussi à énerver tout le monde. La maison était impeccable, et les chats et la chienne avaient été tristement bannis de la maison, leur admissibilité restaurée seulement lorsque la voiture de Monsieur le Curé avait bel et bien quitté les terres familiales. Le trajet de Monsieur le Curé dans la maison avait été établi bien en avance. Rien n’était laissé à l’imprévu, toute la maison était passée à la purge du désordre. Même nous, les enfants, étions passés à un lavement extraordinaire; le bain habituel du samedi soir était souvent remonté à la veille de la visite.
Nous étions prêts à recevoir Son Éminence. Les odeurs de café et de la cire fraîche pas tout à fait séchée embaumaient la maison entière. Les biscuits au beurre de pinotte ainsi que le gâteau aux bananes tranché en morceaux égaux étaient méticuleusement étalés sur le plat suranné de grand-mère. Il restait à attendre l’appel avertisseur.
– Pour les siècles des siècles –
Il va sans dire que la visite du guide spirituel des 600 âmes de la paroisse nécessita un protocole au millimètre. Ce n’était pas la première visite du curé chez nous alors je n’arrivais pas tout à fait à comprendre pourquoi cette excursion du Saint-Père causait tant d’énervement. Avec le temps, nous nous étions bien accoutumés. Toutes les visites au cours des années se ressemblèrent : la même rentrée du curé dans le salon accompagné de mon père et de ma mère. Là, le silence gêné bien installé, nous les enfants, lavés et bien peignés et revêtus de nos habits du dimanche même si ce n’était pas le dimanche, attendions debout devant nos chaises assignées. Une fois le curé se rendit au gros fauteuil de faux velours vert, ce fauteuil habituellement réservé pour mon père qui le cédait rarement et bien sûr pas à n’importe qui, nous nous avancions devant la grande visite sainte. L’aîné Richard lui tendait la main le premier et le gratifiait avec un « Bonjour mon Père ». Seulement lorsque le Saint-Père fut confortablement installé dans son gros fauteuil, sa burette noire juchée sur le bras vert du fauteuil et notre père assis sur une chaise à droite de la grande visite, pouvions-nous retourner à nos places et nous asseoir. Ça y est, c’était parti.
Bien que la chaise à gauche de la grande visite soit supposément réservée pour ma mère, les nerfs de ma pauvre maman reprenaient toujours son règne. Étant la metteuse en scène de cette visite, maman n’arrivait jamais à s’asseoir. Ses nerfs ne lui donnaient aucun répit. Une multitude de défaillances pourraient venir salir la visite. Ça serait catastrophique si le chien réussissait à rentrer dans la maison et dans sa surexcitation typique de chien déchaîné qui aperçoit un invité en soutane noire, ainsi que le gâteau aux bananes, il se lancerait sur le Saint-Père! Ou pire encore, si ma sœur décidait de raconter au Saint-Père les aventures de ses bibittes mortes dans le pot caché sous son lit!
Mais, ma mère n’avait pas à s’inquiéter. Tandis que notre père et Monsieur le Curé discutaient des guérets d’été et des récoltes, nous les enfants, assis en silence, quasi figés sur nos chaises, attendions l’inévitable question de la part de notre souverain invité, « Et comment faites-vous à l’école les enfants? ».
Presque en chœur, nous répondions, « Très bien, Mon Père ». La deuxième question inévitable suivait, « Et comment vont les classes de catéchèse avec Sœur Albert ? » « Très bien, Mon Père ».
Finalement, après quelques années, nous étions tous bien chevronnés en ce qui concerne cette visite éminente; nous savions que ce questionnement auprès de nous, les enfants, signalait que la visite tirait à sa fin et que nous allions très bientôt passer à l’aspersion de l’eau bénite et à l’arrivée du Bon Dieu dans nos cœurs et dans notre maison.
En rang d’oignons, agenouillés devant le Saint-Père, les yeux baissés, les mains jointes et les doigts croisés, nous recevions solennellement les paroles qui invitaient le Bon Dieu chez nous, dans notre domicile.
« Bénissez, Seigneur Dieu tout puissant, cette habitation : et que dans ce lieu règnent toujours la santé, la pureté, la victoire, la vertu, l’humilité, la bonté, la douceur, la plénitude de la loi et l’Action de grâces au Dieu Père, Fils et Saint-Esprit : que cette bénédiction reste sur cette habitation et sur tous ceux qui y demeurent, maintenant et pour les siècles des siècles. » « Ainsi soit-il! »
L’ainsi soit-il clôturait la visite et le départ se faisait plutôt vite. Mes frères et moi encourions une poignée de main tandis que ma p’tite sœur devait se contenter de la main du curé posée sur sa tête avec le même commentaire des années précédentes : « Elle est belle comme sa mère la p’tite ». Seul mon père accompagnait Monsieur le Curé à sa voiture et nous nous imaginions qu’ils parlaient toujours des récoltes. Tous blottis derrière le rideau de la grande fenêtre du salon, nous regardions le départ avec un léger soulagement, mais aussi avec une certaine sérénité sachant que le Bon Dieu se retrouvait de nouveau dans notre maison et dans nos cœurs pour les siècles des siècles… du moins jusqu’à la prochaine visite de Monsieur le Curé l’an prochain.
Nous pouvions maintenant nous rechanger dans nos vêtements de tous les jours. L’interdiction des chats et du chien dans la maison était levée, les biscuits au beurre de pinotte et le gâteau aux bananes retournaient au congélateur jusqu’à la prochaine visite, et ma sœur pouvait retourner à ses bibittes sous son lit.
Feu chez Ti’mon
– Garder chez nous –
Habituellement, lors des sorties en ville de mes parents où nous n’étions pas inclus, une des filles Lévesque, soit Arlette, Bernadette, Claudette, Mariette, Yvette ou Doris, assurait le gardiennage des enfants. Cet attroupement de jeunes adolescentes faisait partie de l’une des plus grandes familles de la paroisse. Le clan Lévesque se composait de dix-sept membres — dix-huit avec la grand-mère. Cette grande famille témoignait de l’éclatant succès de la revanche du berceau, cette campagne parrainée par l’Église qui avait pour objectif de promouvoir l’idée de la prédominance mondiale du peuple catholique et canadien-français. En chaire le dimanche, monsieur le curé nous avait souvent prêché sur les dangers d’assimilation que confrontait le peuple canadien-français. Le curé disait que notre seule arme contre l’assaillante armée des protestants anglais demeurait dans notre pouvoir de procréer. Bien que je n’arrivais pas toujours à comprendre toute cette affaire, ça m’apeurait un peu de penser que mon avenir sur cette planète dépendait uniquement de la fécondité de monsieur et madame Lévesque. De toute façon, la famille Lévesque représentait un réservoir sans fond de gardiennes et mes parents profitaient de cette surabondance lorsqu’ils allaient en ville.
Garder chez nous était avant tout un privilège. Cette prérogative n’était pas parce que nous étions des enfants exceptionnellement sages, loin de là! C’était plutôt dû au fait que nous étions la première famille du village à s'être doté d’une télévision. L’introduction de cette nouvelle bebelle nous plaçait au premier rang de l’avant-gardisme Sainte-Agathien. Bien entendu, rendre visite chez nous devint un évènement désirable et recherché. Malgré le fait que M et Mᵐᵉ Lévesque percevaient ce téléviseur plutôt d’un mauvais œil, c’est-à-dire une simple distraction menaçante qui pourrirait l’esprit et l’âme de la jeunesse catholique, ils se résignaient à laisser leurs filles venir se gangrener chez nous. Et en plus, mes parents payaient bien leur gardienne.
Finalement, lorsque l’appel de venir garder chez nous était lancé, c’était évident qu’il y aurait une chicane à tout casser pour décider qui obtiendrait le contrat tant convoité. Ce samedi en particulier, c’était au tour de Doris de venir garder. La chanceuse!
