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VI – Plus une personne, seulement une cancéreuse (suite)

Elle achetait des vêtements en cachette, comme pour mieux nous dissimuler ses envies de plaire et ses désirs de femme. Le matin, quand elle partait en retard (elle était toujours en retard!), elle emportait son fond de teint et ses crayons pour se maquiller dans la voiture. Elle arrivait toujours trop fardée au lycée et quand je le lui faisais remarquer, elle s’exaspérait : « Dans une heure, tout est parti! » Jusqu’à la fin, ma mère a continué à se maquiller et à se faire belle comme elle pouvait. Mais même sans tous ses artifices, elle resplendissait de fragilité. Et dans la précipitation, tous les matins, elle rejoignait ainsi son monde. Un univers d’enseignement, de jeunesse, et d’Espagne. Elle aimait ce pays pour son humanité, « le seul pays où l’on considère les handicapés comme des gens normaux », disait-elle. Cela lui tenait tellement à cœur : une vie où l’on aurait fait éternellement la fête.

Ma mère était restée une éternelle enfant, faute d’avoir pu vivre son enfance. Sa mère était tombée malade quand elle avait 15 ans. Et depuis, elle n’avait jamais cessé de s’en occuper. Elle me disait souvent, comme pour me culpabiliser quand on se disputait, que j’avais la chance de ne pas avoir eu de mère malade. J’imagine au fond d’elle l’amertume qui la rongeait : elle regrettait tellement de ne pas avoir eu quelqu’un qui se serait occupé d’elle. Quelqu’un qui dans la rue, n’aurait pas eu à supporter le regard des autres face à son infirmité. Je ne ressentais pas, je ne mesurais pas la souffrance de ma mère, pas encore. Le jour où elle a appris qu’elle avait un cancer, elle a pleuré et m’a dit qu’il y avait une seule chose au monde qu’elle n’avait pas souhaité pour ses enfants : voir sa mère dans un lit d’hôpital… Et là, j’ai compris. Oui, j’ai compris ce que tout cela signifiait réellement. Mais que pouvions-nous y faire? On s’accusait, on ne comprenait pas, on se lançait des pics, on piquait des colères et on cherchait à faire craquer l’autre… à quoi bon? Il n’y avait aucun coupable, aucune cause, aucune logique, aucune solution, sauf celle de l’amour. Continuer à s’aimer, plus que jamais, avant qu’il ne soit trop tard. Du jour au lendemain, j’ai réalisé que plus rien ne serait comme avant. J’ai souffert du regard que les inconnus portaient sur ma mère depuis qu’elle avait un cancer. C’était trop. Trop d’extrêmes à la fois. On ne sait pas comment réagir face à la maladie, je le conçois. Mais il s’agissait alors plus de respect que d’attitude réactive. Ainsi, ma cousine a porté sa main au visage pour embrasser ma mère, comme si son cancer avait pu être contagieux. Première douleur morale.

Une autre fois, je me souviens, nous étions allés à la cafétéria de l’hôpital. Ma mère rayonnait à l’idée de prendre un thé, malgré ses perfusions et son épuisement physique. Les gens la regardaient comme une bête curieuse, les serveurs ont exigé que nous nous en allions : « Les cancéreux n’ont pas le droit de consommer, cela pourrait choquer les âmes sensibles. » Comment pouvait-on se permettre de dire de pareilles horreurs dans un tel endroit? La haine, la rage ont commencé à m’envahir mêlées à un sentiment d’impuissance qui depuis ce jour ne m’a plus jamais quittée. Sans oublier les doutes et les contradictions des médecins, leurs phrases blessantes et parfois inhumaines. Je n’ai pas adressé la parole à un seul médecin, je n’ai jamais su la vérité. Je n’en ai pas croisé un seul dans ces longs couloirs stériles en dix mois. On m’ignorait, on se foutait de ce que je pouvais souffrir, moi, sa fille. Comme si tout ça ne me concernait pas. Comme si ma mère n’était plus qu’un corps, comme si ma mère avait été un animal de laboratoire sur lequel on testait de nouveaux protocoles pour voir si ça marchait, si ça marcherait sur d’autres individus. On en oubliait la profondeur de ma mère, on en oubliait son passé et ne la considérait plus que comme une « cancéreuse » à qui on interdit de fréquenter la cafétéria de l’hôpital, à qui on interdit de prendre un prêt à la banque. Je ne pardonnerai jamais à cette société d’avoir maltraité ma mère dans sa souffrance. D’avoir oublié qui elle était, de ne l’avoir identifiée qu’à sa peine; d’avoir oublié qu’elle avait travaillé dur toute sa vie pour les autres, à passer des heures à corriger des copies, à se coucher tard, à finalement oublier de vivre pour elle. Sa vie l’a consumée peu à peu.
 

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