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Plusieurs d'entre nous avons en tête un enseignant ou une enseignante qui a marqué notre vie d'élève. Mais eux, ces éducateurs, de quels élèves se souviennent-ils? Quels sont, dans la multitude de jeunes qui ont défilé dans leur classe au fil des ans, ceux qui restent gravés dans leur mémoire et pour quelles raisons? Ils nous en parlent dans cette chronique, chacun à leur façon.

Table des matières

Rachid

 

À l’époque, je travaillais dans un EREA (Établissement régional d’enseignement adapté) avec des ados de 12 à 14 ans. Comme mes collègues professeurs dans les écoles, mon emploi du temps se partageait entre les périodes d’enseignement et les périodes d’éducation : activités culturelles ou sportives, surveillance durant les repas et la nuit.

Ce soir‑là, comme les autres fois où j’étais de service auprès de mes 27 jeunes garçons, le petit miracle avait eu lieu. J’avais éteint les lumières et le calme s’était installé quasi instantanément dans le grand dortoir aux allures de labyrinthe. Je faisais un dernier tour pour m’assurer que chacun était  bien dans son lit quand mon attention fut attirée vers le box de Rachid.

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Rachid était plein de vie et de malice, un grand sourire éclairait continuellement son beau visage. C’était un
petit plaisantin qui nous fatiguait parfois par son insatiable énergie, mais pour lequel nous avions
tous beaucoup de tendresse tant il dégageait
de vitalité et de gentillesse.

Mais ce soir-là, Rachid pleurait. Tout doucement.

 

M’enquérant des raisons de sa tristesse, il m’avoua avoir honte d’être arabe. Il avait honte de ses cheveux frisés, de sa peau olivâtre et souffrait des réflexions désagréables dont il était souvent victime.

 

Du mieux que je pus, je lui dis qu’il devait à tout jamais être fier de son apparence, fier de ses origines, fier de tout ce qui le caractérisait et que jamais il ne devrait envier quoi que ce soit aux petits franchouillards qui l’avaient blessé.

 

Rachid fut rassuré et apaisé, je crois, et put s’endormir.

 

Mais moi j’étais bouleversée, car les propos que je venais d’entendre faisaient écho à un autre chagrin d’enfant, celui de mon mari. Né en France de parents italiens, Didier ne s’était jamais demandé s’il était français tant cela lui semblait évident.

 

Certes son nom était à consonance italienne, il allait parfois l’été en vacances en Toscane visiter la famille, mais il avait toujours vécu en France, ne parlait que le français à la maison comme partout ailleurs et n’avait de culture et de valeurs que celles de la France. C’est pourquoi à l’âge de 9 ou 10 ans, quand un directeur d’école ouvrit brutalement la salle de classe où il se trouvait et lui reprocha vertement devant ses camarades d’avoir écrit sur une fiche de renseignements qu’il était français alors qu’il ne l’était pas, sa gêne se mêla à l’incompréhension, puis fit place à la colère face à cette humiliation dont il avait été victime et dont certains élèves s’emparèrent alors, le traitant régulièrement de rital ou de macaroni.

 

Ce n’est qu’à l’âge de 18 ans que mon mari obtint la nationalité française parallèlement à sa nationalité italienne. Il se sentait alors, je crois, à la fois français et italien.

 

Jusqu’au jour où une employée de préfecture lui retira définitivement l’envie d’être français. En effet, c’est avec un semblant de dégoût qu’elle lui demanda, alors qu’il souhaitait renouveler sa carte d’identité, si c’est bien par naturalisation qu’il était devenu français, signifiant clairement qu’il valait moins qu’un autre « français de souche ».

 

Depuis mon mari se sent italien, même s’il est fonctionnaire d’État et remplit tous ses devoirs de citoyen.

 

À tous les petits Rachid et autres, je présente mes excuses pour le mal qui leur a été fait par des Superdupont¹ au cœur sec et à la tête vide.

 

Pardon pour ces regards pleins de mépris, ces mots qui blessent et tuent parfois.