Ce jour-là, les Canadiens de Montréal joueraient contre les Maple Leafs et la partie serait diffusée en direct du forum de Montréal. Afin d’assurer une compréhension correcte de l’excitation que ceci pouvait inciter chez la famille Lévesque, il faut constater que pour elle et bien d’autres gens de la paroisse la saison de hockey équivalait à un temps presque autant sacré que le carême lui-même. Avoir l’occasion unique de visionner cette partie de hockey, surtout entre ces deux équipes, représentait une expérience extatique. À vrai dire, Doris avait eu de la chance. Mais, son destin lui réservait aussi un cauchemar.
– Le 30 janvier –
Ce 30 janvier refusa de nous accorder le moindre répit de son froid bleu. L’hiver manitobain était reconnu pour sa dureté sauvage et celui-ci n’en faisait guère exception. Cependant, ce fret épouvantable ne pouvait point empêcher mes parents d’entreprendre leur circuit en ville du troc des œufs, sans enfants.
La matinée de ce samedi mémorable demeura plus ou moins sans incidents majeurs. Nous étions malcommodes comme d’habitude envers la gardienne Doris, mais rien hors de l’ordinaire. Le début de la grande partie de hockey à la télévision était prévu pour 14 heures et c’était évident que Doris anticipait cet évènement comme une maman anticipe la naissance de son premier enfant. Doris nous avait fait savoir en termes simples et clairs qu’à partir de 14 heures, elle revendiquait la télévision ainsi que le salon tout entier où se trouvait la télévision.
Mes deux frères avaient décidé de passer l’après-midi au sous-sol, faisant les choses que les grands frères font lorsqu’ils n’ont rien à faire. Moi, j’étais condamné à passer mon après-midi avec ma petite sœur. Pas que je ne l’aimais pas ma sœur, mais j’étais rendu à une étape de ma vie où les frères se questionnent beaucoup sur l’existence futile de leur petite sœur. De toute façon, étant donné que nous étions bannis du salon et que le sous-sol était également devenu zone interdite, nous avions décidé d’occuper l’endroit de la maison qui était habituellement et strictement un « no man’s land », la chambre à coucher de mes parents.
Ma petite sœur voulait jouer « à l’école », mais vu que c’était un samedi, mon choix logique était de jouer « à la maison ». Parce que j’étais plus grand et qu’elle était une simple petite sœur, mon choix logique l’emporta sur le sien. Jouer « à la maison » signifiait avoir un papa, une maman et des enfants. Naturellement, j’étais l’homme de la maison et ma sœur devenait la maman des enfants, et nécessairement, mon épouse. En somme, le jeu consistait à prendre le rôle de bons parents compétents et d’infliger aux poupées les mêmes corvées, contraintes et bagatelles parentales que constituait le mandat d’un bon papa et d’une bonne maman. Nous étions de très bons parents. Les pauvres poupées n’arrivaient jamais à répondre à nos attentes et par conséquent, elles devaient subir les chialages et les chamailleries de tous bons parents. Sans vouloir me vanter, notre maîtrise du chialage parental nous plaçait à la hauteur des imitations de bons parents, au point où nous aurions sûrement mérité des félicitations du renommé gourou du savoir parental, le célèbre Doctor Spock, dont ma mère lisait religieusement les écrits.
Le côté nourrisseur de notre rôle comme parents exemplaires était également bien joué. Dans le cadre de nos jeux de famille « faire semblant » du passé, nos repas familiaux ne comprenaient rien de moins que les meilleurs aliments au monde, entre autres, de bons sandwichs au beurre de pinottes et de confiture maison faite par notre vraie mère. Cependant, aujourd’hui, le cloître auto-imposé de Doris nous donnait davantage carte blanche au frigo et j’avais l’intention d’en profiter pleinement. En un rien de temps, mon expédition de chasse au frigidaire me conduisit à une découverte des plus appétissantes, voire affriolantes! En ouvrant la porte du frigo, voilà un paquet de saucisses à hot-dog Maple Leaf! Une idée géniale surgit; pourquoi ne pas organiser, au plus creux de cet hiver mortel, dans la chambre de mes parents, sur le lit de mes parents, un feu de camp pour y faire rôtir des saucisses à hot-dog… un wiener roast hivernal, tout simplement. Quelle idée géniale!
– Problème d’allumettes –
La petite sœur, souvent épatée par le génie de son grand frère, accepta avec enthousiasme l’idée d’un festin de saucisses sur le lit de mes parents. Un plan d’action fut précipitamment élaboré. Je m’occuperais de la logistique technique de la cuisson, car, étant l’homme de la maison, c’était normal que l’organisation de ce BBQ impromptu me revienne. Jouant le rôle de maman dans cette mise en scène, la petite sœur se préoccuperait plutôt des tâches normalement réservées à la reine du foyer. Elle irait faire l’épicerie au frigo pour les ingrédients nécessaires pour notre festin : les saucisses et les pains, ainsi que les garnitures essentielles : de la moutarde et de la relish.
Après le « briefing » de planification, nous nous dirigions vers la cuisine, sûrs que l’expédition d’approvisionnement ne nous réserverait aucune embûche de la part de Doris. L’affrontement toujours fiévreux et captivant des Canadiens et des Maple Leafs nous assurait un champ libre dans la cuisine. L’acquisition des provisions de bases fut facile. Cependant, mettre la main sur tout le matériel nécessaire pour mettre en œuvre la cuisson de nos hot-dogs représentait un plus grand défi. Mon plan pour la cuisson exigeait des outils et de l’équipement assez particulier. Il nous fallait un genre de bassin pour contenir le feu, une grille pour étaler les saucisses et un carburant pour brûler. Encore une fois, ma grande débrouillardise et mon ingéniosité me servirent bien. Pour le feu, je trouvai le gros plat à rôtir de ma mère qui servait habituellement comme cercueil incinérateur pour la pauvre dinde du temps des fêtes. Les vieux Winnipeg Tribune, empilés sous l’escalier en attendant leur destin final de couche protectrice contre les pipis de chat sur les planchers nouvellement cirés, trouveraient un destin beaucoup plus noble en tant que carburant. Enfin, la grille à l’intérieur du four pouvait facilement être retirée et servirait à étaler nos saucisses sur le feu de camp. Mission accomplie, nous étions prêts à passer à la cuisson. Les commentaires affriolants de René Lecavalier accompagnés des cris d’excitation de Doris nous assuraient un travail ininterrompu. Prochaine étape, l’allumage du feu.
Cette étape nous poserait sûrement un défi d’envergure monumentale. Bien que nous avions un accès facile aux allumettes — plusieurs paquets d’allumettes n’étaient pas très bien cachés dans la petite armoire à droite de l’évier de la cuisine, la même petite armoire où se trouvaient les bougies rouges qui servaient d’éclairage lorsqu’il y avait une panne d’électricité —, cet accès représentait tout de même un véritable labyrinthe de complexité. Bref, nous, les enfants, étions défendus d’utiliser ces allumettes. Celles-ci étaient réservées seulement en cas de panne d’électricité ou n’importe quel autre cataclysme dans le monde. En plus, advenant une telle situation de perturbation mondiale, seulement les adultes avaient le droit de manier ces allumettes, car, selon ma mère, ces petits brins de bois imprégnés de soufre représentaient un autre danger parmi tant d’autres camouflés dans ce monde hasardeux qui pourrait faire du mal à ses enfants.
Nous doutions qu’allumer le feu de camp sur le lit de mes parents pour y faire rôtir quelques saucisses constituât une crise mondiale majeure. Allumer le feu avec ces allumettes pourrait toujours être fait en cachette, mais c’est ici où le problème se compliquait davantage. Utiliser les allumettes serait sûrement une infraction importante qui se qualifierait comme un péché du genre « la désobéissance envers tes parents ». Bien que désobéir à ses parents tombât dans le rang des péchés les plus populaires auprès de mes compères du village, le fait que nous nous retrouvions au dernier samedi du mois ajoutait à la complexité de toute l’affaire. Afin que nous puissions être absous de ce péché par monsieur le curé, il faudrait attendre quatre semaines pour les confessions du premier vendredi du mois. Vivre en état de vrai péché, sans dire un péché intentionné par-dessus le marché, durant quatre semaines avant que l’éponge soit passée de nouveau sur mes péchés me faisait peur. En plus, ma solitude dans cette tentative de péché aggravait la situation. La petite sœur n’avait pas encore l’âge de raison, c’est-à-dire, elle n’avait jamais eu l’expérience du confessionnal. D’ailleurs, c’était une autre chose qui me mystifiait au sujet de la religion catholique. Comment un enfant d’âge préconfessionnal pouvait-il pécher autant qu’il le voulait sans les menaces constantes des mêmes ramifications du destin infernal que nous, les habitués du confessionnal, devions subir? Ce n’était tout simplement pas juste. Que mon partenaire dans cette tentative de péché se trouvât au départ immunisé contre le péché semblait empirer la sévérité de notre désobéissance délibérée. Le blâme ne serait pas partagé. Ça serait moi, et moi seul, qui devrais endosser la responsabilité de cette action abjecte. Ce n’était tout simplement pas juste. Enfin, allumer le feu avec des allumettes était absolument hors de question.
