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VII – Plus de consolations féminines

 

On parlait de l’an 2000 comme d’une date charnière dans l’existence de l’Humanité : le bogue, les prédictions de Paco Rabanne , l’éclipse de Lune, le passage à l’euro, l’application des 35 heures… Bref, il ne s’agissait que d’inepties. Pour moi, l’an 2000, c’est un peu, et surtout l’Apocalypse. L’Apocalypse, la fin du monde, plus rien ne sera comme avant. On m’avait dit « c’est pour bientôt ». Qu’est-ce que cela signifiait? Bientôt? Bientôt, c’est de toute manière toujours trop tôt.

Une nuit, j’ai rêvé de l’Apocalypse. Ma mère était près de moi, dans un lit, et me regardait d’un air sévère, comme si elle souhaitait me mettre en garde contre un danger ou comme si j’avais dit ou fait quelque chose qui ne lui aurait pas plu. Nous étions là, en silence, à nous regarder. Nous étions spectatrices du Monde, séparées de ce dernier par une large baie vitrée. Je me souviens… Tout à coup, à l’horizon, une bourrasque, une espèce de souffle de feu, un brasier de lumière et de poussière blanche dévasta et rafla tout sur son passage : les êtres, les immeubles, la mer et la terre. Plus rien ne restait. Le néant. Comme si avait eu lieu une seconde fois Hiroshima, mais, cette fois-ci, seules ma mère et moi étions sauves. Comme dans une bulle protectrice à contempler le désastre qui venait de s’accomplir sous nos yeux. Trois fois la scène se répétait. Trois fois nous l’avons contemplée. Sans bouger. Dans le tumulte, nous avions résisté à la tempête. Seulement nous deux, et aussi mon grand-père. Nous étions trois à survivre à ce désastre, trois naufragés de la vie.

L’Apocalypse. Le jour des obsèques, mon père a choisi de lire ce passage de la Bible. Pour lui, c’était ça la fin du Monde. La fin de toute une vie qu’il avait construite avec ma mère. Le début d’une nouvelle ère sans elle. Une existence masculine. Seulement masculine. Je suis la dernière « entité » féminine qui a survécu jusqu’à présent… jusqu’à quand? Je ne veux pas le savoir. Je sais juste que je serai toujours épaulée par des hommes. Des hommes que j’aime de tout mon cœur, mais qui restent des hommes, qui ne savent pas consoler, me prendre dans leurs bras quand je suis aux prises avec un désarroi le plus total, qui me lanceront « je n’en sais rien, je ne suis pas dans ta tête » quand ça ira mal, qui ne devineront pas mes problèmes de femme à l’avance quand j’en aurai et qui ne sauront pas les résoudre. Le soir quand je rentrerai à la maison, je ne trouverai plus personne perché sur les placards à récurer le moindre recoin de poussière, je n’entendrai plus de cris quand ma chambre sera en désordre ni quand mon frère se réveillera à midi et demi, je ne pourrai plus emprunter les vêtements de ma mère ou son maquillage, nous ne pourrons plus nous moquer de ses illogismes et de ses longues phrases qui n’en finissaient pas. Ma mère passait d’un sujet à un autre sans transition, tant elle avait de choses à dire. Elle avait toujours une anecdote à nous raconter, toujours une incongruité à dévoiler. Elle nous confiait qu’elle avait dû être délinquante dans une vie antérieure! Elle se débrouillait toujours pour obtenir le moindre achat moins cher que le prix indiqué, juste pour le principe. Et elle parvenait toujours à ses fins. Ainsi, elle avait réussi à persuader son proviseur de la laisser organiser des soirées et des concerts à son lycée, ainsi que des voyages avec ses élèves alors que personne avant elle n’y était jamais parvenu. Tout ce que personne n’avait osé faire auparavant, elle le faisait. Elle était le charme incarné : il suffisait qu’elle sourît et qu’elle ouvrît la bouche pour sympathiser avec le moindre inconnu, ce qui avait le don d’exaspérer mon père. Elle passait d’ailleurs sa vie à le provoquer. Ce qui se finissait toujours par une colère, mais en réalité il faut croire qu’il aimait ça puisqu’il était encore là. Il faisait semblant de s’énerver quand il entrait dans la voiture et découvrait les horreurs que ma mère accumulait à l’intérieur. Elle faisait collection de vierges espagnoles en forme de médailles qu’elle collait sur le tableau de bord. Je me souviens, on avait même le Pape et c’était, il est vrai, très laid. Mais c’était son coin d’Espagne, et chacun de ses amis contribuait à ce bonheur simple en lui rapportant une de leurs péripéties latines. Ainsi, chaque mois, une nouvelle fleurissait. Quand il en tombait une, elle s’exclamait : « San Fermin s’est cassé la gueule, il faut le recoller. » À un feu rouge, elle se précipitait et le remettait à sa place avec de la colle forte : « Là, tout est en ordre! »

Le jour des obsèques, nous avons tout arraché dans un élan de douleur. Elles résistaient et nous avons dû abîmer le revêtement de leur support. Maman aurait été heureuse de voir qu’elles tenaient si bien, que la colle les avait incrustées, immortalisées, rendues indélébiles à la matière. Ainsi, pour elle, tout était fait de bonheur et de simplicité. C’était une extravertie d’une crédulité déroutante. C’était ma mère.
 

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