 

Ce pays qui est le mien n’existe que par la richesse et la diversité des peuples qui s’y sont installés. Comment certains ont-ils pu l’oublier? Comment peuvent-ils blesser des enfants, s’étonnant ensuite que ces enfants devenus adolescents rejettent leur pays de naissance?

 

Je voudrais que chaque enfant, chaque personne vivant dans ce pays qu’on dit être celui des droits de l’homme, se sente accueilli et respecté.

 

Et que nous soyons tous fiers et heureux de vivre en France.

¹ Superdupont est une série de bande dessinée française, parodie de super-anti-héros. Ce personnage est ultra-patriote, voire chauvin appartient à une sorte de mouvement sectaire et terroriste dont l'unique but est de détruire le « pays des Droits de l’homme ». (Source : Wikipédia)

L’auteure est enseignante auprès d’enfants en situation de handicap dans la région Grand Est, en Haute-Marne, France.

Note de l’éditrice : Cette histoire est un exemple de situations déplorables qui se retrouvent partout où il existe de l’intolérance due à la peur et à l’ignorance. Elle n'est certainement pas unique à la France.

Vous voulez nous parler d'un élève qui vous est resté en mémoire? Faites-nous parvenir votre texte, entre 400 et 800 mots à

editeur@magazinelenenuphar.com

Tous les textes sont révisés.

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jouions à des jeux en apprenant des mots ici et là. Je lui lançais la balle et, parce qu’il était en mouvement, il ne se rendait pas compte qu’on était en train de compter et de réciter l’alphabet en même temps! Il m’a expliqué une fois que l’école pour lui,

Amani

 

Avec plusieurs années à mon actif en tant qu’auxiliaire, j’ai beaucoup de belles histoires à raconter. Mais une histoire qui résonne pour moi est celle de l’arrivée d’Amani dans ma classe de maternelle en plein milieu de l’année scolaire. Sa famille venait de s’installer au Canada, il était jeune, sans connaissance de son nouveau milieu de vie, ni même de la langue française! Au tout début, j’ai appris à dire quelques mots clés dans sa langue et nous avons créé notre façon de communiquer, où les gestes étaient à l’honneur! Je consultais souvent une liste des principaux mots en swahili¹ servant aux échanges de base. Amani était très doux, il était sage et avait soif d’apprendre. J’ai abordé mon travail auprès de lui comme un petit défi, puisque c’était tout nouveau pour moi, et nous avons passé de très beaux mois à apprendre ensemble.

C’était un défi de commencer au tout début de l’apprentissage scolaire avec lui, et j’ai développé des stratégies pour l’aider dans son cheminement. Nous

dans son pays d’origine, c’était beaucoup plus actif que de demeurer assis comme dans notre école.

Je lui ai enseigné comment jouer à des sports d’ici qu’il ne connaissait pas comme le soccer (et comment ne pas toucher au ballon), le hockey et jouer à la tague. J’ai vitement réalisé qu’il adorait jouer au hockey!! J’ai donc utilisé ceci comme une de ses récompenses. Les temps de travail en classe étaient suivis de périodes de hockey dans un petit coin du gymnase. On s’adapte pour motiver!

C’était beau de voir sa réaction à l’arrivée de l’hiver et à tout ce que cette saison comporte de plaisirs! Quelle merveille!!

J’ai appris beaucoup de mon ami cette année-là! J’ai appris à être flexible et à modifier mes techniques d’enseignement pour m’adapter aux besoins des élèves. Avant la pandémie, il y avait de plus en plus de ces élèves venant d’ailleurs et ils nous arrivaient souvent sans beaucoup d’avis! À titre d’auxiliaire, chaque année est différente et on ne sait jamais à quoi s’attendre, mais quelles belles surprises nous sont offertes! Amani a changé d’école l’année suivante, mais encore aujourd’hui, je pense souvent à lui, et j’espère qu’il vit bien ses aventures dans sa nouvelle école! J’espère que lui aussi a appris de moi!

¹ Le swahili est parlé entre autres en Afrique de l'Est, notamment en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie, au Rwanda et au Burundi. (Source : Wikipédia)

L’auteure est auxiliaire dans une école urbaine de la DSFM (Division scolaire franco-manitobaine) à Winnipeg, au Manitoba, Canada, depuis 11 ans.