– J’vais monter… t’à l’heure –
Il y avait sans doute d’autres moyens d’enflammer le papier journal pour notre cuisson. Sans trop d’effort, une idée géniale m’est vite survenue. Bien que les allumettes étaient bel et bien défendues par nos parents, les bougies rouges ne l’étaient pas. Il fallait tout simplement allumer une de ces bougies pour ensuite la transporter au papier carburant dans le plat à rôtir sur le lit de mes parents. Et comment allumer ce feu sans allumettes? Les ronds du poêle se présentèrent comme une source incendiaire. Nous avions une fois aperçu mon oncle Marcel allumer sa cigarette de cette façon.
Le dernier obstacle franchi, nous étions maintenant au seuil de l’action. Les cris délirants provenant du salon continuaient à assurer la non-intervention de la gardienne. La petite sœur monta précipitamment pour mettre les touches finales au feu de camp sur le lit de mes parents. La mèche de la bougie rouge prit feu aussitôt qu’elle toucha le rond rouge. La cire de la chandelle fondit presque immédiatement, laissant quelques traces de cire sur le poêle. Elle me brûla aussi les doigts, mais j’ai su endurer ma souffrance comme un vrai père de famille, pourvoyeur de la famille qui l’attendait au pied du lit en haut. Quelques petites brûlures ne me barreraient pas la route vers mon devoir paternel, surtout après toutes les entraves que nous venions de nous dégager pour arriver à ce point. Laisser tomber maintenant si près de la victoire serait pire que la faillite totale. Je réussis à rejoindre le papier journal avec mon petit flambeau de cire encore bien allumé. Le papier s’enflamma rapidement. C’était un beau feu. Les saucisses cuisaient bien et le feu de camp battait son plein. L’envie de chanter nous a même pris.
Soudain, le nouveau silence d'en bas nous figea. Le feu continua à carboniser les saucisses quand tout à coup, du pied de l'escalier, la voix criarde de Doris nous secoua :
- Qu'est-ce que vous faites là vous deux?
Avant que j'aie eu la chance de répondre, ma sœur exclama :
- On fait cuire des saucisses su I'lit d'maman pi papa.
- Quoi?
- Es-tu folle, épaisse? Farme la! Je chuchotai à ma sœur.
Ma sœur fondit en larmes. Les saucisses brûlèrent. Malgré cette expérience de quasi-cataclysme imminent, je gardai mon calme et j'enchaînai avec :
- Rien, on joue juste, on fait semblant de faire à manger pour les poupées. Cé rien du tout.
Aucun mensonge là. Les sanglots terrifiés de ma sœur se transformèrent en hurlements désespérés. Je lui ordonnai de se taire, de ne pas s'inquiéter et que tout n'était pas encore perdu. Mais enfin, il était trop tard...
- As-tu fait brailler ta p'tite sœur encore?
- Non, non, a fa juste semblant. On joue.
Je me dirigeai vers le haut de l'escalier afin d'intercepter toutes tentatives qu'aurait Doris à venir voir ce que l'on faisait.
- Elle fait juste semblant d'brailler, comme si c’était les poupées qui n’aimaient pas c'qu'on leur faisait à manger.
Une tentative désespérée de changer le sujet me conduisit à poser la question :
- Et pis, qui a gagné la game?
- Est pas fini encore. Y va avoir d'l'overtime. C'é 6-6. Vous êtes mieux pas d'être en train d’faire quekchose que vous ne devriez pas faire, mes p'tits mausus. J'va monter là t'à l'heure...
Figé de peur, je fais signe à ma sœur de garder le silence. Doris, allait-elle monter, ou est-ce que les Canadiens réussiraient-ils à la garder en bas? Je restai au haut de l’escalier aux aguets d’une intervention possible de la gardienne.
– Les carottes sont cuites –
J’attendis statufié au haut de l’escalier durant quelques secondes interminables avant d’être absolument assuré que l’intervention surprise de Doris avait bel et bien été avortée. La reprise des commentaires de René Lecavalier me signalait la recrudescence de la partie de hockey. Nous pouvions retourner au boulot. Mais enfin, l’interruption-choc de Doris avait plutôt réprimé mon enthousiasme culinaire et la cuisson des hot-dogs avait perdu un peu de son attrait. Ça serait partie remise. Nous soufflâmes sur le feu et réussîmes à éteindre toutes les flammes. Quelques cendres de papier journal s’envolèrent dans les airs comme des papillons calcinés. Le feu une fois étouffé, nous déposâmes le bassin encore chaud ainsi que toutes autres preuves dans la garde-robe de ma mère. Avant de descendre, il fallait un petit coup de balai afin qu’aucune trace ne reste dans la chambre. J’ordonnai à ma sœur d’attendre quelques minutes avant de me rejoindre en bas à la cuisine, tout en l’avertissant une autre fois de ne rien dire de toute cette tentative de wiener roast.
Les Canadiens gagnèrent la partie avec une courte prolongation. Heureusement, nous n’avions pas tardé à mettre fin à notre expérience culinaire d’en haut. Toute ravie du résultat du match, mais visiblement essoufflée par la fièvre du combat qu’elle venait de témoigner dans sa tanière du salon, Doris nous joignit à la cuisine.
- Et puis, c’est quoi au juste que vous faisiez en haut t’à l’heure?
En jetant un coup d’œil menaçant vers ma sœur afin de lui rappeler mon avertissement, je vite répondis :
- Rien, on jouait juste. Qu’est-ce qui a pour souper?
- Souper! On vient juste de dîner! T’as déjà faim?
- Moé j’ai faim, interrompu ma sœur, on n’ les a pas mangés les hot dogs.
- Hot-dogs? Quels hot-dogs?
Hélas, le secret des hot-dogs se dévoilera au monde entier. Je devais essayer de dérouter cette conversation.
- Ouaille, on a eu des sandwichs pour dîner, épaisse. Va donc placer tes affaires dans ton tiroir.
- Voyons donc, ne parle pas à ta p’tite sœur comme ça! me supplia Doris, tout en continuant à essuyer le dessus du poêle avec un torchon.
- J’avais pensé de vous faire réchauffer le restant de soupe qui a dans le frigidaire.
Tout à coup, Doris semblait figée sur une tache qu’elle n’arrivait pas à essuyer du poêle. Elle frottait toujours au même endroit et finalement :
- Ben voyons donc que c’est ça? On dirait de la cire rouge. Pis regarde moé donc ça, y’en a d’autre à côté icitte.
Comme les Leafs venaient de le faire, ma sœur et moi étions aussi à la veille de perdre la partie. Notre charade était perdue d’avance, ou pour emprunter les paroles de ma tante Jeanne lorsqu’elle faisait face à une situation de cause perdue, les carottes étaient cuites. Doris suivrait les taches de cire rouge que nous avions laissée couler par terre. Ces traces la dirigeraient bien vers l’escalier, et même, au-delà, dans la chambre de mes parents, le lieu du crime. Bien que la preuve criminelle fût bien cachée, Doris exigerait sans doute des explications, et, après un avant-midi déjà trop mouvementé, je ne me trouvai guère à la hauteur de continuer à voiler notre escapade récente. Je décidai de tout simplement me retirer de toute l’affaire. Avant que Doris puisse revendiquer une explication des taches rouges, je m’excusai précipitamment en disant que j’avais des choses à faire dans ma chambre et je montai l’escalier tout en m’assurant de piler sur la cire suspecte. Mes carottes étaient bel et bien cuites.
