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Du plaisir, du bonheur, de la joie

Chère amie,

Si tu ne me connaissais pas, tu aurais certainement toutes les raisons de croire que je suis un homme pessimiste, lourd et ennuyeux! Il est vrai qu’avec mes propos sur le sens perdu, sur la souffrance de notre cerveau, sur notre penchant pour les formes basses de la liberté et sur les catastrophes environnementales annoncées, je n’ai rien d’un G.O. du Club Med! Heureusement, et cela me rassure, le temps que nous avons passé ensemble t’a permis de constater que le portrait sombre que je dresse ici ne reflète pas l’entièreté de ce que je suis. Tu le sais, toi, que cet apparent négativisme résulte du fait que je suis résolument tourné vers l’intériorité et la solidarité, alors que la société actuelle est plutôt tournée vers l’extériorité et l’individualisme. J’ai le profond sentiment que ce monde, en plus de courir à sa perte, nous déshumanise un peu plus chaque jour. Cela me déçoit, cela m’attriste, d’où mon côté grincheux, probablement. Peut-être suis-je prisonnier, moi aussi, de cette philosophie ambiante selon laquelle le bonheur tient à notre capacité à faire plier le monde, afin qu’il se conforme à nos désirs. Oui, je suis de ceux et celles qui voudraient changer le monde! Mais qui suis-je pour penser que mon monde serait meilleur que le monde actuel? Orgueil? Peut-être! L’orgueil, c’est la faute originelle, n’est-ce pas mon amie? Pourquoi en serais-je exempté?  

Que faire alors de ce désir qui nous habite et qui, par sa nature même, nous entraîne toujours vers un ailleurs prétendument meilleur? S’en débarrasser? Le désir est pourtant le moteur de la vie, la force intérieure qui nous fait avancer. Il en faut, du désir, pour grandir, apprendre, se développer, évoluer sur tous les plans. Tuer le désir équivaudrait à se refuser la vie. Par ailleurs, on l’a vu, le désir sans limite peut devenir autodestructeur, surtout s’il ne vise qu’à satisfaire des envies égocentriques. C’est justement de ce dilemme que sont nées les grandes philosophies du bonheur. Que cherchent les sages sinon cette voie de passage qui se situe quelque part entre ces deux extrêmes que sont l’étouffement du désir et l’exubérance du désir? C’est ce dont il est question dans les deux livres du philosophe Frédéric Lenoir intitulés Du bonheur – un voyage philosophique et La puissance de la joie. Je te les recommande. 

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Trois escales au cours de ce voyage philosophique : plaisir, bonheur, joie. Les distinguer revêt une importance capitale. Sans surprise, dans nos sociétés occidentales (et ailleurs aussi, de plus en plus), la conception du bonheur la plus répandue repose sur l’idée que c’est par une accumulation de plaisirs que nous deviendrons plus heureux. Certes, il n’y a pas de bonheur sans plaisir. Que serait une vie sans plaisir sinon une véritable corvée? Mais le plaisir, en particulier celui qui nous est proposé, fondé sur le consumérisme et le narcissisme, demeure une réalité plutôt éphémère et bien superficielle. La recherche constante du plaisir a le défaut de nous placer dans un état de passivité et de vulnérabilité devant les fac-similés du bonheur inventés par la société de consommation et de compétition. 

Il existe heureusement d’autres conceptions du bonheur, des conceptions qui nous mènent en des lieux plus sûrs, dans la mesure où elles s’inspirent de nos aspirations les plus profondes en tant qu’être humain. Ces conceptions, nous les connaissons bien, puisqu’elles ont traversé les siècles. Et toi, mon amie, tu en sais quelque chose, n’est-ce pas? Je présume que tu as longuement cultivé ton aptitude au bonheur si, comme tu le dis, tu peux ressentir une joie profonde seulement en admirant ce bel arbre qui règne en maître au milieu de ta cour…

Avec Frédéric Lenoir, on apprend qu’il existe deux grands chemins intérieurs pour atteindre des formes de bonheur qui soient plus profondes et durables que celles fondées sur la reproduction infinie de nos moments de plaisir. Ces deux manières de cheminer conduisent à un sentiment de paix qui s’accompagne d’une capacité à vraiment aimer la vie et les vivants. L’une de ces voies vise la sérénité, l’absence de trouble. Sans réprimer les plaisirs, elle prône une vie modérée et met en valeur la force de la volonté, la discipline, l’entraînement de l’esprit (méditation) pour calmer et orienter le désir. Le devoir de celui ou celle qui emprunte ce chemin est de cultiver une attitude de tempérance, celle-ci étant destinée à fonder le socle d’une pratique de la vie heureuse. Cette voie appelle à une vie plutôt sobre, voire ascétique, pouvant aller jusqu’à l’exigence d’un certain retrait du monde. 

L’autre voie aspire non pas à calmer le désir, mais plutôt à le « convertir », à le transformer, afin de l’orienter vers l’accroissement d’une joie de vivre « au sein même de ce monde », mais sans asservissement aux biens matériels et aux plaisirs que procure le gonflement de l’ego. Alors que la première voie cherche à diminuer la souffrance par le renoncement, cette voie-ci prône un plein engagement dans la vie, tout en cheminant vers une attitude de détachement. Le détachement facilite l’acceptation des souffrances inhérentes à toute vie engagée sur les plans affectif et social. Il ne faut pas confondre détachement et indifférence. Il ne s’agit pas de s’abstraire du monde, de s’en couper émotionnellement, mais plutôt de se dépouiller des souffrances et des lourdeurs que l’on traîne (« faire le deuil de notre enfance malheureuse », disait le psychanalyste Guy Corneau), comme un arbre qui, le temps venu, perd une à une ses feuilles. Le détachement ne s’atteint pas par la seule volonté. C’est un long processus, celui d’une vie, à travers lequel on apprend à lâcher prise devant les absurdités de ce monde. Se détacher, c’est aimer la vie que l’on mène plutôt que de chercher à la rendre conforme à tous nos désirs. Le sage continue de désirer, mais il désire ce qu’il vit et possède déjà, d’où la joie qu’il éprouve. 

Tu vois, ce que j’aime de cette philosophie du détachement, c’est qu’elle ne nous oblige pas à nous départir de notre désir de changer le monde. Mais ce désir, nous devons le « transmuter » afin de l’éloigner de nos ambitions égocentriques, de notre vieil instinct de domination. Ce désir de changer le monde atteindra son but s’il est nourri par la reconnaissance en soi et en l’autre d’une humanité commune dont une part n’est pas toujours traitée avec la dignité qu’on lui doit. C’est ce qui faisait dire à Albert Camus : « je me révolte, donc nous sommes ». S’indigner au « nous », c’est compatir. Changer le monde au « nous », c’est d’abord se changer soi-même, se changer pour mieux aimer et, peut-être, pouvoir rayonner ensuite sur ce monde en espérant que la graine semée portera fruit. Qui aspire à un monde meilleur doit d’abord inspirer le monde dans lequel il vit. 

Tu devines que je suis adepte de la philosophie du détachement, n’est-ce pas mon amie? Sache cependant que je reconnais les bienfaits de la philosophie de la tempérance (inspirée du bouddhisme), et loin de moi l’idée de la critiquer. Je ne m’y reconnais pas, tout simplement. À mes yeux, ces deux voies nous amènent à nous recentrer, à nous intérioriser, et c’est ce qui importe pour toucher l’essentiel. L’essentiel, je veux dire : apprendre à aimer.

Amitiés,

Guy

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