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Stella

 

Stella avait 13 ans quand je l’ai eue comme élève dans l’établissement où j’enseignais alors l’histoire. Elle avait de longs cheveux ondulés qui encadraient son petit visage triste, de grands yeux noisette qui ne souriaient jamais, une allure de petite vieille que les malheurs auraient fatiguée avant l’âge.

Stella était de ces élèves dont on parle peu en salle des profs, une bonne élève comme on dit, c’est-à-dire discrète, sérieuse… alors que tant d’autres captaient toute notre énergie et notre patience.

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Un jour, alors que tous les élèves s’apprêtaient à quitter le cours, je remarquai une tache de sang sur la chaise de Stella. J’allai rapidement vers elle, je posai fermement mes mains sur ses épaules afin qu’elle se rassoie et ne soit pas l’objet de remarques désagréables de la part des garçons plutôt moqueurs de sa classe. 

Nous avons fait disparaître le sang, je donnai quelques conseils à Stella et n’y pensai plus. Mais le mois suivant, Stella salit à nouveau sa chaise… je me fis plus précise dans mes explications, en parlai à mes collègues qui surveillaient son dortoir afin de l’aider à mieux gérer les contraintes de sa féminité naissante.

Les mois passèrent, Stella semblait avoir entendu nos conseils. Elle était par ailleurs de plus en plus sérieuse, de plus en plus grave, de plus en plus triste, de plus en plus lourde et repliée sur elle-même. 

C’est une collègue qui me fit remarquer qu’elle se tenait et marchait comme une femme enceinte. Nous prîmes alors conscience du drame qui se jouait sous nos yeux. Notre supérieure questionna longuement Stella, laquelle nia l’évidence. Non, elle n’avait pas de petit ami, non elle n’avait jamais eu de relations sexuelles, non elle ne pouvait pas être enceinte. 

Elle l’était pourtant. D’environ six mois.

Jamais elle ne nous a dit qui l’avait violée. C’est son petit frère qui a dénoncé leur père, ajoutant un peu plus d’horreur à la tristesse d’une grossesse précoce.

Stella a avorté. Elle n’a jamais parlé. Ni avant, ni pendant, ni après. 

J’ai eu honte de n’avoir rien vu, honte de ne pas avoir cherché davantage derrière ses silences et son regard perdu, mal de ne pas l’avoir aidée…

Stella doit avoir une trentaine d’années aujourd’hui. Je ne sais pas comment est sa vie, si elle a des enfants, si elle sourit parfois…

Je n’ai jamais oublié Stella.

 

L’auteure est enseignante auprès d’enfants en situation de handicap dans la région Grand Est, en Haute-Marne, France.
 

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Manuel

 

À 13 ans, il en paraissait à peine 10. 

Manuel était un petit gabarit, aussi fluet qu’il parlait fort, comme s’il voulait compenser son aspect malingre en faisant beaucoup de bruit. Il acceptait mal les contrariétés et se fâchait tout rouge pour le moindre mot de travers. D’ailleurs, même si on ne s’adressait pas à lui, il pouvait s’emporter, s’agiter dans tous les sens afin de marquer son perpétuel mécontentement. 

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Ça avait plutôt tendance à nous faire rire, ce gringalet qui s’énervait pour un oui ou un non et personne, pas plus ses camarades que nous autres enseignants, ne le prenions au sérieux. C’était notre Joe Dalton à nous, celui qu’il fallait régulièrement calmer et comme il ne dépassait guère les 1,45 mètre et les 40 kg, c’était relativement facile. 

Manuel a passé quelques années avec nous, il a enchaîné les colères sans jamais impressionner qui que ce soit puis il a quitté l’établissement. 

 

Nous l’avions presque oublié lorsque nous avons eu de ses nouvelles dans le journal quelques années plus tard, il avait alors une vingtaine d’années.