– Maison en feu! –
Une fois au haut de l’escalier, une mauvaise surprise m’attendait. Un véritable nuage de boucane noire remplissait tout l’étage supérieur de la maison. Je ne voyais rien devant moi. Paralysé de terreur, je ne pus parler, encore moins crier. La main encore sur le pilastre de l’escalier, je me suis mis à trembler et enfin, à tousser. Mon étouffement fut un bien pour un mal, car il me permit de me secouer du mutisme imposé et, en descendant l’escalier à reculons, j’ai réussi à crier « Feu! Feu! La maison est en feu! »
Doris me rejoignit au premier palier de l’escalier et me tira par le dos de ma chemise jusqu’en bas. Entrelacées avec quelques oh mon Dieu, ses directives nous commandèrent de nous rendre au sous-sol où nous devions trouver nos manteaux et nos bottes et sortir de la maison le plus vite possible. Une fois dehors, nous devions trouver nos frères pour les avertir de ce qui se passait. Ma sœur se mit à hurler et je dus prendre en charge l’évacuation. Entre-temps, Doris alla chercher la vadrouille derrière la porte de la cuisine et se précipita vers l’escalier, vadrouille dans une main et dans l’autre un torchon qu’elle utilisait pour couvrir sa bouche et son nez. Elle m’impressionna, jamais je n’avais vu une femme aussi courageuse qu’à ce moment là. Je ne compris pas tout à fait ce qu’elle voulait faire avec sa vadrouille, mais je déduisis que ce n’était pas pour nettoyer. Nous perdîmes Doris de vue dans la boucane qui, depuis sa découverte, avait déjà commencé sa descente au bas de l’escalier.
Les deux mains serrées sur ses épaules tremblantes, j’ai dirigé ma petite sœur vers les escaliers du sous-sol. Stupéfiée par le drame qui se passait, je la laissai verser ses larmes, car son braillement était à ce moment là le moindre de mes soucis. Une fois au sous-sol, je l’aidai à emmancher son manteau d’hiver pour ensuite la diriger à aller chercher ses bottes. Quelques instants plus tard après avoir à mon tour enfilé ma grosse parka d’hiver, des cris de terreur de la benjamine me firent sursauter :
- J’trouve pas mes bottes! J’trouve pas mes bottes!
- Comment ça tu ne trouves pas tes bottes? Y doivent être à quekpart tes bottes!
- Non, non, j’trouve pas mes bottes, je veux mes bottes!
Après quelques instants de recherche infructueuse, je lui ai offert les vieilles bottes de ma mère en lui ordonnant de les mettre.
- Non, non, j’veux mes bottes! Elle hurla.
- Ben voyons donc, qu’est-ce que ça peut bien faire, tes bottes ou les bottes de maman? Déniaise!
- Non, j’veux mes bottes. J’ai promis à papa que j’alla jama aller dehors sans mes bottes. J’veux mes bottes.
Doris réapparue dans l’escalier du sous-sol, en criant :
- Qu’est-ce que vous faites encore icite? Sortez toute d’suite!
Pleurant à grands sanglots, ma sœur hurla :
- Mes bottes, mes bottes, j’trouve pas mes bottes!
J’ai essayé de lui dire aussi, calmement, que l'on pouvait, pour cette fois seulement, mettre les bottes de papa et de maman et qu'on s’en irait dehors trouver nos frères… Mais non, il n’y avait rien à faire. Elle était évidemment abasourdie par le grand désarroi de ses saudites bottes égarées!
- Alors, tu veux brûler ici dans la maison ou bien tu sors avec moi?
Cette question ne semblait pas avoir allégé la situation. Au contraire, elle suscita davantage de hurlements plus forts tout en dévoilant plus précisément ce qui tracassait davantage la pauvre petite. À sa chanson de « je veux mes bottes », elle ajouta un autre couplet de « je n’veux pas aller en enfer ».
J’ai vite compris ce qui se passait dans la petite tête de ma sœur. Nous ne pouvions pas sortir de la maison sans nos bottes d’hiver, car nos parents nous l’avaient bien dit. Quoi faire de ce dilemme provenant de la tête innocente de cette naïve petite? Elle devait choisir de sortir de la maison sans ses propres bottes et par conséquent, désobéir à nos parents, ou bien sombrer dans les flammes du brasier de notre maison brûlante. De toute façon, la conséquence des deux choix était la même : se faire ravager par les flammes de la maison en feu, ou bien brûler en enfer pour avoir désobéi à nos parents.
La petite n’étant devenue rien de moins qu’un cas désespéré, j’en avais maintenant pitié. Tendrement, je lui ai enfoncé une tuque sur la tête et j’ai boutonné son manteau afin de bien l’emmitoufler pour le froid mordant qui nous attendait à l’extérieur. Elle se calma. Je la dirigeai doucement vers la grosse malle bleue de mon père et je lui dis de s’asseoir. Tout en lui enfilant les bottes d’hiver de ma mère et en la regardant dans le blanc de ses yeux rouges de larmes, je la rassure en lui chuchotant : Suis-moi, OK? Je te protégerai contre le feu, OK?
Elle continua ses pleurs et son ronchonnement tremblant, mais heureusement son sempiternel braillage de « je veux mes bottes » mêlé avec « je ne veux pas aller en enfer » s’est adouci de plusieurs crans, et enfin, moins énervant. J’ai compris que tout cet évènement dépassait la gamine et à cet instant, je l’ai serrée dans mes bras et je lui ai dit doucement :
- Ne pleure pas petite sœur, je te protégerai.
Cette rare douceur empathique de ma part m’a surpris, mais pas pour longtemps. Ce bref moment de sollicitude envers ma petite sœur braillarde fut brisé par les cris de Doris en haut de l’escalier :
- Vite, vite, il faut sortir!
Nous sommes sortis de la maison main dans la main, Doris nous poussant doucement dans le dos.
– Sauvés des flammes –
Nous sommes sortis juste à temps pour voir la file de voitures descendre le chemin en trombe pour ensuite se garer en rangées ordonnées devant la maison. On se serait cru au ciné-parc Pembina, l’écran géant étant notre maison qui crachait de la grosse boucane noire de ses fenêtres au deuxième étage. Il faut croire que tout le village avait répondu à l’appel sonné par Arlette, sœur de Doris, qui travaillait comme standardiste téléphonique au village. Quelle chance! Arlette avait branché tous les fils dans son panneau et, en appuyant le bouton all call, avait crié :
« Feu chez Ti’mon, au secours, feu chez Ti’mon ».
Comme de véritables fourmis sortant de leur fourmilière lorsqu’on les dérange, les hommes ont vite sauté de leurs voitures. Chaudières à la main, ils se sont précipités pour organiser une file indienne du puits d’eau près de l’étable jusqu’à la maison, et jusqu’en haut de l’échelle à l’une des fenêtres de la chambre à coucher de mes parents d’où s’échappait de la boucane noire. De cette fumée effrayante nous pouvions apercevoir un brave homme qui était monté dans la chambre, et juché à l’épicentre du sinistre spectacle, recevait les chaudières d’eau et disparaissait de nouveau dans la boucane épaisse pour y revenir quelques secondes plus tard avec une chaudière vide pour en reprendre une autre.
J’étais fort impressionné par la scène qui se déroulait devant nos yeux. Tous les hommes du village s’affairaient sans relâche à trouver et à éteindre les flammes, tandis que leurs épouses se réfugiaient dans quelques voitures, avec les moteurs qui tournent au ralenti, afin de rester à l’abri du froid sauvage de la journée. Ma sœur et moi étions bien raides et plantés à côté du poteau d’Hydro dans la cour, assez loin pour ne pas être dans le chemin de ces vaillants sauveteurs, mais aussi assez près pour ressentir l’air paniquard qu’imposait le drame devant nous. Ma sœur continua toujours à brailler, son pleurnichement doté de gros sanglots intermittents de « Je n’veux pas aller en enfer!», tandis que moi, j’étais plutôt transpercé par le froid glacial ainsi que la pagaille spectaculaire qui se jouait dans la cour. C’était à la fois éclatant et effrayant.
