top of page
encadré.jpg

S’asseoir sur un banc et contempler les pigeons

Soudain, l’écriture s’est tue. Incapable d’aligner une phrase de plus sur le papier. Tout demeurait inerte, chaque mot pesait et me torturait. Je crois ne plus avoir rien su tout à coup. Je n’ai jamais rien su. Je ne sais rien. Alors je me suis tue à mon tour. Et j’ai essayé de continuer à avancer tant bien que mal dans cette vie, sans repères et sans références.

 

Les événements passent. Comme tout. On n’oublie pas, mais on s’accommode. De tout, même de l’irrémédiable. J’ai soudainement cessé de parler et d’écouter. J’espérais alors trouver un signe, quelque chose qui me guide et me réveille. Une seule chose, juste réaliser. Réaliser ce que tout cela signifiait, découvrir qui j’étais. Quatre mois ont ainsi passé. J’ai continué mon chemin dans un épais brouillard, l’esprit embué de confusion et de douleur refoulée. Aujourd’hui, je ne suis plus la même, c’est un fait. Mais je ne sais pas encore qui je suis vraiment.

 

Cela fait quatre mois que nous nous sommes quittées ma mère et moi. Cette nuit j’ai rêvé d’elle. Tout à coup je me suis réveillée. Les larmes avaient coulé durant mon sommeil, mais je me sentais malgré tout sereine. Je me souviens de ce songe : elle me disait au revoir. Je la sentais calme, apaisée, belle. C’était la première fois que je ne la voyais plus malade. C’était elle, enfin, maman… Comme un voile noir qui se déchirait alors tout à coup. Comme si je recouvrais la mémoire après une longue absence, une pénible amnésie : savoir que l’on a oublié, mais ne pas mesurer l’importance de cet oubli.

 

Ce n’était alors plus cette haine ni cette rage qui m’animaient. J’entendais maman me caresser de ces paroles tendres et me soulager de mes maux. Comme lorsque j’étais petite. Je la retrouvais enfin. Je la reconnaissais. Elle était là, près de moi, en moi, pour moi, pour la vie. J’avais enfin compris que pas même la mort ne pouvait me séparer d’elle. Ce que j’avais vécu avec elle m’appartenait, faisait partie de moi, de ma vie et ne pouvait m’être enlevé. Maintenant, j’ai tout à construire, à me construire. Jusqu’à maintenant, j’étais aveugle, anesthésiée tout comme avait pu l’être Meursault[1] à la mort de sa propre mère. J’étais devenue étrangère à ma vie tout comme le héros de Camus lui-même l’avait été à la mort de sa propre mère. La vie prend un véritable sens quand on sent tout à coup la Vie. Je n’ai plus aucune certitude, je sais juste que je ne crains plus la mort. Je l’accepte. J’accepte que la seule éternité que l’on possède reste le présent. Ni avant ni après ne peut satisfaire l’Homme. Parce que le passé représente toujours un état irrémédiablement perdu, une pluralité de fins qui rappelle la dernière. Quant au futur, il nous mène toujours là où nous ne savons rien et où la vérité nous guette. Accepter la mort, c’est accepter que nous ne sachions rien.

 

Le moment le plus terrifiant ne dure en définitive qu’une fraction de seconde, le temps de passer de la conscience à l’inconscience. C’est juste le temps de réaliser que tout a une fin et que l’on atteint l’ultime, celle promise à chacun. À cet instant, nous atteignons l’Éternité.

 

Oui, ma mère est morte. Oui, elle a souffert. Oui, elle n’avait pas mérité cela. Oui, la souffrance psychique est insoutenable. Oui, nous avons tous une vie à vivre sans elle.

 

Oui, le manque est là. Oui, l’absence est présente. Mais aujourd’hui est un jour de plus sur cette Terre. Un jour de plus pour me souvenir de ma mère et de son grand sourire, de toutes les choses qu’elle m’a laissées. Un jour de plus pour lui rendre hommage. Chaque rayon de soleil me rappelle sa chaleur, chaque goutte de pluie me remémore nos larmes, le moindre rire est un éclat de joie : « Vie. Fais tout ce que je n’ai pas pu faire et que j’aurais souhaité que tu connaisses. » Alors je l’écoute. Je prends le temps de m’arrêter dans ma quête insatiable de vie. Faire une pause et m’asseoir sur un banc. Juste un instant. Contempler le temps qui passe dans une absolue solitude. Sentir cet instant d’éternité éphémère.

 

Je laisse alors seulement venir à moi tous ces petits oiseaux et je ne peux m’empêcher de penser que ma mère n’est pas loin. Là, à quelques pas, ces moineaux me la rappellent, me rappellent l’affection qu’elle leur portait. Elle aimait leur fragilité, leur léger chant et leur plumage doux. Pas comme un de ces volatiles vulgaires et sales qui s’impose toujours en terrain conquis. Je contemple la scène où la bête se dandine parmi ces petites créatures insouciantes… je ne peux m’empêcher de sourire, une esquisse de bonheur alors que mes yeux se remplissent de larmes : « Un mois à contempler les plantes de mon balcon parisien. Un seul événement : un pigeon a raté son vol et s’est écrasé contre les carreaux. Je hais les pigeons ».

 

Paris, le 10 octobre 2001

 

[1] Personnage-narrateur du roman d’Albert Camus, L’Étranger (Wikipédia)

Liste de tous les articles de.jpg
bottom of page