Il s’était vu refuser l’entrée à une soirée et avait poignardé le jeune homme qui était à l’entrée. Ce garçon avait 17 ans, il était rapidement mort de ses blessures. Une vie fauchée en pleine jeunesse, une famille ravagée par le chagrin, un choc pour l’ensemble des habitants de cette petite ville où j’habitais. Manuel quant à lui a été condamné pour son crime et a passé sa jeunesse derrière les barreaux. Une vie brisée, une autre famille ravagée. 

Le hasard a fait qu’ayant changé d’établissement, j’ai eu pour collègue la sœur du jeune garçon assassiné. Je n’ai bien sûr jamais dit que Manuel avait été l’un de mes élèves ni que ses colères nous faisaient rire parce qu’elles nous semblaient plus ridicules que dangereuses. Mais souvent, j’éprouvais de la gêne, peut-être même un peu de culpabilité de n’avoir vu, pas plus que mes collègues, le danger que représentait ce jeune garçon si nerveux et colérique. 

Aujourd’hui encore, je déplore que l’école n’apprenne pas l’essentiel aux enfants. On apprend à compter, à conjuguer..., mais à quel moment dans l’emploi du temps enseigne-t-on aux enfants comment repérer et contrôler leurs émotions? À supporter la frustration? À observer et à améliorer leurs relations avec les autres? Que faisons-nous pour aider la jeunesse à vivre mieux? Peut-être même à vivre tout simplement? Pas de place, ou si peu, pour apprendre les gestes qui sauvent, l’importance de respecter toute forme de vie, la nécessité de prendre soin de son corps, de son esprit...

À quand la réforme qui enfin fera de l’école le lieu où l’on aide les petits à devenir des êtres humains?

 

L’auteure est enseignante auprès d’enfants en situation de handicap dans la région Grand Est, en Haute-Marne, France.

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Aurélia

 

Aurélia avait à peine 10 ans lorsque nous avons commencé à travailler ensemble. C’était une magnifique enfant, toute fine, avec un visage très doux qu’elle cachait derrière ses longs cheveux noirs. 

Je voyais rarement ses grands yeux sombres, car Aurélia ne me regardait pas, pas plus qu’elle ne me parlait d’ailleurs. 

Elle me suivait sans mot dire lors des accompagnements pédagogiques individuels bihebdomadaires, mais elle faisait preuve d’une indifférence, voire d’une hostilité passive, qui rendait les séances pesantes. 

Que le temps passait lentement face à cette élève qui me mettait en échec de semaine en semaine. Rien de ce que je lui proposais ne semblait l’intéresser.

J’avais beaucoup de mal à évaluer son niveau de compétences, je ne comprenais ni la nature ni l’étendue de ses difficultés. J’avais toutefois évidemment repéré, entre autres, de gros problèmes de langage. Aurélia articulait mal, elle disposait de peu de vocabulaire, avait une syntaxe des plus sommaires et le plus souvent, ne parvenait pas à se faire comprendre les rares fois où elle prenait la parole. Ce qui ne faisait que l’enfermer un peu plus dans son

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mutisme… Celui-ci contrastait furieusement avec l’attitude qu’elle avait au domicile. En effet, sa maman nous expliquait régulièrement qu’Aurélia  faisait de grosses colères à la maison, criait, cassait des objets, frappait ses deux petites sœurs, lesquelles étaient idéalisées par toute la famille : elles étaient gentilles, coquettes, travaillaient bien à l’école, allaient régulièrement en vacances chez leurs grands-parents et leurs cousins… Tout le contraire d’Aurélia que personne n’invitait et dont la maman disait que l’internat lui ferait sans doute le plus grand bien… Elle était le vilain petit canard, la petite fille mal habillée et mal coiffée qui cachait sa souffrance dans le mutisme ou les cris, ne sachant comment se faire accepter et encore moins se faire aimer.

Après de longs mois sans noter le moindre progrès, lors d’une séance semblable aux autres où rien ne semblait pénétrer la bulle où elle se cachait, je m’arrêtai de parler au milieu de fastidieuses et vaines explications et j’affirmai à Aurélia avec une assurance sans faille que j’enseignais depuis longtemps et que du fait de mon expérience, j’avais la certitude qu’elle apprendrait à lire. Je n’avais pas le moindre doute, c’était sûr et évident, elle saurait lire. Je le lui affirmais et le lui promettais!