Ma stupéfaction fut soudainement interrompue lorsque j’ai ressenti deux mains se poser sur mes épaules et une voix douce qui dit :
- Venez avec nous les enfants.
C’était Mᵐᵉ Girouard et sa fille Denise. Mᵐᵉ Girouard était une bonne amie de ma mère. Toujours sidérés par l’ampleur de l’évènement actuel, nous nous tournâmes vers ces deux dames qui nous enveloppèrent de leurs bras et nous déclouèrent de notre socle de neige à côté du poteau d’Hydro. Elles nous dirigèrent vers les files de voitures.
- Ousse qu’on s’en va? Je demandai.
- On va aller se réchauffer dans la voiture, répondit Denise.
– L’incendie vaincu –
Même avant de retrouver l’intérieur réchauffé de la voiture des Girouard, les bras protecteurs de ces deux anges gardiens constituaient une évasion fort appréciée nous permettant de nous échapper de ce froid bleu du 30 janvier. Une fois rendus dans la voiture, recroquevillés dans le siège arrière comme deux petits chats blottis dans les pailles chaleureuses de l’étable, nous nous rassasions du dorlotement de Mᵐᵉ Girouard et de sa fille. Denise nous enveloppa dans une grosse couverture moelleuse et chaude et essuya la morve gelée du nez de ma sœur, tandis que sa mère nous servit un chocolat chaud qu’elle versa d’une grosse thermos jaune.
Finalement, ma sœur mit fin à son cantique de bottes et d’enfer. La chaleur de la voiture et le chocolat chaud la calmèrent, bien qu’elle continuât à chigner. Je n’étais pas sûr de ce dont elle bredouillait, mais je soupçonnais que ça devait sans doute avoir affaire avec ses bottes et l’enfer. Éventuellement, elle semblait vouloir s’endormir, emmitoufler dans sa couverture douillette tandis que moi j’étais trop électrisé d’adrénaline par le drame familial et catastrophique qui continuait à se jouer devant mes yeux. Même le chocolat chaud ne réussissait pas à m’apaiser.
Mᵐᵉ Girouard et sa fille sont sorties momentanément de la voiture pour aller parler avec des femmes qui s’étaient ramassées près de notre voiture. Je ne sais pas de quoi elles parlaient, mais souvent elles se tournèrent vers nous. J’ai vite secoué ma sœur de sa somnolence pour lui expliquer qu’il était mieux de ne pas parler à personne de notre tentative de wiener roast… du moins jusqu’à tant que j’aille le temps de trouver du sens à toute cette affaire, et que je puisse arriver avec une explication qui pourrait nous éviter beaucoup de chagrin, à elle autant qu’à moi. La petite marmotta quelque chose dans son demi-sommeil pour ensuite s’assoupir de nouveau dans le pays des rêves.
Mᵐᵉ Girouard est revenue à la voiture pour s’y glisser derrière le volant. Elle se tourna vers nous et frôla délicatement sa main sur la joue de ma sœur endormie en chuchotant :
- La pauvre petite, elle est épuisée, laissons-la dormir.
Elle se tourna vers moi et m’annonça que Mᵐᵉ Brémaud avait réussi à communiquer avec mes parents et qu’ils étaient en route de retour de Winnipeg. Ils nous rejoindront chez elle. Elle démarra la voiture et nous quittions les lieux, le silence dans la voiture accentué par le crissement des pneus sur la neige damée ainsi que la cacophonie assourdie d’un village entier en train d’éteindre un feu.
En fin de compte, les braves villageois ont vaincu l’incendie. Nous, les sinistrés, nous nous sommes retrouvés chez les Girouard pour la nuit. Mes parents se sont joints à nous en soirée et, bien entendu, il eut beaucoup de caresses et de becs de la part de ma mère qui pleurait à n’en plus finir. Ce soir-là, je n’arrivai pas à m’endormir. Dans la noirceur de ma chambre et de mon lit transitoire, j’étais très seul à réfléchir aux évènements bouleversants de cette journée mouvementée et sombre. Ma nuit blanche s’est passée à écouter et à discerner le murmure des conversations des adultes dans la cuisine en bas de l’escalier, tout en contemplant comment j’allais me sortir de ce sale pétrin.
Madame Kennedy et moi
Mon grand frère avait récemment reçu une carabine comme cadeau de fête. Mon père jugeait qu’à 16 ans, un garçon avait atteint l’âge de raison lui permettant de manier un fusil avec la prudence et la sagesse qui lui était dû. Il nous répétait souvent « Le fusil est un jouet pour les hommes, cependant il faut savoir s’en servir comme un homme. »
Un samedi après-midi, mon frère pratiquait sa visée en tirant sur des rangées de bouteilles de bière qu’il avait alignées sur une souche d’arbre. Moi, je me contentais de tout simplement le regarder tirer, sans aucun espoir qu’il me laisserait à mon tour prendre le fusil. Après tout, les cinq années qui nous séparaient me plaçaient très loin de l’âge de raison.
Tout à coup, nous entendîmes un voilier d’oies sauvages en pleine migration automnale vers le sud. Sans même y penser deux fois, mon frère laissa les bouteilles, leva le fusil vers les bernaches, et tira. Sa visée fut juste, une oie s’échappa du groupe et tomba.
Muet sous le choc, je regardai la chute libre de l’oiseau qui se termina avec quelques craquements de branches pour enfin atterrir quelque part dans les bois. Encore stupéfié par cet assassinat et cherchant des explications pour ce meurtre inutile et surtout barbare, je m’approchai de mon frère. C’était sans aucun doute un de ces accidents insensés auxquels mes tantes Pierrette et Olindine nous sermonnaient sans relâche lors de leurs trop fréquentes visites chez nous. Celles-ci, grandes dispensatrices de commérage, avaient beau dire que la jeunesse d’aujourd’hui souffrait d’une pénurie de bon sens et par conséquent, agissait souvent sans réfléchir. Ces vieilles dames de droiture incarnée partageaient sans cesse leur nostalgie du « bon vieux temps » où ce comportement écervelé de la jeunesse n’existait pas. Lorsque nous subissions la malchance d’être en compagnie de ces vieilles pies, nous devions, depuis toujours, forcément écouter leur chialage sur notre monde, autrement civilisé, qui était actuellement rendu inculte et même grossier.
Avant que j’aie eu la chance d’ouvrir la bouche, mon frère se tourna vers moi et avec un léger sourire aux coins des lèvres, il me dit — « Ah! J’en ai eu un! »
La combinaison paradoxale que firent ses paroles et son sourire m’effraya le plus. C’est à ce moment-là que je réalisai que les émotions que nous éprouvâmes étaient à la fois très différentes et absolument incompatibles. Certes, nous étions frères, mais ce jour-là, nous n’étions guère du même acabit.
Je laissai le lieu du crime et courus dans la direction où l’oiseau était tombé. Je le trouvai sans trop chercher, couché dans un lit de feuilles jaunes et sèches. Je le ramassai lentement et son corps flasque dégageait encore la chaleur de la vie perdue. Je pleurai. Après avoir enterré la victime au même endroit où elle était tombée, je quittai les bois pour aller m’enfermer dans ma chambre.
Là, seul, durant quelques heures, j’étais disposé à me mesurer avec les émotions de tristesse et de bouleversement qui m’envahissaient — triste de la perte de l’oiseau, dégoûté de la sauvagerie de cet acte insensé qui ne servirait qu’à confirmer l’épithète injurieuse appliquée à ma génération par mes pètesec de vieilles tantes.
Un mois plus tard, je dus revivre ces émotions de frayeur et de tristesse. Dans une ville américaine loin de chez nous, un autre oiseau perdit la vie en raison d’un homme armé de ce même jouet mortel que possédait toujours mon frère. Cette fois-ci, je pus partager le deuil avec le monde entier. Cette troisième fin de semaine du mois de novembre, je restai stoïquement cloué devant la télévision. Pour moi, ces funérailles présidentielles représentaient non seulement l’enterrement d’un homme qui a été abattu, mais également le témoignage d’une mutilation volontaire que l’être humain s’était infligée par son insensibilité croissante et ses valeurs rétrécissant.
