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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La traversée

– Bonnes questions –

Ses cris amortis par les vagues et le vent se rendaient tout de même à moi. Nu comme un ver et dans l’eau jusqu’aux genoux, Normand agitait frénétiquement ses bras dans les airs, une tentative désespérée de dérailler mon trajet vers la mort. Derrière lui, je perçus mon frère statufié. Ils avaient tous deux réussi à rejoindre le rocher de l’autre côté de la rivière. Même avec le courant particulièrement fort dans ce tournant, mes deux copains de nage avaient vaincu la traversée. Mais moi, il semblait que non, du moins pas encore. Ma traversée malaisée semblait vouée à l’échec. Je serais le seul à ne pas rejoindre ce rocher, la cible de notre destination à nous trois, il n’y avait qu’une dizaine de minutes de cela. 

Contrairement à Normand qui s’éventait à tout casser sur le bord de la rivière, Jacques ne bougeait toujours pas. Malgré ma vision embrouillée par les eaux sales et brunes, j’arrivais à entrapercevoir son visage assombri qui reflétait une mine crue de terreur. C’est seulement à cet instant, lorsque j’ai perçu l’angoisse qui se dessinait sur sa figure, que j’ai eu peur. Je me sentis effrayé pour la première fois depuis le début de cette mésaventure. Je ressentais mon sang figé dans mes veines et l’irrigation de mon organisme semblait avoir cessé. 

La lecture facile des yeux de Jacques dévoilait ses pensées. C’était de sa faute. C’était lui qui avait initié son petit frère à la baignade dans cette maudite rivière. C’était lui, le mois dernier, qui m’avait convaincu que ce couloir d’eaux brunes nous offrait une trempette fraîche et essentielle à la survie, face à ces chaleurs accablantes et suffocantes de l’été manitobain. Cet après-midi cuisant où la chaleur embrouillait l’horizon jusqu’à vaporiser au lointain les autos sur la 75, Jacques m’avait introduit à l’oasis qu’était ce fleuve. C’est vrai qu’il m’avait bien averti des dangers et que nous devions bien penser à notre affaire si nous voulions vaincre cette première tentative de traverser à la nage ces eaux vives et agitées. Les défis de cette traversée périlleuse restaient néanmoins nombreux et étaient pour le moins préoccupants. 

Mais enfin, les risques en valaient la peine, et nous avions réussi à penser à la façon de les surmonter. Le courant était fort et dangereux, mais nous étions de bons nageurs et le passage serait effectué dans un tournant moins large du cours d’eau. Les eaux étaient polluées et probablement toxiques, mais nous faisions attention à ne pas les avaler. Cependant, le plus grand obstacle que nous devions contourner afin de réaliser notre escapade dans les eaux de la rivière Rouge demeurait entre les mains du bon Dieu. 

Depuis un mois, nous goûtions à ce fruit défendu, une saucette rafraîchissante dans la rivière. De toutes les interdictions imposées par notre chère mère, la baignade dans la rivière représentait la plus sérieuse. Cet acte illégal d’après les ordonnances maternelles n’était pas moindre qu’une grave désobéissance à nos parents qui sans aucun doute figurait au premier rang des péchés alléchant que le diable mettait constamment à notre disposition. Bien qu’à première vue, ces dangers paraissaient insurmontables, Jacques les avait vite balayés sous le tapis de la raison. La visite mensuelle au confessionnal essuierait cette tache vénielle de notre conscience. 

Mais si la situation dans laquelle je me trouvais finit par ma disparition définitive de cette terre, je n’aurai pas l’occasion de me rendre au confessionnal. Aurais-je le temps d’entamer l’acte de contrition afin d’éponger ce petit péché et ainsi éviter un court séjour au purgatoire? Ce drame sera-t-il le dernier acte de ma vie sur terre? Le lendemain, allons-nous utiliser le passé en parlant de ce p’tit gamin banal du village qui s’était noyé dans la rivière, une histoire inachevée et tragique qui s’oublierait vite par tout le monde? Oui, ce furent de bonnes questions à me poser, mais hélas, peut-être un peu trop tard.
 

(suite au prochain numéro)

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