Alors Aurélia a levé la tête, elle m’a regardé pour la première fois dans les yeux et l’ébauche d’un sourire a illuminé son visage.

J’avais fait preuve de beaucoup plus de certitudes dans mes propos que je n’en éprouvais vraiment, mais je l’avais touchée, j’avais gagné.

Dans un film ou un roman, Aurélia aurait appris à lire à une vitesse fulgurante et aurait rattrapé son retard scolaire. Dans la réalité, elle a enfin pris conscience de sa valeur et s’est autorisée à apprendre. Elle a commencé à décoder des syllabes, puis des mots et enfin des phrases. Il a fallu du temps, elle n’a pas rattrapé son retard et est restée dans l’enseignement spécialisé, mais ELLE A APPRIS À LIRE, sésame de toutes les libertés. 

C’est l’un de ces moments magiques qui fait de l’enseignement un métier merveilleux, que de me rappeler ce visage qui s’illumina et cette lumière au fond des yeux qui ouvrait la porte à tous les possibles.

L’auteure est enseignante auprès d’enfants en situation de handicap dans la région Grand Est, en Haute-Marne, France.

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Lucas et Bastien

 

Les deux frangins étaient plus que des frères, ils étaient jumeaux, l’exacte réplique l’un de l’autre : deux bouilles rondes parsemées de taches de rousseur, des petits yeux le plus souvent réduits à deux fentes tant leurs rires étaient fréquents et démonstratifs, une silhouette enrobée suggérant la gourmandise et l’amour des bonnes choses.

Ils étaient toujours à portée de main et de voix l’un de l’autre, deux âmes sœurs qui partageaient leurs éclats de rire et tout le reste. 

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Qu’ils étaient drôles les deux frérots! Il y avait toujours une plaisanterie qui planait dans leur sillage, une blague qui provoquait l’hilarité dans leur entourage, une farce pour distraire ceux qui les approchaient… Cela en devenait pénible pour les enseignants qui auraient aimé un peu de calme

pour se faire entendre, car aucune remarque n’entamait ni ne réfrénait la bonne humeur des garçons. 

Quelques profs avaient alors signalé sur les bulletins scolaires du premier trimestre qu’un peu plus de calme et de sérieux seraient les bienvenus… on avait beau les apprécier, ils étaient quand même fatigants nos lascars.

Après réception des bulletins au domicile, nos deux clowns étaient revenus au collège le visage tuméfié, les yeux gonflés et cernés de noir. Le papa avait beaucoup moins d’humour que ses fils et à ses yeux d’homme sérieux, seul comptait le travail. On n’était pas là pour s’amuser, mais pour trimer dur. C’est cela qu’il voulait inculquer à ses enfants et tous les moyens étaient bons pour y parvenir.

D’ailleurs, nous l’apprîmes plus tard, nos deux compères passaient les nuits de week-end et de vacances au fournil¹ avec leur père. C’est finalement à l’école qu’ils se reposaient, qu’ils vivaient leur adolescence avec l’insouciance que cela suppose. Plus jamais nous n’avons évoqué le moindre bavardage, mais le mal était déjà fait.

 

Que savions-nous finalement de ce qu’ils vivaient quand ils n’étaient plus sous notre regard et notre responsabilité? Pas grand-chose à vrai dire et le peu qui nous parvenait laissait présager le pire. De ces deux-là comme de tous les autres, l’essentiel nous était inaccessible et quand bien même nous y aurions eu accès, qu’en aurions-nous fait?

On a beau savoir que derrière l’élève il y a un être humain, on l’oublie parfois tant il nous semble important de boucler le programme. C’est souvent le drame qui nous ramène à ce qui est capital, le malheur qui éclaire ce qui est primordial.

Je ne sais qui de Lucas ou de Bastien est tombé d’un toit à l’âge de 20 ans. Mais je sais que l’un a perdu la vie et l’autre le goût de vivre.