Au son des tambours étouffés du cortège funèbre et des murmures incrédules de ma mère qui ne cessait de répéter « C’étu effrayant ! », j’essayai d’intégrer l’énormité du spectacle lugubre qui se déroulait devant moi. Le visage affligé et tragique de la veuve m’impressionna et j’osai même croire que je fus en mesure de saisir son chagrin. L’incident de l’oiseau tué par mon frère le mois passé me le permettait.
Avec le temps, je pus me réconcilier avec mon frère. L’estime qu’un frérot peut avoir pour son aîné fut rétablie. Cependant, depuis ce fameux samedi après-midi d’octobre ce fut clair que mon frère et moi, nous n’étions pas de la même trempe. Nous venions de deux mondes à part, le mien était réservé pour Madame Kennedy et moi.
Un Noël en août
– Le Red River Ex –
Le cliquetis du tourniquet d’entrée annonça mon arrivée. Je réalisai immédiatement que je me retrouvais au seuil d’une des plus grandes aventures que la vie sur cette terre proposait à ceux qui osaient chercher à mettre un peu de piquant à leur sotte existence. À perte de vue, le Red River Ex s’étendait devant moi — une vaste brochette de couleurs et de vacarme, de lumières et d’odeurs, de spectacles et de manèges, le tout entremêlé dans une foultitude écrasante. Cette mixture excitante m’exhortait et s’apprêtait à m’enlacer. Mon chanceux de frère, déjà à sa troisième année consécutive à visiter cette merveilleuse exposition, m’en avait souvent parlé, alors ma visite inaugurale était des plus planifiées. La journée s’annonçait bien; il n’était que dix heures du matin et déjà, il faisait chaud et ça puait.
L’importance du moment justifiait la fébrilité qui me consomma ainsi que l’anxiété qui m’agrippa. Est-ce que je saurai pleinement apprécier cet apogée de bonheur qui se déployait devant moi? Après tout, à la tombée de ma première décennie sur cette terre, je n’étais qu’un jeune simplet de la ferme, un pauvre innocent, extrêmement susceptible à me faire enfirouâper par toutes les perversions que cette aventure me promettait. Je ne pouvais pas demander mieux.
Mon ami Antoine m'accompagna. D’après les filles du village, Antoine était laid et épais. Ces sottes filles étaient tout simplement incapables d’apprécier le summum de répugnance excentrique que pouvait représenter Antoine. Détenteur d'une corpulence fort importante, Antoine possédait des habitudes alimentaires des plus dégoûtantes. Lorsqu’Antoine mangeait, un véritable spectacle de cirque se déroulait, un peu comme faire le train dans la soue à cochons quand les cochons ont très faim. L'affouragement de ce gros bonhomme représentait une aubade sonore autant qu'une affaire gastronomique. La quantité de sa consommation était également époustouflante. Son estomac de plomb semblait accepter tout, des cœurs de pommes autant que les pelures d'orange. Ce véritable omnivore était réputé d'avoir même mangé tout rond, après un défi lancé par son grand frère, le hamster de sa sœur. En conséquence, les filles du village l’avaient baptisé Cochon et Antoine portait bien son sobriquet, et il en était même fier. Pour moi, la grossièreté absolue de ce gros motton de p’tit bonhomme me fascinait et, en effet, c'est justement ce trait exceptionnel qui faisait de lui un des individus les plus intéressants de tout mon entourage d'amis. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'avais choisi Antoine pour m'accompagner à mon initiation au Red River Ex, et ainsi que le fait qu’il avait plus d'argent que moi.
Ce jour-là, nous étions des invités spéciaux. Cette journée à la foire avait été désignée le Jour des 4-H, c’est-à-dire une journée où tous les jeunes fermiers en herbe venaient en ville pour étaler leurs plus belles tomates et vanter leurs plus beaux bétails. À noter que nous, les gars de la campagne, n’avions que deux choix de clubs dans lesquels nous pouvions adhérer durant nos années formatrices. Les enfants de chœur étaient l’un de ces groupes. Cependant, il est sans dire que faire corps avec cet illustre groupe de jeunes et futurs piliers de la foi n’était point un choix, mais une obligation. Notre adhésion était plus ou moins forcée par les efforts collectifs de recrutement de nos parents, des Sœurs et, bien entendu, du racoleur en chef, Monsieur le Curé.
L’autre mouvement auquel nous pouvions nous joindre était celui du Club 4-H. Mandaté pour nous éduquer aux meilleures pratiques agricoles, ce groupe s’était aussi donné comme mission de promouvoir les bonnes mœurs chez la jeunesse fermière. Quoique, dans ma naïveté enfantine, je n’arrivais guère à voir le rapport entre ma bonne morale sociale et mes habiletés de bien sarcler mon jardin, j’avais tout de même choisi de devenir membre des 4‑H. L’adhésion à cette association donnait droit à une entrée gratuite au Red River Ex, un privilège incontestablement des plus alléchants. En effet, cette carotte de recrutement représentait l’unique raison pour laquelle Antoine et moi faisions partie des 4-H. Malheureusement, l’état pitoyable de nos jardins était un flagrant témoin de notre fausse aspiration à devenir de bons fermiers.
– Les manèges –
L’itinéraire que je nous avais planifié demandait que notre aventure foraine commence aux jeux d’anneaux. Là, durant ses trois visites antérieures, mon frère avait réussi à gagner de gros cendriers noirs en céramique en forme de deux mains en coupe. De toute beauté! L’un d’eux avait même mérité une place d’honneur sur le téléviseur chez nous, entre la statue du Sacré-Cœur de grand-mère et la panthère noire de ma tante Aline. Les deux autres, pour l’instant, se retrouvèrent bien rangés dans l’armoire de ma mère, destinés un jour à devenir des cadeaux à de chanceux récepteurs.
Mon frère m’avait bien averti que ce jeu d’anneaux était fort probablement le seul endroit dans tout le champ de foire où la chance se plaçait apparemment du côté du joueur. Il fallait tout d’abord être prudent et convoiter seulement les choses certaines. Il était encore tôt et notre aventure avait tout juste commencé.
Mais hélas, nous nous fîmes embusquer. En route pour les anneaux, un aboyeur nous contraignit à lancer des fléchettes sur ses ballons. Faire éclater trois de celles-ci nous méritait un gros lapin rose en peluche, quasiment aussi grand que ma petite sœur. Ce lapin représentait sans doute un trophée des plus convoités. Quinze fléchettes et trois dollars plus tard seulement, notre confiance avait subit un dégonflement. Ça avait pourtant l’air facile, mais, nous dûmes quitter la baraque des ballons, la mine basse, désolés du fait que je n’avais pas réussi à augmenter la réserve de cadeaux de ma mère. Antoine n’arrêta pas de remuer le couteau dans la plaie avec ses maintes remontrances « Ouais, j’te dis qu’on sé faite fourrer là nous autres avec ses maudites balounes. As-tu vu comment y s’enl'va du ch'min quand la fléchette arriva? Y’éta b'en trop épaisses. » Toute cette autoréprobation commença à me tomber sur les nerfs et avant qu’Antoine se glisse complètement dans une dépression à n’en plus finir, je suggérai que nous laissions ces jeux tricheurs et que nous nous dirigions vers le cœur de la foire, les manèges.
Je n’avais jamais embarqué dans des manèges, mais mon frère m’en avait beaucoup parlé. J’avais déjà accepté le fait que ma grande civilité ne me permettrait guère de pleinement apprécier à leur juste valeur ces machines brutales. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi quelqu’un voudrait aller se faire brasser dans un de ces appareils infernaux. Mais enfin, une visite au Red River Ex ne serait pas complète sans quelques tours en machines. En plus, mon gros compagnon, encore dépressif après l’échec des ballons, avait besoin de se faire remonter le moral. Je décidai que de se faire brasser la bedaine dans l’un de ces manèges était sans doute exactement ce qu’il lui fallait.
