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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

La traversée

– Ne pleure pas maman –

Je ne touchais toujours pas le fond et le courant m’emportait de plus en plus loin du rocher. Mes deux compagnons avaient disparu de ma vue, même si les échos des cris affolés de Normand me rejoignirent toujours. Je sentis mes poumons vouloir éclater. Il ne me restait que deux choix : je respire, mes poumons font le plein de ces eaux brunes, et je meurs noyé. Ou, je laisse mes poumons éclater et je meurs asphyxié. Malgré le brouillamini d’émotions qui surgit en moi, je pus rester calme et la peur que j’avais sentie tantôt se dissipait de tout mon être.

Le pire cauchemar de ma mère était en train de se réaliser. Ma noyade perturberait sans doute le petit bonheur mondain qui mijote aux bords de la rivière. Je me laisse entraîner par le courant de la rivière et l’agressivité de ces eaux me semblait de plus en plus forte. Je n’ai que dix ans et ce puissant cours d’eau écourterait ma vie sur terre. Mon corps n’était plus qu’une carcasse fatiguée, mon esprit pas plus vaillant. Je ressentis une résignation sereine qui m’habitait lentement ainsi qu’une tentation toujours croissante de m’abandonner à ces eaux déchaînées. En même temps, je n’en revenais pas comment, en dépit de ce qui m’arrivait, je restais calme? Me voici aux frontières de la mort et ce passage au prochain destin ne semblait pas m’intimider. Je coulais, j’allais me noyer, j’allais mourir et, devant toute l’expérience, je gardais mon sang-froid. Cette grande équanimité chez moi me surprenait et j’arrivais même à voir percer une lueur d’ironie au sein de ce drame tragique. Mon père nous avait souvent dit que malgré ce qui pourrait nous arriver, nous devions toujours rester au-dessus de nos affaires. Pour un instant, une certaine fierté d’avoir mis en pratique l’évangile de mon père me caressa. L’air de panique m’entourait, mais je pus continuer à rester calme et serein, même analytique face à ce dénouement mortel. 

La fatigue prit le dessus et je n’entendis que les battements de mon cœur. Mon abandon total aux eaux m’éloignait encore plus loin de mon frère et son ami. Je fermai les yeux. Je les gardai fermés, peut-être dans l’espoir que dans mon passage au quiétisme absolu qui m’attendait possiblement au ciel, je puisse en quelque sorte me séparer de la tragédie chaotique et personnelle qui se jouait autour de moi. 

Malgré les yeux bien fermés, les visages de mes frères m’apparaissent. Un sentiment de compassion m’enveloppe d’un confort extrême et rassurant. Je vois apparaître aussi ma petite sœur, son air toujours curieux et innocent. Elle n’arrivera sûrement pas à comprendre où et pourquoi son grand frère est disparu des parages de son petit monde enfantin. Je les aime tous… et soudainement, ce bon et vague sentiment d’amour réconfortant est rompu par celui de culpabilité. Mon inévitable destin mortel les rendra sans doute tristes. Leur tristesse m’attriste. Et voilà, je vois ma mère et mon père. Ils sont devant mon cercueil. Ma mère pleure. Non, non, ne pleure pas maman.

Et soudainement, le trajet vers mon dernier repos est interrompu. Je sentis mes pieds frôler la boue meuble du fond de la rivière…
 

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