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VIII – Faire son deuil… c’est accepter

On m’a dit que je devais faire mon deuil. Mais on ne m’a jamais expliqué comment le faire. Et je me suis retrouvée seule, moi et mon deuil à porter. Dans ce monde, où on nous donne des notices et des instructions pour tout… sauf pour ça. On nous commande, nous formate et nous moule dans des légendes, des références et des idées fixes. Mais la Mort n’intéresse plus aujourd’hui. Nous vivons à 100 à l’heure et agissons comme si nous étions immortels. Ma mère pensait qu’elle l’était. Elle se fâchait après mon père qui avait pris une assurance vie à la banque. Elle trouvait ça morbide, inutile : à 50 ans, on a encore toute la vie devant soi. Voir ses petits-enfants, marier ses enfants, partir à la retraite, voyager… pas pour elle. Elle devait avoir déjà tout vécu, trop vécu. Sa vie était pleine de vie, trop. Fallait-il qu’elle en laisse aussi pour les autres? Faut-il passer sa vie à économiser pour vivre vieux? Aujourd’hui, nous avons des frais de succession qui vont nous ruiner. Tout ça pour un État, une société qui n’a pas réussi à sauver ma mère. Notre chagrin est immense, la rage et la révolte du nouveau-né refont surface. Nous vivons dans un monde fait pour vivre. La Mort est taboue. On doit l’effacer au plus vite, pour continuer sa route. Il faut être fort et payer avant tout cette grosse machine inhumaine qui nous a aidés à subvenir aux soins hospitaliers de ma mère. Cynisme, acidité, morbidité.

J’ai réalisé que dans ce bas monde le deuil est un concept abstrait. On théorise, on suppute, on suggère pour aboutir à un vaste champ d’idées et de grands mots. J’ai finalement laissé parler les gens. Je sentais que ça leur donnait de l’importance, qu’ils se sentaient utiles et forts face à une orpheline. Orpheline de son propre passé. Conseiller ne permet pas de réaliser l’importance de cet événement, son impact dans la vie d’un homme ou d’une femme. Je me suis donc écoutée pour une fois, un long chemin dans la solitude. Faire son deuil, c’est se laisser aller à tous ces états d’âme, à toute sa révolte et son incompréhension, et parler, parler, pleurer. Pour finalement ne plus qu’accepter cette évidence, cette fatalité. Car au départ on croit toujours que ce n’est pas vrai, que notre défunt est toujours présent. Le deuil est une période qui ne se compte pas en durée, c’est une longue digestion qui consiste à concevoir ce manque, à accepter que la vie ne soit plus jamais comme avant. C’est une renaissance dans la douleur. Peut-être est-ce donc ça finalement la vie après la mort? La renaissance des autres après la mort d’un de leur proche.

Alors, j’ai fait mon deuil puisqu’il fallait que je le fasse. Que nous le fassions tous. Dans la solitude. Je me souviens qu’un ami de mon frère, qui lui aussi avait perdu son père, lui avait écrit : « Nous n’avons jamais été aussi entourés et pourtant aussi seuls. » C’était bien cela : des dizaines de gens autour de vous à vous parler, à se préoccuper de vous, à vous appeler, à vous reprocher de ne pas appeler quand ça va mal et quand vous ne voulez parler à personne. Ils vous forcent à sortir, à parler d’autre chose, à penser à autre chose. C’est impossible. Ma mère est là dans ma tête, mon esprit à chaque fraction de temps de ma vie. Toute cette activité part d’un bon sentiment, mais comment expliquer aux gens l’intensité de l’horreur que l’on vit après cet événement? D’ailleurs, c’est après ça que l’on reconnaît ses vrais amis. La période de deuil, c’est un peu comme l’évolution d´une maladie, d’un cancer. Dans un premier temps, c’est la chute, l’effondrement, mais les amis sont là. Ma mère a été harcelée de coups de fils, de visites, de lettres venant de tous horizons… Entourée, accompagnée, jusqu’à son dernier souffle. Finalement, il n’y avait plus de place pour nous, sa famille, sa fille. J’ai souffert de cette séparation avant l’heure, mais la voir un peu soulagée adoucissait mon amertume : elle était tellement heureuse de réaliser enfin à quel point elle était aimée! Le jour où elle s’est fait couper ses beaux cheveux longs parce que la chimiothérapie les avait trop abîmés, dans un élan de naïveté elle s’est écriée : « Et les gens continuent à prendre de mes nouvelles et à me dire qu’ils m’aiment! Moi, qui pensais qu’on ne m’aimait que pour mes cheveux. »

Dans un second temps, c’est l’accalmie, les gens ne pensent plus vraiment à vous, la vie reprend son cours. Certains clament des horreurs pensant bien-dire, d’autres se taisent et écoutent. Là est toute la différence.

J’ai donc fait mon deuil, accompagnée physiquement, dans la solitude moralement. Comme ma mère et son cancer. Des milliers de personnes atteintes, abandonnées sur un trottoir et seules dans leur combat, face à leurs doutes et leurs angoisses, comme ma mère ce terrible soir d’été : « 19 h 05, mardi 11 juillet 2000 à Paris : Je me suis retrouvée avec mon dossier, mon cancer… et mon AMIE qui me tenait très fort la main. »
 

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