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Bonjour Jambon!

 

Mon premier travail comme monitrice de langue seconde est dans une grande école au centre-ville de Winnipeg. J’organise des activités ludiques pour donner un sens aux élèves de la 7ᵉ à la 12ᵉ année que le français peut être intéressant. Aujourd’hui, dans cette classe de 7ᵉ année, on regarde un court-métrage du Petit Chaperon rouge. Ensuite, je dessine une énorme grille à quinze cases au tableau noir, chaque case contenant un mot qui se trouve dans l’histoire. Le but de l’activité est d’apprendre le nouveau vocabulaire en dessinant l’image qui correspond à chacun des mots.  

Une fille se lève et vient dessiner un panier. Ensuite, un garçon se lève et dessine la forêt. Une autre dessine la grand-mère, etc. Un à un, les élèves se lèvent pour venir dessiner une image. D’après mon expérience avec les enfants dans les camps et sur les terrains de jeux, j’ai souvent constaté qu’on aime regarder quelqu’un d’autre dessiner. Ce groupe, souvent turbulent, est présentement tranquille et attentif. Il y a une quinzaine d’élèves dans la classe et quinze images à dessiner, alors en principe tout le monde aura son tour. 

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Cependant, Frank ne se lève pas. C’est un jeune grand et mince, plus âgé que les autres dans la classe, peu motivé par tout ce qui est « école » et encore moins motivé pour tout ce qui est français — un sujet qu’il considère n’ayant aucun rapport à son vécu.

Enfin, il ne reste qu’un seul mot qui n’a pas d’image — « jambon ». Dans la version du film visionné, le jambon est un des aliments dans le panier du Chaperon rouge. Personne n’est surpris que Frank ne 

se lève pas. Celui-ci ne participe à aucune activité de la classe. Une fille enthousiaste se porte volontaire pour dessiner le jambon. Elle fait de son mieux, mais abandonne et finit par effacer son gribouillage pour retourner à son siège. Trois autres élèves tentent leur chance sans réussir à leur satisfaction (ou à celle de la classe). 

Hmm… La classe se résigne à laisser une case vide. Le bavardage énervé et les commentaires désobligeants sur les essais successifs de jambons ratés sont interrompus par un grincement de chaise poussée agressivement sur le plancher dans la dernière rangée. Des regards étonnés suivent Frank qui se dirige vers le devant de la classe. Il prend une craie sur le bord du tableau comme un grand maître prendrait son pinceau. Les élèves redeviennent pieusement silencieux. Devant nos yeux apparaît le plus élégant et le plus succulent des jambons. Une réplique presque exacte de celui du film! 

Les ouahs, les ahs et les commentaires élogieux fusent face à l’irruption spontanée de ce chef d’œuvre. Le grand artiste retourne à son pupitre la tête haute, l’œil d’un vaillant conquérant. 

Quelques jours plus tard, je suis en route vers le laboratoire de langues après l’heure du midi. Le chef du département de français, M. Schroeder, un enseignant plutôt traditionnel et autoritaire, marche près de moi. Frank nous croise dans le couloir et je lui souris. Il m’adresse avec enthousiasme : « Bonjour, jambon! » Le chef du département se raidit et je sens qu’il est prêt à disputer cet élève pour son effronterie. Ajoutons ici que j’ai toujours été plutôt rondelette physiquement et M. Schroeder croit que cet élève m’insulte. Je m’empresse à répondre d’un ton également enthousiaste : « Bonjour Frank! ». J’adresse un sourire rassurant au chef du département et je lui explique plus tard l’origine de cette salutation originale. 

Je me réjouis, car je sais que ce sont sûrement les premiers mots en français que Frank ait dits de sa jeune vie, car ils collaient à son vécu et à notre relation. 

Récit de Janine Tougas

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