Quand je pense à eux, je les revois à peine sortis de l’enfance, assis côte à côte, partageant leur goûter. Les mots leur étaient inutiles, ils se comprenaient, ils s’aimaient.

¹ fournil : Local où est placé le four du boulanger et où l'on peut pétrir la pâte. (Le Robert)

L’auteure est enseignante auprès d’enfants en situation de handicap dans la région Grand Est, en Haute-Marne, France.
 

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Liam, Julien, Samia et les autres

 

Dernièrement, avec une collègue enseignante, nous avons eu un gros débat sur l’opportunité d’offrir ou pas un cadeau à nos élèves. La déontologie s’en est mêlée et nos échanges, ponctués d’arguments plus recevables les uns que les autres, ont donné le jour à des débats fort enrichissants. Remuée par cette discussion, je déboulai au domicile et c’est avec mon mari éducateur, qu’un nouvel éclairage ne fit que me laisser encore un peu plus perplexe.

La vie nous joue des tours et, quand nous sommes ouverts à ses clins d’œil, elle répond parfois à nos questions. Bien prétentieux qui peut dire ce que provoquera notre geste ou notre parole. Là où nous pensions échouer, où laisser indifférent notre interlocuteur, la vie trouve parfois des chemins et donne un sens inattendu à nos actions. La semaine dernière…

« Je l’ai toujours le livre! ».

C’est Liam qui me parle. Il vient de se planter devant moi. C’est un grand gaillard qui me dépasse maintenant d’une tête. Voilà au moins quatre ans que je ne l’ai pas vu, je l’avais presque oublié. Nous

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avions travaillé ensemble pendant deux ans, période qui avait été une succession d’espoirs et de déceptions… j’ai cru jusqu’à la fin de mes interventions que je parviendrais à briser l’armure qui l’empêchait d’apprendre malgré des compétences cognitives certaines…, mais j’avais échoué. Sa lecture était restée très hésitante et trop laborieuse pour que Liam ait eu envie de poursuivre ses efforts. Nos chemins s’étaient séparés et je ne m’attendais pas à le retrouver dans ce collège où j’intervenais pour un autre élève.

Me voyant dans la cour, il avait couru vers moi et ses premiers mots, plutôt qu’un banal bonjour, avaient été de me dire qu’il avait toujours le livre… Je n’avais aucune idée du livre dont il parlait. Car des livres, j’en ai offert des dizaines depuis que je travaille. Parce que la lecture a été dans ma vie une source de bonheur intarissable, j’ai tenté de faire partager à ceux que j’aimais cette passion. Et nombre de mes élèves ont reçu des BD, des revues, des encyclopédies, des romans…

Je me souviens de Julien. C’était la veille des vacances de Noël, il y a bien longtemps. Nous avions avec mes collègues de l’époque, décidé d’offrir à chacun des jeunes de notre dortoir une bande dessinée de Gaston Lagaffe. J’avais mis beaucoup de temps à emballer les cadeaux et à écrire un petit mot personnalisé à chacun. Et je revois Julien devant sa BD, surpris, ébahi même et nous disant, le visage grave du haut de ses douze ans : « Je n’ai jamais eu un beau livre comme ça moi ».

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Ça m’avait fait chaud au cœur tout autant que ça m’avait peinée. Son premier livre à douze ans… j’avais du mal à imaginer qu’un enfant ait pu grandir sans goûter au plaisir que procurent les mots. 

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Hier, je suis allée acheter Harry Potter à l’école des sorciers. J’ai hâte de le donner à Samia, laquelle a vu tous les films du petit sorcier qu’elle adore. Il faut dire qu’elle aussi a vécu des grands malheurs durant son enfance, elle aussi vit loin de sa maison, elle aussi se sent bien seule avant de

s’endormir. Alors si Harry peut l’aider à traverser, au moins pour quelques heures les épreuves auxquelles elle est confrontée, je revendique mille fois le droit de lui offrir ce livre. Et tant pis si d’aucuns pensent que cela ne fait pas partie de ma mission d’enseignant. Cela est vrai d’ailleurs, mais j’ai envie de croire que ça fait partie de ma mission d’être humain.