Notre périple vertigineux débuta avec deux girations dans I'OCTOPUS, qui enfin n’était pas trop pire. Un tour dans la grande roue fut suite, pour après finir dans le bateau-balançoire renversable, où, comme prévu, je perdis mon déjeuner — une fine pulvérisation d’œufs, de toasts, de bacon, de confiture et le tout arrosé avec du jus d’orange. Ma mère s’était assurée que j’avais bien mangé avant d’entreprendre mon voyage en ville. Ça m’avait semblé une bonne idée plus tôt ce matin. Je vacillai aux toilettes les plus proches où je vomis de nouveau. Le sympathique Antoine me suivit, me réconfortant à sa façon propre à lui, c’est-à-dire en répétant qu’il n’était pas venu passer la journée au Red River Ex pour me voir renvoyer toute la journée. Finalement, lorsque j’étais convaincu que mon épreuve vomique était terminée et que mon estomac était bel et bien vacant, je me suis fourré la tête sous le robinet du lavabo, douchant mes cheveux en brosse pour enfin donner à ma tête la texture d’une balle de tennis mouillée. Encore la mine grise et maladive, je décidai de laisser Antoine continuer son brassage en machine, mais cette fois-ci, en solo.
– Les cochons et les vaches –
J’attendis Antoine à côté du stand où un charlatan qui parlait trop vite démontrait la nécessité absolue de se procurer un Veg‑O‑Matic. Je fus impressionné par son baratin et convaincu que ce gadget à tout faire était véritablement indispensable dans la cuisine de ma mère. Malheureusement, mes finances ne me permettaient pas que j’investisse dans un Veg‑O‑Matic, du moins, pas cette année.
Après une demi-heure, Antoine réapparut, muni de barbe à papa rose dans une main et d’un sac de maïs soufflé bleu dans l’autre. Son allure avait aussi changé; une longue tache de moutarde fraîche lui décorait le coin du menton et son t-shirt blanc, toujours trop petit pour complètement lui cacher la bedaine, avait été maculé de ketchup rouge. C’était assez pour me faire lever le cœur. Antoine me confia qu’il avait eu un petit creux durant notre courte séparation et qu’il avait réussi à se rassasier en mangeant deux hot dogs et des frites entre une trémulation dans les montagnes russes et une brassée dans le Zipper.
C’était le temps de faire le bilan de nos finances. Nous vidions nos poches pour compter l’argent qui nous restait. À notre arrivée ce matin, Antoine se vantait d’avoir 9,35 $. Moi j’en avais 8,36 $. Nos richesses représentaient des heures à sillonner les fossés bordant le grand chemin 75, ramassant les bouteilles jetées par les passants, ceux-ci trop pressés ou déjà assez riches pour ignorer le fait que chaque bouteille pouvait rapporter 2 sous. Il me restait 6,50 $. Antoine avait presque tout investi dans le rassasiement de sa gloutonnerie. Le dénuement de la trésorerie de mon collègue m’inquiéta, car les quelques heures qui nous restaient dans cette journée comprendraient inévitablement quelques boulimies de mon pauvre camarade fauché. Je frémis à la pensée d’Antoine crevant de faim. Sa mistoufle nécessiterait sans doute qu’il vienne pêcher dans mes économies et je n’avais aucune intention de dépenser mon argent à engraisser ce gros tas. Il était temps pour un intermède qui ne taxerait plus nos réserves. Enfin, nous décidions de nous diriger vers les divertissements gratuits et plates : les étables à bestiaux.
Il faut tout de même avouer que ce merdier de vaches, de chevaux, de moutons et de chèvres avait son propre cachet intéressant et culturel. Antoine aimait surtout voir chier les vaches. Aux portes mêmes de ces vastes écuries, l’odeur lourde et particulière assaillit nos narines. Une fois à l’intérieur, cette moisissure nauséabonde de fumier imprégnait tous les pores de la peau. C’était assez pour émoustiller n’importe qui. Du moins, Antoine trouvait tout cela bien excitant.
Nous admirions surtout les cochons. Leur allure à la fois épaisse et indépendante nous faisait rire. Cependant, notre attention aux cochons fut divergée vers un gros cheval, ou plutôt vers l’énorme érection de celui-ci. L’emmanchement de cet étalon représentait un spectacle en lui-même. Les mamans pressaient leurs enfants à passer aux canards; les hommes ricanaient en faisant des commentaires que nous n’étions point en mesure de pleinement comprendre et apprécier. Quand personne ne regardait, Antoine garrocha une cocotte de bois sur le membre en saillie. Son projectile manqua la cible. L’attentat fut témoigné par un des gardiens et conséquemment, notre départ plutôt précoce des étables fut réclamé par celui-ci.
– Crevés, mais comblés –
Nous retournions au cœur de la foire où la foule de ce matin semblait avoir enflé et épaissi. L’état maigre des états financiers d’Antoine exigeait que nous restions plutôt en coulisses. Ça faisait bien mon affaire. Notre abstention imposée me permettrait davantage d’exercer à plein mes qualités analytiques de la foultitude intéressante dans laquelle je m’étais plongé. Ici, devant moi j’avais un véritable festin de particularités et de sensations analysables.
En haut de ma liste se trouvaient les pickpockets. Ces salauds avaient tous l’air pareil : tous grands, maigrichons, cure-dent au coin de la lèvre droite, toujours adossé contre un mur ou un poteau de quelques sortes, tous experts à faire craquer les articulations de leurs doigts. En plus, ils ne portaient jamais de bagues, autrement celles-ci risqueraient de s’accrocher à l'intérieur des poches de leurs innocentes victimes. Dans l’espace d’une dizaine de minutes, Antoine et moi en avions repéré 122. Cela nous fit un peu peur, peur de se faire voler nos rogatons d’économies contre ces vautours voleurs.
C’était plutôt inquiétant, au point où nous devions prendre des mesures sérieuses et assez drastiques afin de nous protéger. Donc, mon argent fut transféré de ma poche arrière à ma poche gauche du devant de mon pantalon. En plus, afin de rendre cet argent quasiment inaccessible, Antoine me prêta son mouchoir, une guenille rendue des plus dégueulasses après des semaines de maints éternuements et de maintes décharges visqueuses. Ce mouchoir servirait comme bouchon abritant l’argent au fond de ma poche contre l’infiltration des doigts sournois du piqueur-bandit. En plus, ce bouchon morveux agirait comme garde contre mes propres faiblesses prodigues. Bien que celles-ci soient plutôt rares, il fallait tout de même y penser deux fois avant de se mettre la main dans ma poche bancaire.
Il était très probable que l’assaillante et constante panoplie de bruits et de couleurs que nous avions éprouvée au cours de la matinée avait engourdi nos sens, car la fin de l’après-midi se déroula avec ce qui nous semblait moins d’énervement. Les dernières heures au Red River Ex furent passées aux petites grues de cinq sous. Ces Nickel Diggers nous offraient une occasion de nous rédimer le moral tant abîmé par les pertes de ce matin. Mais hélas, la chance n’était pas de notre côté! J’étais à mon dix-septième cinq sous quand Antoine se mit à beugler qu’il avait faim.
Après avoir jeûné pendant plus de deux heures, un record qu’il n’espérait jamais être obligé de battre, il me supplia de lui prêter 1,50 $ afin qu’il puisse s’acheter un hamburger. D’après lui, ce hamburger vivifiant lui était absolument vital et s’il ne mangeait pas bientôt, il perdrait connaissance et je serais obligé de le charrier sur le dos jusqu’au stationnement. Cette image de moi en train de transbahuter ce gros bétail lourd à travers le parc agit comme un débloqueur efficace et immédiat dans le retrait de ce 1,50 $ de ses ténèbres sombres de ma poche de pantalon. Antoine acheta son hamburger et se le bourra d’un seul coup dans la bouche. Sa gloutonnerie l’obligea à respirer par le nez, un tour de force fort impressionnant d’après moi. Finalement, l’engouffrement du hamburger, et surtout la vitesse épatante à laquelle ce sandwich fut dévoré, représentait en lui-même un spectacle à couper le souffle. J’étais non seulement impressionné, mais aussi récompensé en sorte du prêt sûrement défaillant que je venais d’accorder à Antoine pour l’achat de son hamburger.
