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IV – Le temps s’accélère avec le temps

La vitesse. Ne plus sentir le temps passer, foncer tout droit sans regarder en arrière ni se poser de questions sur ce qu’il y a en face. Sentiment de puissance, de défi à la vie, comme une fuite en avant. La vitesse rassure : tout passe et passe vite. Plus le temps d’attendre, plus de patience, tout est là avant l’heure. Kundera  parlait de lenteur et de légèreté. Un monde où la lenteur va trop vite et où la légèreté est devenue insoutenable. Une légèreté que plus personne n’est capable d’assumer : le vide, le néant fait peur. La vie fait peur. Alors nous alourdissons tout par de fausses obligations. Je me souviens entendre ma mère répéter le proverbe de son boucher d’un air quasi tragique : « Les cimetières sont remplis de gens pressés! » Alors, quand je sors dans la rue et que je vois toute cette masse qui s’agite, qui court, qui crie et qui s’ignore, je ne peux empêcher cette angoisse de monter en moi et de m’asphyxier : comment peut-on faire comme si de rien n’était? Comment les gens font-ils pour vivre, pour continuer à vivre dans l’ignorance la plus totale et ne même pas en avoir conscience? Comment peut-on continuer à vivre quand on sait ce qui nous attend? Je ne parviens même pas à décrire toute cette souffrance, toute ma souffrance.

J’ai alors le sentiment d’une solitude pénétrante et irrémédiable : je suis seule à voir la vie de cette manière. Je suis seule à savoir que ça ne sert à rien de se presser : la mort saura bien vite nous rattraper. Le temps s’accélère avec le temps. La vie prend toujours le dessus des choses et je me sens dépassée par elle. J’ai l’impression qu’hier encore j’étais une enfant que ma mère emmenait tous les mercredis après-midi à la bibliothèque. Là, j’ai découvert les mots à l’âge de quatre ans : ma première histoire d’amour. Ma mère chargeait un chariot entier de livres pour enfants, que je dévorais en une semaine. Alors chaque mercredi, il fallait revenir à la bibliothèque et recommencer. Nous étions connues comme le loup blanc et on appelait ma mère « Madame Chariot ». Et elle riait de ce surnom. Un sourire qui illuminait de joie son visage.

J’ai grandi et j’ai alors troqué mon chariot de livres contre des légumes et des produits fades et aseptisés. À la sortie de l’enfance, au début de l’adolescence, j’ai fait une sorte de dépression, vers l’adolescence, j’ai fait une sorte de dépression. Quelque chose que j’arrive seulement maintenant à comprendre et à percevoir dans toute son absurdité. Juste un mal-être ravageur : quand on se pose trop de questions, on finit par oublier de vivre. Je ne sortais plus, plus rien ne m’intéressait, je passais ma vie à travailler, je ne parlais plus aux autres, j’étais devenue indifférente au monde, croyant que personne ne m´aimait. Je ne m’aimais pas non plus. Rien n’allait : trop comme ci, pas assez comme ça. Jusqu’à en tomber malade physiquement : j’ai cessé de manger. Je préférais faire manger les autres. Je me nourrissais de leurs expériences par peur de vivre les miennes. À cette époque, j’ai pris l’habitude de me confier à ma mère. Tout lui raconter, les choses les plus horribles, les plus cyniques qui pouvaient me passer par la tête. Dès le matin, je me glissais, si mal dans mon corps et si faible dans son lit et je me mettais à pleurer. Et nous restions peut-être bien deux heures ainsi : elle, à m’écouter et à tenter de m’apaiser et moi, à lui crier ma rancœur. À force d’entretenir des rapports si forts, une espèce de rivalité féminine et de chantage affectif s’est alors instaurée entre nous deux. On s’adorait et on se fuyait, on se disputait et on passait des heures à se confier des secrets. Tout fonctionnait sur le mode binaire, pas d’intermédiaire. Tout a été finalement vécu de manière totalement intense, jusqu’à la dernière minute de notre amour. Ainsi, les derniers mois, elle disait que me voir guérir l’aidait plus que les traitements qu’on pouvait lui administrer. Elle voulait me voir enfin heureuse. Son plus grand bonheur… Et j’aimerais tellement qu’elle me voie aujourd’hui, lui dire que je suis heureuse, grâce à elle, pour elle et qu’elle peut revenir, que tout ça, c’est fini et qu’il est encore temps de vivre. Je voudrais tout simplement voir de nouveau son visage s’illuminer et de nouveau sentir sa main sur la mienne.

V – La vie comme un château de sable

 

Les cloches sonnaient à n’en plus finir, la senteur lourde des fleurs de lys m’enivrait et je crois ne plus alors avoir rien ressenti : ni cette chaleur suffocante, ni ces gens qui me regardaient avec un peu de tristesse sûrement, et beaucoup de curiosité aussi. Je me sentais tellement loin d’eux. Je suis sortie de cette église, tout à coup absorbée par la chaleur étouffante qui remontait du bitume, agressée par les bruits incessants de la rue, des ambulances et des voitures, projetée dans un monde insignifiant et absurde. À cet instant, je ne pensais plus à ma mère. Je l’avais déjà quittée depuis longtemps, depuis un soir où nous avions pleuré ensemble et nous étions dites au revoir. Elle était là dans mon cœur, pas avec eux. Avec moi. Je pensais seulement à trouver une logique à ce Monde. Pourquoi passer sa vie à construire l’amour, créer des liens pour finalement aboutir toujours au même résultat? Construire pour tout démolir, avoir tout à reconstruire, à 21 ans comme à 60? Juste pour le plaisir d’édifier un château de sable et de voir les vagues l’engloutir? Je ne comprends pas. Et plus rien alors ne pouvait me faire plus souffrir, pas même ces paroles insignifiantes que l’on me disait… « Votre maman est heureuse là où elle est, elle a retrouvé sa propre mère », « Comment allez-vous faire, vous êtes si jeune…? », « Et la grand-mère est morte il y a un an en plus! », « Orpheline », « Vous n’êtes plus que la seule fille de la famille. », « Vous ressemblez tellement à votre maman! », « Vous étiez si proche d’elle, ça va être dur. »

Et d’énormité en énormité j’avançais, je me dirigeais, anesthésiée vers la sortie, évitant tout regard qui, je sentais, me scrutait. Ils s’imaginaient peut-être que j’étais faible, jeune, à la merci de ce monde, désemparée. Si l’enfer existait, je le vivais alors sur Terre et cette chaleur brûlante qui me consumait en était la preuve. Je pensais alors que les gens ont besoin du malheur des autres pour se sentir heureux. Quelque chose me submergeait alors et me disait que je ne serai plus jamais la même, que je ne pouvais pas. J’étais moi aussi morte ce jour-là. Partie avec elle. Je ne me souviens plus aujourd’hui comment c’était avant. Je ne me souviens plus de ma mère, comme je ne me souviens plus de ce que j’étais avant.
 

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