Qui sait l’importance d’un livre, d’un cadeau dans la vie d’un enfant?


Liam n’a pas oublié, peut-être que Julien non plus, peut-être que Samia se souviendra…

Et je remercie quant à moi la maîtresse qui m’a appris à lire, merci, maman. 

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Bonjour Jambon!

 

Mon premier travail comme monitrice de langue seconde est dans une grande école au centre-ville de Winnipeg. J’organise des activités ludiques pour donner un sens aux élèves de la 7ᵉ à la 12ᵉ année que le français peut être intéressant. Aujourd’hui, dans cette classe de 7ᵉ année, on regarde un court-métrage du Petit Chaperon rouge. Ensuite, je dessine une énorme grille à quinze cases au tableau noir, chaque case contenant un mot qui se trouve dans l’histoire. Le but de l’activité est d’apprendre le nouveau vocabulaire en dessinant l’image qui correspond à chacun des mots.  

Une fille se lève et vient dessiner un panier. Ensuite, un garçon se lève et dessine la forêt. Une autre dessine la grand-mère, etc. Un à un, les élèves se lèvent pour venir dessiner une image. D’après mon expérience avec les enfants dans les camps et sur les terrains de jeux, j’ai souvent constaté qu’on aime regarder quelqu’un d’autre dessiner. Ce groupe, souvent turbulent, est présentement tranquille et attentif. Il y a une quinzaine d’élèves dans la classe et quinze images à dessiner, alors en principe tout le monde aura son tour. 

Cependant, Frank ne se lève pas. C’est un jeune grand et mince, plus âgé que les autres dans la classe, peu motivé par tout ce qui est « école » et encore moins motivé pour tout ce qui est français — un sujet qu’il considère n’ayant aucun rapport à son vécu.

Enfin, il ne reste qu’un seul mot qui n’a pas d’image — « jambon ». Dans la version du film visionné, le jambon est un des aliments dans le panier du Chaperon rouge. Personne n’est surpris que Frank ne 

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se lève pas. Celui-ci ne participe à aucune activité de la classe. Une fille enthousiaste se porte volontaire pour dessiner le jambon. Elle fait de son mieux, mais abandonne et finit par effacer son gribouillage pour retourner à son siège. Trois autres élèves tentent leur chance sans réussir à leur satisfaction (ou à celle de la classe). 

Hmm… La classe se résigne à laisser une case vide. Le bavardage énervé et les commentaires désobligeants sur les essais successifs de jambons ratés sont interrompus par un grincement de chaise poussée agressivement sur le plancher dans la dernière rangée. Des regards étonnés suivent Frank qui se dirige vers le devant de la classe. Il prend une craie sur le bord du tableau comme un grand maître prendrait son pinceau. Les élèves redeviennent pieusement silencieux. Devant nos yeux apparaît le plus élégant et le plus succulent des jambons. Une réplique presque exacte de celui du film! 

Les ouahs, les ahs et les commentaires élogieux fusent face à l’irruption spontanée de ce chef d’œuvre. Le grand artiste retourne à son pupitre la tête haute, l’œil d’un vaillant conquérant. 

Quelques jours plus tard, je suis en route vers le laboratoire de langues après l’heure du midi. Le chef du département de français, M. Schroeder, un enseignant plutôt traditionnel et autoritaire, marche près de moi. Frank nous croise dans le couloir et je lui souris. Il m’adresse avec enthousiasme : « Bonjour, jambon! » Le chef du département se raidit et je sens qu’il est prêt à disputer cet élève pour son effronterie. Ajoutons ici que j’ai toujours été plutôt rondelette physiquement et M. Schroeder croit que cet élève m’insulte. Je m’empresse à répondre d’un ton également enthousiaste : « Bonjour Frank! ». J’adresse un sourire rassurant au chef du département et je lui explique plus tard l’origine de cette salutation originale. 

Je me réjouis, car je sais que ce sont sûrement les premiers mots en français que Frank ait dits de sa jeune vie, car ils collaient à son vécu et à notre relation. 

Récit de Janine Tougas

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