À la fin de la journée, nous quittions le parc forain, crevés mais comblés. J’avais un mal de tête, Antoine se plaignait d’un mal d’estomac, et nous n’avions plus d’argent. Mais enfin, encaissée pour toujours dans nos archives personnelles, cette chronique d’une journée merveilleuse, quasi surnaturelle, se rangeait pour longtemps parmi les souvenirs les plus souvent racontés. Du moins, nous en parlerions sûrement au déjeuner le lendemain matin. Ce fut une belle journée pour moi, cette première visite au Red River Ex. Un véritable Noël en août.
La traversée
– Bonnes questions –
Ses cris amortis par les vagues et le vent se rendaient tout de même à moi. Nu comme un ver et dans l’eau jusqu’aux genoux, Normand agitait frénétiquement ses bras dans les airs, une tentative désespérée de dérailler mon trajet vers la mort. Derrière lui, je perçus mon frère statufié. Ils avaient tous deux réussi à rejoindre le rocher de l’autre côté de la rivière. Même avec le courant particulièrement fort dans ce tournant, mes deux copains de nage avaient vaincu la traversée. Mais moi, il semblait que non, du moins pas encore. Ma traversée malaisée semblait vouée à l’échec. Je serais le seul à ne pas rejoindre ce rocher, la cible de notre destination à nous trois, il n’y avait qu’une dizaine de minutes de cela.
Contrairement à Normand qui s’éventait à tout casser sur le bord de la rivière, Jacques ne bougeait toujours pas. Malgré ma vision embrouillée par les eaux sales et brunes, j’arrivais à entrapercevoir son visage assombri qui reflétait une mine crue de terreur. C’est seulement à cet instant, lorsque j’ai perçu l’angoisse qui se dessinait sur sa figure, que j’ai eu peur. Je me sentis effrayé pour la première fois depuis le début de cette mésaventure. Je ressentais mon sang figé dans mes veines et l’irrigation de mon organisme semblait avoir cessé.
La lecture facile des yeux de Jacques dévoilait ses pensées. C’était de sa faute. C’était lui qui avait initié son petit frère à la baignade dans cette maudite rivière. C’était lui, le mois dernier, qui m’avait convaincu que ce couloir d’eaux brunes nous offrait une trempette fraîche et essentielle à la survie, face à ces chaleurs accablantes et suffocantes de l’été manitobain. Cet après-midi cuisant où la chaleur embrouillait l’horizon jusqu’à vaporiser au lointain les autos sur la 75, Jacques m’avait introduit à l’oasis qu’était ce fleuve. C’est vrai qu’il m’avait bien averti des dangers et que nous devions bien penser à notre affaire si nous voulions vaincre cette première tentative de traverser à la nage ces eaux vives et agitées. Les défis de cette traversée périlleuse restaient néanmoins nombreux et étaient pour le moins préoccupants.
Mais enfin, les risques en valaient la peine, et nous avions réussi à penser à la façon de les surmonter. Le courant était fort et dangereux, mais nous étions de bons nageurs et le passage serait effectué dans un tournant moins large du cours d’eau. Les eaux étaient polluées et probablement toxiques, mais nous faisions attention à ne pas les avaler. Cependant, le plus grand obstacle que nous devions contourner afin de réaliser notre escapade dans les eaux de la rivière Rouge demeurait entre les mains du bon Dieu.
Depuis un mois, nous goûtions à ce fruit défendu, une saucette rafraîchissante dans la rivière. De toutes les interdictions imposées par notre chère mère, la baignade dans la rivière représentait la plus sérieuse. Cet acte illégal d’après les ordonnances maternelles n’était pas moindre qu’une grave désobéissance à nos parents qui sans aucun doute figurait au premier rang des péchés alléchant que le diable mettait constamment à notre disposition. Bien qu’à première vue, ces dangers paraissaient insurmontables, Jacques les avait vite balayés sous le tapis de la raison. La visite mensuelle au confessionnal essuierait cette tache vénielle de notre conscience.
Mais si la situation dans laquelle je me trouvais finit par ma disparition définitive de cette terre, je n’aurai pas l’occasion de me rendre au confessionnal. Aurais-je le temps d’entamer l’acte de contrition afin d’éponger ce petit péché et ainsi éviter un court séjour au purgatoire? Ce drame sera-t-il le dernier acte de ma vie sur terre? Le lendemain, allons-nous utiliser le passé en parlant de ce p’tit gamin banal du village qui s’était noyé dans la rivière, une histoire inachevée et tragique qui s’oublierait vite par tout le monde? Oui, ce furent de bonnes questions à me poser, mais hélas, peut-être un peu trop tard.
– Ne pleure pas maman –
Je ne touchais toujours pas le fond et le courant m’emportait de plus en plus loin du rocher. Mes deux compagnons avaient disparu de ma vue, même si les échos des cris affolés de Normand me rejoignirent toujours. Je sentis mes poumons vouloir éclater. Il ne me restait que deux choix : je respire, mes poumons font le plein de ces eaux brunes, et je meurs noyé. Ou, je laisse mes poumons éclater et je meurs asphyxié. Malgré le brouillamini d’émotions qui surgit en moi, je pus rester calme et la peur que j’avais sentie tantôt se dissipait de tout mon être.
Le pire cauchemar de ma mère était en train de se réaliser. Ma noyade perturberait sans doute le petit bonheur mondain qui mijote aux bords de la rivière. Je me laisse entraîner par le courant de la rivière et l’agressivité de ces eaux me semblait de plus en plus forte. Je n’ai que dix ans et ce puissant cours d’eau écourterait ma vie sur terre. Mon corps n’était plus qu’une carcasse fatiguée, mon esprit pas plus vaillant. Je ressentis une résignation sereine qui m’habitait lentement ainsi qu’une tentation toujours croissante de m’abandonner à ces eaux déchaînées. En même temps, je n’en revenais pas comment, en dépit de ce qui m’arrivait, je restais calme? Me voici aux frontières de la mort et ce passage au prochain destin ne semblait pas m’intimider. Je coulais, j’allais me noyer, j’allais mourir et, devant toute l’expérience, je gardais mon sang-froid. Cette grande équanimité chez moi me surprenait et j’arrivais même à voir percer une lueur d’ironie au sein de ce drame tragique. Mon père nous avait souvent dit que malgré ce qui pourrait nous arriver, nous devions toujours rester au-dessus de nos affaires. Pour un instant, une certaine fierté d’avoir mis en pratique l’évangile de mon père me caressa. L’air de panique m’entourait, mais je pus continuer à rester calme et serein, même analytique face à ce dénouement mortel.
La fatigue prit le dessus et je n’entendis que les battements de mon cœur. Mon abandon total aux eaux m’éloignait encore plus loin de mon frère et son ami. Je fermai les yeux. Je les gardai fermés, peut-être dans l’espoir que dans mon passage au quiétisme absolu qui m’attendait possiblement au ciel, je puisse en quelque sorte me séparer de la tragédie chaotique et personnelle qui se jouait autour de moi.
Malgré les yeux bien fermés, les visages de mes frères m’apparaissent. Un sentiment de compassion m’enveloppe d’un confort extrême et rassurant. Je vois apparaître aussi ma petite sœur, son air toujours curieux et innocent. Elle n’arrivera sûrement pas à comprendre où et pourquoi son grand frère est disparu des parages de son petit monde enfantin. Je les aime tous… et soudainement, ce bon et vague sentiment d’amour réconfortant est rompu par celui de culpabilité. Mon inévitable destin mortel les rendra sans doute tristes. Leur tristesse m’attriste. Et voilà, je vois ma mère et mon père. Ils sont devant mon cercueil. Ma mère pleure. Non, non, ne pleure pas maman.
Et soudainement, le trajet vers mon dernier repos est interrompu. Je sentis mes pieds frôler la boue meuble du fond de la rivière…